Les prologues de Dupieux avaient jusqu’alors toujours été d’une radicalité assez jubilatoire : discours programmatique comme ode au non-sens (Rubber), tableau surréaliste et mutique (Wrong), ils portaient la lourde tâche d’annoncer une couleur censément à nulle autre pareille, braquant une partie de l’audience, conquérant l’autre.
Dans Réalité, la seule audace des premières images semble être la permanence étrange du titre sur une succession de plans d’une pinède californienne. Car l’exposition qui suivra, assez lente, surprendra par son manque d’inattendu, malice initiale qui en dit long sur le plan retors que monte le cinéaste.
Longue en bouche, l’intrigue pose donc, comme souvent, plusieurs récits articulés autour des figures classiques de son univers, être étranges jusque dans leur faciès, le tout nimbé de cette photographie laiteuse et d’une précision hors norme qui porte sa marque.
Un certain nombre d’éléments ne semblent pas fonctionner dans cette mise en place. Un jeu un peu faux de Lambert, un comique, qu’on attribue de facto à Chabat, qui ne prend pas à chaque fois, et l’étrange sentiment pour le spectateur de naviguer en eaux troubles. Les premiers niveaux de récit (le comédien qui se gratte aveuglément, le réalisateur au pitch inepte et sa quête du cri parfait, la fille et la VHS) patinent un peu avec cette insidieuse certitude que le faux qu’on nous sert est en attente de révélation.
A la faveur d’un trajet particulièrement long, Dupieux abat ses cartes : sur une route qui se révélera celle d’un rêve, un personnage déguisé en femme croise divers protagonistes appartenant à des réalités différentes : la réalité, le rêve, et un tournage, film mis en abyme.
Cette séquence dénuée de dialogue et soumise au seul mouvement du parcours, conditionnera toute la suite du récit, carrefour auquel le spectateur doit décider d’embarquer ou non.
Car la suite, pour le moins impossible à résumer, va emboîter les impasses et les apories, les sauts entre rêve, réalité et fiction, jusqu’au point de non-retour.
On comprendra parfaitement l’attitude du spectateur visant à rejeter en bloc ce qui semble devenir un amoncellement de twists/réveils, le tout brodé sur des obsessions un peu trop lynchiennes (la VHS miroir, la conversation téléphonique aux doubles).
La question n’est pas d’expliquer le vertige pour le plier à une réalité univoque, mais de comprendre pourquoi il a procuré l’ivresse.
Dupieux a toujours eu cette posture singulière d’un registre ambivalent. Même si Chabat excelle, même si ses échanges avec Lambert et Bouchez sont souvent vifs, son film n’est pas une comédie, pas plus qu’il ne se pare de l’horrifique lyrisme du grand maître Lynch. Le regard qu’il pose sur son univers, d’une acuité un peu trop insistante, est celui de sa jeune protagoniste, appelée Reality, et qui tourne donc un film dans lequel on la regarde s’endormir pour faire advenir les rêves.
Ce rapport à ses personnages, qu’on laisse s’exprimer, y compris pour des obsessions ridicules, dans un cadre auquel la photographie accorde toute son attention, met donc en place un lien avec le spectateur qui va s’impliquer malgré lui dans un univers voué à s’annihiler.
En résulte la grande réussite du film : nous surprendre, nous déconcerter, non plus en tant que spectateur passif, mais dans notre statut de rêveur parmi les autres. La montée en puissance des transgressions narratives ne s’accompagne plus d’un regard cérébral, mais d’une poésie émotive fondée sur la surprise et la découverte visuelle d’un arrière-plan qui se dérobe à mesure qu’il dévoile de nouvelles couches. Le recours à la musique de Glass, entêtante, se révèle particulièrement pour l’accompagner.

Entreprise de séduction d’une maitrise totale, Réalité est une construction d’une intelligence redoutable. En témoigne cette séquence finale véritablement grandiose, projection à quadruple fond permettant toutes les résolutions des intrigues. Géniale dans son écriture qui semble légitimer bien des éléments antérieurs, c’est surtout une mise en abyme aussi drôle que sincère où Dupieux présente le cinéaste comme un magicien vous ayant mené exactement là où il l’entendait, et le spectateur comme un enfant consentant, prêt à abandonner ses repères pour laisser advenir un vertige narratif époustouflant.

Trajet singulier, Réalité semble finalement l’aboutissement d’un parcours plus vaste, celui de la filmographie de son auteur, qui accède, au-delà des audaces du non-sens, à une réalité supérieure, celle de la poésie. On espère le voir poursuivre l’exploration de ces terres encore bien vierges dans le 7ème art.
Sergent_Pepper
8

Créée

le 23 févr. 2015

Critique lue 9.6K fois

274 j'aime

11 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 9.6K fois

274
11

D'autres avis sur Réalité

Réalité
Frédéric_Perrinot
9

La symbolique des rêves ( Spoilers )

Il est très difficile de parler d'un film de Quentin Dupieux, comme il est difficile parfois de le regarder et de le comprendre. Dupieux faisant un cinéma du malaise et de l'oppression, si ceux-ci...

le 13 févr. 2015

335 j'aime

8

Réalité
Sergent_Pepper
8

Mise en abysses.

Les prologues de Dupieux avaient jusqu’alors toujours été d’une radicalité assez jubilatoire : discours programmatique comme ode au non-sens (Rubber), tableau surréaliste et mutique (Wrong), ils...

le 23 févr. 2015

274 j'aime

11

Réalité
CinemAd
4

No reason

Il faut que vous sachiez une chose : j'ai un problème avec Quentin Dupieux. D'une, je pense que c'est un gars qui a un melon de la taille d'une montgolfière et je déteste les gens qui prennent de...

le 11 févr. 2015

101 j'aime

20

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53