Rhodia 4/8 est un film ouvrier. Enfin presque.
L'un des premiers en France.
Qu'est-ce que ça veut dire "ouvrier" ? Ne serait-ce pas plutôt "ouvriériste" ?
Quelle est donc cette légitimité à mieux parler des conditions de travail des ouvriers que par le seul acte des gens qui vivent cette vie ?
Je ne considère pas cette légitimité. Je considère que l'être humain a suffisamment d'empathie et de sensibilité pour parvenir à se mettre au service des intérêts vitaux qui ne sont pas forcément les siens. Par exemple, je ne suis ni une femme ni noir, et on ne trouvera pas plus dévoué - dans une juste mesure que je qualifierai de "non-identitaire" - à la cause des égalités et de l'autonomie.
Pourtant les cercles Medvedkine sont une priorité et une nécessité absolue dans le paysage cinématographique (et même culturel tout court). Pourquoi selon moi ?
Si ce n'est pas en terme de légitimité morale, c'est en terme de légitimité économique que je pense. Et qu'on ne pense pas que j'y songe par gaieté de coeur. C'est juste que c'est la vérité : les travailleurs et les travailleuses sont à l'origine de toutes les richesses, et donc des avancées culturelles et des progrès techniques. La société occidentalisée a complètement perdu le nord mais c'est bel et bien avec leurs forces de travail (et le sang versé) qu'on peut se payer et l'intelligence artistique et le ticket d'entrée pour l'observer, ainsi que tous les travailleurs qui contribuent à cette force collective qu'est le cinématographe.
Faire un film avec des ouvriers et pour parler justement de celles et ceux qui sont à la source, que dis-je, le noyau dur du système productif, c'est légitime, c'est le juste retour des choses et c'est aussi une réaction. Une réaction au système bourgeois que représente l'art cinématographique étant donné son déploiement de moyens humains et financiers, sa nature d'art de masse et sa faculté déconcertante à toujours relayer, toujours si prompt à relayer des points de vue qui sont ceux... ben de la bourgeoisie, tiens, et en direction de la petite-bourgeoisie qui a les moyens de s'acheter le ticket.
On peut avoir quelques artistes ayant de la sympathie pour les travailleurs en général mais... Etrangement, ou plutôt... très logiquement, ces artistes sont en permanence englué dans leurs problématiques artistiques, c'est-à-dire que le "comment représenter" supplante le "comment faire justice/ comment faire de l'image un renversement". Ce devrait être pourtant le propre de l'art que de trouver limite et de provoquer un retournement des codes. Mais pensez-vous donc ! C'est bien la seule limite que les artistes globalement ne veulent pas se confronter... Ou alors juste pour conter fleurette et fantasmer des souffrances qu'ils ne connaissent pas.
Donc, voilà, premier point achevé : de la nécessité du cinéma ouvrier, malgré sa rareté.
Ce qui nous emmène à considérer ce film-ci qui fut présenté par Chris Marker à une assemblée d'ouvriers à Besançon. Rhodia 4/8 n'est pas le film ouvrier par excellence. Les spectateurs ont félicité l'oeuvre mais sans plébiscite. En effet, quelques critiques ont vertement percé et mis à jour les défauts récurrents des artistes. Je m'explique. Rhodia 4/8 est un essai, une transition vers d'autres tentatives toujours plus indépendantes des cercles artistiques.
Les spectateurs, qu'on entend dans des archives sonores telles que "la charnière", reprochent que leurs conditions de travail n'y sont pas représentés, que l'air est plaintif, que l'on camoufle le propos sous une chanson, merveilleuse certes, mais occultante, et enfin il semblerait que la collaboration entre travailleurs-euses et artistes soient en permanence à la faveur des artistes.
La chanson est pourtant celle de Colette Magny. Pour celles et ceux qui ne la connaissent pas - et c'est normal à vrai dire - Colette Magny est pour moi l'une des plus grandes voix blues de la chanson française. C'est une chanteuse avec une conscience de classe, oui, mais une terrible chanteuse, qui savait faire passer, avec singularité et brio, les souffrances du monde sans jamais donner l'impression de baisser la tête.
Rhodia 4/8 est une sorte de clip avec cette chanson donc, une chanson qui raconte la vie des ouvriers de la Rhodiaceta, une usine reconvertie dans la production de fil polyester.
Est-ce que c'est maladroit ? Non.
Est-ce que c'est confisqué la parole aux ouvriers ? Non plus.
Mais voyez-vous, il subsiste une telle frustration dans le monde ouvrier pour parler de la justice qui leur est faite, que les occasions pour le faire sont si rares, qu'il faut rendre aux gens ce qui leur appartiennent, sans distraction, sans filtre, sans chichis.
Il reste que Rhodia 4/8 est un excellent clip de mémoire de classe et une volonté qui donnera naissance à de nombreuses améliorations, et aussi à la naissance de quelques cercles Medvedkine.
PS : ceci est ma 600ème critique. Bon anniversaire !