Le premier quart de Répulsion marque une parenté inattendue mais très forte avec Un homme qui dort de Perec, dont le livre sort l’année suivante et le film bien plus tard, en 74. L’acuité de ces scènes d’intérieur, la contemplation maladive d’un appartement banal et l’expansion des bruitages lors de longues séquences muettes sont en effet commune à l’exploration maladive du personnage romanesque. Avec un même sens du détail et de la dilatation temporelle, les regards distillent un malaise croissant sur l’inquiétante étrangeté d’un cadre supposé familier.
Chez Polanski cependant, tout cela n’est que prémices à la folie croissante, et son personnage n’aura pas la possibilité d’une réconciliation avec le monde. Car de celui-ci ne vas cesser d’assaillir la jeune femme, d’abord témoin passif, comme ces gémissements via la cheminée ou l’intrusion de l’amant de sa sœur. Très vite, elle deviendra une victime directe, des hommes entreprenants ou des phantasmes morbides faisant surgir des mains des cloisons, écho noir à la poétique de Cocteau dans La Belle et le Bête.
La rythmique malsaine de l’esprit embrumé de Carol, une Deneuve habitée et dans un rôle de composition bien loin de sa beauté froide mythologique, pourrait nous entrainer à sa suite dans un hors temps total. L’intelligence de Polanski est de le contrebalancer sans cesse de micro indices du réel : celui des intrigues de son travail, des conversations, et surtout du temps qui passe, inexorable, à travers les images terribles de pommes de terre qui germent, d’une baignoire qui déborde ou d’un lapin mort qui se décompose. Dans ce demi-sommeil qui ne perd rien de tout ce que l’existence fait sourdre d’anxiogène, Carol ne se laisse presque jamais totalement aller, et le cinéaste prend soin de désactiver les scènes les plus violentes (un cauchemar de viol sans son, par exemple) pour créer une tension continue. Le véritable cauchemar se définit ainsi : sans apogée, il n’offre pas le répit qui suit la crise. Quelques notes fantastiques irriguent certes le récit, comme ces fissures dans les murs ou la vision de ces mains intrusives, mais sans qu’on bascule jamais franchement dans le registre qui permettrait la distanciation du spectateur.
[Spoils]
Carol redoutait se retrouver seule, et finit par se barricader dans sa folie. Lors de l’épilogue, la défaite est totale : tout le voisinage investit les lieux, alors qu’elle git, catatonique, sous le lit de ses cauchemars. Le film s’ouvrait sur un très grois plan de son œil, et le plan final y retourne, mais sur un cliché de sa jeunesse qui la révèle déjà soucieuse et inquiétante, sans doute rongée par un mal qui dort. Par cette révélation cryptique et figée, qui fait fortement penser à la conclusion similaire de Shining, Polanski parfait son exploration silencieuse des méandres mentaux : indicible, inexplicable, la folie n’est jamais aussi palpable que lorsqu’elle se déploie dans le silence.

Sergent_Pepper
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le 26 mars 2015

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