Ce Rendez-vous est le film-clé de Téchiné. Plus transparent et torturé que la plupart des autres opus, il marque un dépassement. Jusqu'ici Téchiné a livré des réalisations très 'propres', voire somptueuses, mais où la contrainte se sentait trop fort (comme Les sœurs Bronte et les autres avec Huppert). Avec Rendez-vous (co-écrit avec Assayas) la patte Téchiné devient limpide, le travail et les thématiques du moyen-métrage La Matiouette (pourtant un film de commande) étant poussés à terme. Pas d'homosexualité ici (elle sera déjà au cœur du prochain long, Le Lieu du crime) mais la montée d'une provinciale à Paris pour devenir comédienne (comme dans J'embrasse pas six ans après), l'émergence de fièvres transgressives, la notion d'apprentissage, les rencontres comme cadeaux empoisonnés, comme des purges essentielles pour un grand sursaut, mais douloureuses et déstabilisantes.


Comme toujours chez Téchiné, il n'y a pas de portraits purs ou de focus sur la psychologie ; mais des protagonistes enflammés, se déchirant et se recomposant en écho (Le lieu du crime est le plus éloquent à propos de ces constructions). Les personnages chez Téchiné sont comme les membres de chorale sans référent ni direction. Tout est affaire de relations et d'avancées dans l'inconnu. Avec Rendez-vous cette sensation d'étourdissement maîtrisé et grisant atteint son comble, avec les revers apparents : les 'tarés' se pressent, leur bizarre manque de profondeur pourrait inspirer du dédain mais ils demeurent magnétiques. Téchiné a confié que sa rencontre avec Deneuve l'avait amené à reconsidérer les acteurs, ne plus les considérer comme des jouets ; Hôtel des Amériques, le précédent long, était marqué par cette rencontre. La structure était peut-être trop envahissante, prompte à réduire les mouvements (comme plus tard l'écriture trop saillante de Ma saison préférée, sans entraver l'épanouissement des personnages, donnera l'impression de leur faire porter quelque chose de plus lourd et figé qu'eux-mêmes) ; maintenant ce temps semble révolu.


Le triple rendez-vous d'Alice/Binoche apparaît comme une réflexion sur le métier d'acteur et les traversées nécessaires à l'accomplissement d'une telle vocation. La désintégration semble nécessaire ; après tout, ce qui est le plus éloquent chez le commun des acteurs, c'est leur vide éclatant, meublé par un déni qui semble si petit mais si plein de conviction. Wilson se sacrifie en étant l'initiateur pour Binoche (au minimum, un passeur efficace) ; son costume est clinquant et mystérieux, le personnage est reput par son désespoir. L'angle mort est décuplé par la performance de Wilson : le sado-maso stérile, sombre et illuminé, génère des sentiments ambivalents. L'arrogance manifeste de l'acteur sous les traits du personnage crée un trouble pertinent ; Wilson et Quentin sonnent faux et en deviennent vite agaçants ; en même temps Quentin est parfaitement dans son élément et dans son 'destin' de cette manière. Destin intenable, traînant un avenir impossible comme un boulet : on le sait dès le départ et il faut souhaiter s'enchaîner à une souffrance, se dépouiller soi-même, pour arriver à le suivre – ou le tolérer.


La mise en scène est étouffante, mais on imagine pas les habitants de Rendez-vous trouver ailleurs de l'oxygène. Les protagonistes de second rang semblent passer sans difficulté ; ils ont l'air pressés, insensibles et doivent habiter ailleurs. Ceux liés à Alice sont déracinés et piégés entre bas-fonds et lumières, dans les couloirs, sans tenir de place. Le vampire fait exception, avec son QG dans l'arrière-cour et son exhibitionnisme trivial et maniéré pour tout boucler. Lui emmène Alice vers la dégradation, mais constitue une étape nécessaire ; pour ça aussi il doit mourir pour de 'vrai', à moyen-terme. Obsédée par le vampire même après sa disparition, Alice se perd, inéluctablement, pour triompher autrement ; et puis pour grandir il faut aller assez loin pour ne plus jamais pouvoir en revenir. Passée de la naïveté conquérante aux cavalcades dans la médiocrité, Alice est une convalescente, courre dans un tunnel dont elle ignore la finalité véritable ; ses ambitions et ses rêveries sont dépassées, comme elle-même est devenue obsolète ; et soudain, toute sèche, rasante et malheureuse, si puissamment intoxiquée qu'elle n'arrive pas à se voir telle quelle : en panne. À l'agonie tant qu'elle s'accroche à sa peau. Le passage à l'âge adulte est rude : il pousse vers la sortie des lubies, des volontés et puis carrément des personnes.


Même s'il doit faire douter ou saouler, ce Rendez-vous exerce encore une fascination à cause de ces tourbillons emmêlés dont Juliette Binoche devient l'aspirateur. Ce film assura sa révélation, après quelques rôles peu remarqués et juste avant sa rencontre avec Léo Carax (pour Mauvais sang en 1986). Wilson était déjà plus connu mais sa carrière va alors s'accélérer puis 'exploser' à la fin de la décennie. Wadeck Stanczak (dont la fonction sera plus nette -et corruptrice- dans Le lieu du crime), qu'on prenait pour le centre de gravité au lancement, quand tout semblait encore plutôt conventionnel, interprète finalement une espèce de raté ambigu, authentique planqué avant d'être victime ; une nature tiède, faussement crétine et faussement ombrageuse, un amoureux transi et sincère qui n'a plus l'air, dans les circonstances, que d'un niaiseux perplexe venu s'encanailler. Enfin les seconds rôles, sans être profonds, savent se faire entendre : notamment Dominique Lavanant en agent immobilier dure. Le film obtient le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1985, première récompense de ce type pour Téchiné.


https://zogarok.wordpress.com/2016/07/14/rendez-vous-techine/

Zogarok

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