Je suis de plus en plus fasciné par l'univers de Kurosawa à mesure que je découvre ses films. J'ai trouvé Ran particulièrement sublime. Cette aventure grandiose s'apparente à mes yeux aux plus grands récits, tels que L'Iliade ou Beowulf — mes références, je l'avoue, sont désespérément limitées à la culture européenne.
Ran ressuscite, dans l'art cinématographique, le souffle épique des âges anciens ; c'est une épopée authentique, au sens le plus traditionnel du terme, où le sentiment épique ne découle pas simplement de charges héroïques appuyées de musiques grandiloquentes. Celui-ci est plutôt sous-tendu par la gravité des situations, le calme résolu des personnages face à leur destin, les prises de décision solennelles et le sens de l'honneur.
Pire encore, j'ai vu mes preux compagnons mourir. Et le destin funeste n'a pas voulu que je meure !
Tel est le destin tragique du seigneur Hidetora qui, après une vie de conquêtes, décida de léguer son héritage à ses fils afin de finir sa vie loin des intrigues. Le vieil homme, trop confiant, venait d'enclencher une cruelle guerre fratricide, probablement irrésistible dans une société telle que celle du Japon du XVIe siècle.
Nous sommes à l'âge d'or de la féodalité ; un âge brutal, violent, tourmenté par les guerres entre clans rivaux. Avec un sens esthétique incroyable, un don exceptionnel pour la mise en scène, pour le bon geste, le bon mot, Kurosawa dépeint avec une force extraordinaire toute la beauté de cette fière noblesse, qui, avec ses rituels, sa solennité, son sens rigoureux de l'honneur, ses habits chatoyants et ses austères forteresses, ne peut qu'éblouir les misérables roturiers que nous sommes.
Pourtant, Kurosawa ne fait jamais fi de l'extrême violence des rapports sociaux qu'entraîne nécessairement un tel type de société, qui ne dépend, au fond, que du bon-vouloir des puissants. Comme chez Nietzsche, les faibles et les vaincus se réfugient dans les « idéaux ascétiques », à savoir, ici, le bouddhisme.
Mais, comme chez Nietzsche aussi, le fait que l'harmonie sociale dépende avant tout de l'éthique personnelle des hommes plus que d'une morale absolue ne plonge pas pour autant le monde dans le chaos le plus total et tend même à dresser des individus d'une sincère noblesse dans l'exercice de leurs fonctions — Tolkien reprochait d'ailleurs à la démocratie de remplacer l'éthique par le calcul et l'hypocrisie, raison pour laquelle il était favorable à une monarchie non-constitutionnelle. Les subordonnés, en outre, nouent des liens personnels extrêmement puissants avec leurs suzerains, qui sont partagés avec une pudique mais profonde affection, qui nous paraîtrait presque naïve à nous, modernes compliqués et tordus.
Mais les manigances d'une femme et les ambitions de quelques autres feront couler beaucoup de sang au sein du clan Ichimonji. La puissance de celui-ci s'est bâtie sur des conquêtes cruelles ; les vaincus, quand ils ne cherchent pas un expédient dans la lumière du Bouddha, cherchent vengeance. Le clan est anéanti, au pied des ruines du château d'un de leurs anciens rivaux, alors que le soleil se couche. Cette brutale effusion de sang n'en est qu'une parmi les autres que promet l'avenir : chez des hommes qui vivent parmi les dieux, pour qui l'honneur est la valeur suprême, qui ne craignent pas la mort car celle-ci n'interrompt pas l'existence, les choses du monde vont au rythme de l'éternel retour du même.
— Il n'y a donc ni dieux ni Bouddha ? Si vous existez, oyez ! Vous, les malfaisants, vous ennuyez-vous là-haut ? Que vous nous tuiez par jeu ! C'est si drôle de nous voir pleurer ?
— Assez ! Ne blasphème pas ! Ce sont eux qui pleurent ! La bêtise des hommes qui croient survivre en répétant sans fin le meurtre, ils n'y peuvent rien ! Ne pleure pas ! Ainsi va le monde ! Les hommes cherchent la douleur, la peine plutôt que la paix ! Vois ! Dans le château, ils se battent pour la douleur, se complaisant à tuer.
Kurosawa, au travers de ses films, a sans doute offert un inestimable cadeau à son pays et à son histoire, à côté duquel nos ridicules films moyenâgeux font pâle figure (exception près de ce qu'on peut trouver chez Frantisek Vlacil ou chez Jacques Rivette, à la limite, mais c'est obscur). Pourtant, un sens génial du symbolique lui permet de porter son art à l'universel, le chargeant d'une profonde spiritualité... une spiritualité païenne.