À mesure qu’il progresse dans son parcours, le cinéphile peut, contre toute attente, se figer : l’étendue de sa culture dessine un quadrillage de références, de codes et de genres sur lequel il pourra être tenté de placer tout ce qu’il sera amené à découvrir. En convoquant un modèle, un courant, une autorité de l’Histoire, il crée des passerelles, affine sa lecture, mais, dans un même mouvement, enferme aussi l’œuvre vivante dans un écheveau qui pourrait l’asphyxier.


Le personnage de Julia, dans Rodeo, premier long métrage de Lola Quivoron, est à l’image du film qui lui sert d’écrin : un électron trop libre pour être contenu, une trajectoire qui s’affranchit des routes balisées de la norme. Amazone sur sa bécane, corps presque asexué mais pétri d’une énergie farouche, rebelle à la recherche de la trajectoire parfaite, Julia (interprétée par Julie Ledru, qui a beaucoup inspiré le personnage) déserte le HLM familial pour aller forcer les portes d’un nouveau gang d’adoption, des bikers adeptes de l’adrénaline du cross-bitume.
D’abord suivie dans une esthétique naturaliste et fiévreuse qui rappelle Rosetta, la jeune femme explose les cloisons, arnaque son monde et ne sert qu’un objectif, celui de sa passion fiévreuse, quitte à tomber, recevoir des insultes ou les violents coups de latte du réel.
Mais Rodeo n’est pas une chronique sociale, ou une exploration des marges : son intensité au service des corps, par les gros plans et l’attention apporté au grain de la peau, se déploie sur cadres plus amples qui font la part belle aux nuits colorées et lardées par les mécaniques emballées : la codification du western (le format panoramique, les chevauchées, le groupe de criminels en bordure de la ville) rencontre celle du film noir (le braco, les luttes entres gangsters) et ne se refusera pas non plus quelques irruptions oniriques qui flirtent avec le fantastique. Ce maëlstrom ne quitte pourtant jamais la colonne vertébrale du film, cette ligne tendue qu’est la trajectoire d’une jeune fille s’accomplissant dans l’accélération.


Car la question de l’identité (sexuelle, sociale, familiale) est au cœur de cette combustion. Julia prend la place d’un mort (« moi, je suis vivante »), défie du regard et fait la concession d’un capitalisme parallèle où la circulation de l’argent la mène au bord du gouffre. La lignée du thriller a beau être savamment menée, Julia sait que l’essentiel n’est pas là (« Comme je vole tout en vrai, j’ai pas besoin de thune »), comme le lui susurrent ses rêves, quelques sourires en pleine vitesse ou des regards braqués sur d’autres fauves en cage, une mère et son jeune fils. Il s’agit alors de s’ouvrir à certaines des étincelles du monde (l’amitié, le sens du collectif, l’affection, voire le désir) sans quitter le frisson mécanique, élargir le champ de vision sur les bas-côtés sans pour autant quitter le cap d’une ligne d’horizon se perdant dans la nuit.


Les phares, la sueur, les larmes, le feu, le corps, l’acier : et si Lola Quivoron avait atteint, dans la modestie rageuse de sa protagoniste, l’identité nouvelle après laquelle courait vainement une autre Julia dans Titane ?


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 12 sept. 2022

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Sergent_Pepper

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