Au début, il faut un temps, un peu de temps, après un prologue aussi bref que magistral, pour s'adapter au rythme, aux gestes hiératiques, aux yeux exorbités, aux paroles métaphoriques ou obscures, grognées, hurlées plus qu'articulées, aux gesticulations, pas vraiment aériennes, du fou, et même à un décor, à ce moment minimaliste et assez pauvre (des bâches jaunes avec le seul emblème du clan). Et puis le film s'installe, accélère, ralentit, avec des afflux de mots ou des temps très longs sans aucune parole, et vous êtes pris.
Alors défilent des flots d'images, de références, d'hallucinations, de fantômes, d'absurdités qui s'emparent du spectateur et traversent l'histoire du cinéma et des arts. En vrac, et sans avoir peur du délire ...
Lady Macbeth : la mante religieuse vénéneuse, tapie dans lombre, par qui tous les désastres sont en marche - les trahisons, les manipulations, les vengeances, les meurtres, comme dans Shakespeare, les hommes sont faibles à côté de Dame Kaede. Et sa fin sera digne d'un drame shakespearien;
Arlequin et la Comedia dell'arte avec le fou aux costumes bariolés (au début, son bas bouffant bien rouge pourrait presque évoquer un survêtement de chez Decathlon ...) Très exaspérant, c'est évident - mais après tout le rôle du bouffon n'est-il pas de piquer les puissants, à plus forte raison de se payer la tête du spectateur ...
le théâtre - et le décor, il est vrai très minimaliste au début du film, s'inscrit bien dans la tradition, celle de Shakespeare et du théâtre No. Et le décor, et plus encore l'absence de tout décor finissent par tourner au sublime;
Lancelot du lac : le preux chevalier, celui qui refuse d'accompagner la folie du roi, mais qui refuse également de le trahir et finit par revenir au plus chaud de la bataille. Dans Ran Lancelot porte le doux nom de Tango ... Romeo - Papa - Charlie ...
Le sergent Garcia : hors sujet évidemment. C'est la silhouette d'un des nobles traîtres à sa famille, poursuivi et finalement tué par le fameux tango, son épaisseur et son système pileux qui m'ont fait entrevoir, dans un moment de grande fatigue, la masse replète du sergent. Il n'est pas certain que ce genre de rapprochements saugrenus aurait fait sourire Kurosawa. cela dit, le rire, pas le rire narquois ou satirique, mais le rire comme accueil positif d'un interculturel reconnu et plus encore comme manifestation du plaisir définitif n'est-il pas la meilleure approche de l'oeuvre ... surtout si l'on n'est pas censé rire ?
Don Vito Corleone : ou le vieux samouraï vieillissant, abandonné par les siens. Les histoires de samouraïs, de familles, de clans qui se massacrent, avec leurs cortèges de trahisons, de retournements et d'affrontements sanglants font de très beaux films de mafia. Comme le théâtre de Shakespeare ...
John Ford : la Chevauchée fantastique ... avec les chutes répétées et répétées des assaillants indiens, ces chutes qui se multiplient dans Ran, au point que l'on finit par se demander si ce n'est pas à chaque fois la même image, le même cheval, le même figurant, celui qui maîtrisait le mieux la figure de style incontournable ...
Rembrandt : à travers des clairs-obscurs sublimes, et sublimant les visages blancs. Kurosawa, lui-même peintre, a mis près de dix ans à peindre tout le story-board de Ran ! Le résultat est évidemment magistral :
https://burrellosubmarinemovies.files.wordpress.com/2011/08/ran7.jpg
Les frères Coen - et leurs ruptures narratives totalement imprévisibles, dans No Country ..., le héros qui meurt une grosse demi-heure avant la fin, sans que l'on s'en rende vraiment compte; dans Ran, le héros attendu, le seul fils loyal, celui dont on attend constamment le retour, finit par revenir, retrouver son père, et mourir presque aussitôt ... d'une balle perdue ...
Hiroshima : délire sans doute, à nouveau. Il y a dans Ran trois très beaux plans de nuages, prolongés, qui à chaque fois ponctuent un moment important dans la déchéance du vieillard. Absurde, donc, mais la forme, le délitement de ces nuages, leur plongée vers le sol, me font penser aux restes encore chauds d'un champignon atomique ...
Le film est magnifique.
Les deux heures trente, marquées par des changements de rythme très étudiés, notamment lors des temps extraordinaires de bataille, le défilé des étendards bleus, rouges, jaunes, noirs à l'extrême fin, dans des décors d'un gris volcanique ... finissent par passer extrêmement vite.
Les costumes, les décors, la musique, les images touchent au sublime. Entre mille autres - le roi déchu, dans sa toge blanche, descendant seul les escaliers, silhouette minuscule et dérisoire, avec en arrière plan et en surplomb les restes du tours grises en flammes, et en contrebas, dans une symétrie horizontale et parfaite, la double cohorte des étendards, les jaunes et les rouges; le kimono blanc de la reine, sa pose à la fois hiératique et enragée, le poignard brandi, écrasant la toge rouge du prince, sur un fond lumineux de volets à claire voie ; et enfin, l'ultime image, sublime, au soleil couchant et en contre-jour de l'aveugle arrivant au bord d'un éperon rocheux.
Le dit de Kurosawa, son message, est sans doute aussi simple que fort - et d'un pessimisme absolu : la seule décision du partage n'a conduit qu'à la ruine et à la fin du clan Hidetochi. L'image de l'aveugle (métaphore de l'homme ...), abandonné de tous, y compris de dieu, avec la chute et la perte de la représentation de Bouddha clôt la splendeur de Ran en accompagnant, sans espoir, l'ultime marche funèbre.
P.S. le titre (difficile à trouver) tente de fondre non seulement les références anglaises, celles de Shakespeare, et le contexte japonais - si évident qu'à aucun moment on ne songe à une adaptation, mais encore le présent avec sa course à l'abîme, le passé ruiniforme et bientôt achevé. J'avais aussi songé à quelque chose autour du cri primal des kamikazes, déformé pour la cause, Tora, Tora, ToRan. Mais ce cri est une marque de loyauté aussi absolue que tragique. Ran ne décline pas ce motif-là.