Il y a quelques jours, je me suis levé très trop, et j'ai constaté avec déception que l'intégralité de mes caleçons, et de mes chaussettes étaient au sale. J'ai donc décidé que j'allais prendre un nouveau sous-vêtement ainsi qu'une paire de chaussette dans l’étendage du salon et que ça irait bien. Bien sûr six chaussettes pendaient là et pas une seule paire. Peu importe, une chaussette bleue nuit, une autre noire, personne ne verra la différence.
J'ai fini de m'habiller, je prend mon café, celui-ci est inscrit sur le paquet "réalisé grâce au travail des petits producteurs". Moi, je lis ça, je me dis "super, c'est vrai que ça travail bien, les petites mains" après tout l'immigré portugais venu monter ma cuisine faisait 1m50 et travaillait beaucoup mieux que les autres ouvriers que j'avais eu jusqu'à présent. Me voilà donc dans la main, avec une tasse faite main, elle aussi au Portugal, dans ma cuisine monté par un petit homme, à boire un café cueilli à la main par des producteurs petits d'une grande exploitation d'un pays connu pour savoir exploiter sa population des petits pour les grands. Si l'on en croit donc les apparences, je suis un homme du monde, consommant un produit offrant du travail à des gens qui en ont besoin, et qui sont même parfois venus de très loin pour travailler. Il n'y a pas à dire, je suis un bon samaritain, un Sauveur dirais-je même.
Je rêvasse et le temps presse, nous sommes samedi, le premier jour des soldes, et il est temps que je fasse profiter de mes largesses une économie qui, après deux ans de souffrance, doit se relever de ses cendres et repartir d'un bon pas. Je dépose donc ma tasse dans mon lave-vaisselle ukrainien, j'enfile mes chaussures de marque italienne réalisées en Roumanie à la main en cuir français et vendu dans une chaine de magasin en liquidation future, je met mon smartphone de marque chinoise dans ma poche, tourne la clef sécurisée d'un modèle israélien dans la serrure de marque américaine de ma porte de marque française en bois d'origine polonais.
J'allume la lumière du couloir, des ampoules de marque allemande dans des lampes provenant d'un magasin appartenant à un groupe anglais, je descend l’ascenseur élaboré dans le connecticut de mon batiment, après tout deux étages pourquoi ne pas en profiter ? et je passe dans le hall d'entrée : des carreaux d'Italie et des miroirs de Croatie. Je passe le portail en aluminium fabriqué dans la région de Toulouse et je m'en vais prendre le métro, pour celui-ci je ne sais pas qui l'a créé mais il est bien pratique, dommage que le maire ne veuille pas l'allonger.
Premier lieu : une galerie marchande, j'oscille entre les marques françaises, anglaises, américaines, italiennes, espagnoles, néerlandaises et je dépense à tout va ! bon faut dire que j'ai plus un vêtement puisque j'ai jeté presque tous les miens sur ces deux dernières années faute de qualité suffisante pour les faire durer plus longtemps, à l'exception bien sûr de mon unique paire de chaussure particulièrement bien réalisée.
Ainsi je déambule de manière désinvolte dans les magasins aux musiques trop fortes, et aux lumières trop puissantes, tandis que des vendeurs exténués essayent de garder leur positivité afin de ne pas trahir qu'ils ont déjà perdu leur âme tandis qu'ils sont sur le point de perdre leur vue et leur ouïe à travailler dans des conditions pareilles.
Mais on ne me la fait pas à moi ! si j'achète volontiers mes chaussures à l'étranger, seuls des habits de marque française trouveront grâce à mes yeux, fussent-ils tous entièrement fabriqués en Turquie par des femmes dans des caves sans fenêtre. Je le sais, je l'ai vu sur un reportage belge, vu sur un site américain grâce à mon ordi composé de pièces taïwanaises, chinoises, suisse et autrichiennes. Comme quoi priver des femmes turques de lumière semble être la meilleure manière d'obtenir de superbes résultats à des prix imbattables, chaque culture a sa méthode pour management, dans ma branche on appelle ça "challenger les collaborateurs" ou l'art de ne pas donner à quelqu'un les moyens de travailler dans de bonnes conditions et après se plaindre de lui qu'il travaille mal. Cruel mais efficace.
Mais attention, j'ai l'air d'être dur mais je sais aussi être juste et sensible à la cause environnementale : un jean à 30% composé de plastique recyclable, un tote-bag en tissu recyclé fabriqué en Inde, des polos en coton bio du Bangladesh. J'ai voulu tenter les chemises, je n'ai rien trouvé. Que voulez-vous parfois l'activisme a aussi ses limites.
Et pour parfaire ma culture déjà mondialisée, j'achète un livre d'un auteur américain, traduit en langue française, imprimé en Slovaquie.
J'y passe la journée, et je rentre harassé mais heureux m'effondrant dans mon canapé fait en Espagne, mes paquets à coté de moi, juste quelques minutes, le temps d'aller chercher un peu d'eau calcaire au robinet dans un verre de marque suédoise, afin d'y plonger un médicament effervescent fabriqué une fois encore en Chine.
Quand on y pense : Portugal, Espagne, France, Italie, Croatie, Slovaquie, Ukraine, Pologne, Roumanie, Turquie, Etats-Unis, Chine, Inde, et même le Bangladesh. Il n'y a pas à dire, je suis un homme d'aujourd'hui, un homme du monde, et grace à mes bonnes actions plein de gens travaillent d'arrache-pied (parfois littéralement, ouch) pour moi, ou plutôt grâce à moi.
Il n'y a pas à dire, je suis un Sauveur du monde.