[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Kalopani]
Fruit d’un travail de dix ans, dernier long métrage épique et historique de Kurosawa, Ran a tout du crépuscule flamboyant. Démesuré, ambitieux, film monstre, il impose au public un déferlement visuel allié à une vision radicalement pessimiste de l’humanité.
Tout commençait pourtant dans la sérénité. Les premières longues séquences de chevauchée sur les crêtes herbeuses, océan de verdure baigné d’un vent paisible, introduisent une discussion familiale dont les menus désaccords vont être les infimes rouages de la grande machinerie tragique. Sur le canevas du Roi Lear, après l’avoir déjà adapté dans Le Château de l’Araignée (Macbeth) et Les Salauds dorment en paix (Hamlet), Kurosawa tisse les fils malades d’une filiation gangrénée par la rivalité, la haine et la soif de pouvoir. Alors qu’une branche plantée dans le sol pour préserver le sommeil du père et l’insistance sur la beauté de nuages moutonnant semblait garantir une certaine paix, la progression à l’échelle du royaume sera celle de l’avènement de l’apocalypse.
Fidèle à son regard dénué de tout manichéisme, le cinéaste construit une famille dévorée de l’intérieur : si les fils se livrent à la destruction par soif d’ambition, le père n’est pas moins condamnable pour les exactions sur lesquelles il a construit sa position dominante. Au cours de son errance, les fantômes du passé vont le harceler et attiser sa folie grandissante : un jeune androgyne aux yeux crevés, les épouses de ses fils comme autant de trophées de familles ennemies éradiquées ; les refuges qu’il trouve sont des ruines calcinées, témoins de la violence de son règne.
Dans cette humanité aliénée par le pouvoir, les bourreaux sont perdus, les victimes ont encore le choix : l’exil, et la solidarité, comme le troisième fils et le bouffon ; le pardon, comme la première épouse ; ou la vengeance sanglante, comme la seconde.
Ran est une longue montée en puissance vers le pire : l’autodestruction, constituée en deux temps. Au milieu du récit, avant l’exil du père, le premier massacre, brutal, annihile tout espoir de concorde. Le second, épilogue, achève d’éliminer la totalité des protagonistes dans une escalade tragique.
On pourrait presque qualifier toute cette sadique construction comme un prétexte pour ce qui constitue le véritable objectif du maitre : la peinture du chaos. Annoncée dans Kagemusha (qu’il qualifia lui-même, a posteriori, de répétition préparatoire de Ran), la picturalité irradie tout le film, et porte la couleur aux cimes de son esthétique. L’excès, on l’a vu dans Dodes’ka-den, n’effraie pas Kurosawa. Ici, chaque décor, chaque costume est pensé comme une touche sur une toile. On sait d’ailleurs que sa plus longue préparation fut de peindre, des années avant le tournage, les plans du film.
Armées de couleur primaires, sang vermeil et flammes brillantes sur un ciel de plus en plus noir, herbe vive souillée par une boue sombre, le film est une gigantesque palette qui ne se refuse aucun excès. On admirera autant les cadrages des intérieurs (notamment dans la scène de menace et de séduction de Kaede sur Jiro, où elle ferme les parois coulissantes une à une) que l’exceptionnelle amplitude des plans d’ensembles : armées aux centaines de figurants, ligne de crêtes sur lesquelles les oriflammes flottent au vent, chorégraphies des cavaliers et des fantassins…
Si les destinées individuelles connaissent quelques essoufflements (notamment dans le duo bouffon/seigneur, avec une inversion de la raison et de la folie sur laquelle on a tendance à s’appesantir), la débauche épique et le volontaire déséquilibre des scènes de combat ne peut que fasciner. De l’obsession des étoffes et de leur richesse dans les scènes de couple à la guerre de position fondée sur la répartition des couleurs dans le décor, jusqu’aux giclures de sang sur les murs et aux corps criblés de flèches, reprenant respectivement Sanjuro et Le Château de l’Araignée, mais avec les fastes de la couleur, le film porte à son comble la contemplation visuelle.
Alors que les cendres prennent le pas sur la flamme et que le sang se fige, le final sacrificiel très proche de Kagemusha quitte le sol pour la ligne d’horizon des montagnes. L’aveugle, seul rescapé, se déplace au bord du gouffre, sous le ciel où les dieux pèsent par leur absence, dans un plan en contre plongée qui rappelle fortement celui qui concluait les 7 samouraïs. Leçon amère portée à notre enthousiaste d’esthète : du faste et du chaos, il ne reste rien.
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