Qu'est ce que l'art ? Jodo nous répond.

Santa Sangre

A la suite d'un drame familial, Fenix, mime d'un cirque de Mexico, est enfermé dans un hôpital psychiatrique. 8 ans plus tard, il retrouve sa mère.

Tout d’abord, il me semble pertinent avant de commencer cette critique, de préciser que c’est ma première expérience avec le réalisateur mexicain et que je ne suis donc pas un fan très renseigné sur sa biographie, et qui pourrait partir dans une approche comparative et filmographique en perspective d’une analyse thématique.

Je vais donc rester dans une approche artistique et principalement esthétique, pour tenter d’exprimer ce qui selon moi fait de cet objet cinématographique qu’est « Santa Sangre », une véritable œuvre d’art.

Artistique dans sa matière et son essence, le film développe une esthétique mémorable et reconnaissable, mélangeant les couleurs et utilisations du décor baroque à une approche plus réaliste en nous filmant ce Mexique rendu palpable par la virtuosité et précision de la mise en scène.

Tantôt un film s'emparant du mythe du cirque (évoquant un '' Freaks ''de Tod Browning ou '' Elephant man de Lynch) ce dernier finit par évoluer en drame familial et intrigue Œdipienne.

Essayons de détailler cet objet esthétique en plusieurs points :

• D’abord, dans la première partie du film, j’admire cette façon dont Jodorowsky insuffle de la vie à son cadre et son environnement, il y’a de la vie partout, et ceci passe par le traitement du son qui n’omet quasiment jamais de laisser en arrière-plan un brouhaha citadin et « vivant » et puis surtout ce qu’il choisit gratuitement de filmer. Mais en réalité cette apparente gratuité (notamment narrative) permet de donner de la chair à cet univers, un fond, une histoire et une culture. J’ai fréquemment eu la sensation de par le choix des cadres, de passer d’un cinéma narratif « classique » à un travail filmique quasi-ethnographique (On peut évoquer la scène où Fenix et sa mère marche avec le reste de la troupe après que le temple sectaire ait été détruit, Jodorowsky prend soin d’abord de filmer avec temps et patience une scène anecdotique d’un petit orchestre faisant danser des amis qui s’amusent et vivent, pour finalement cadrer le groupe de personnage qui marche désespérément. C’est une belle idée, qui restitue des personnages dans leur environnement). Tout ceci nous projette dans la réalité qu’il nous représente, nous aide à y croire et nous immerge. Tout au long du film, Jodorowsky décompose et déconstruit le temps, ne se préoccupe pas dans sa construction narrative de créer un liant spatio-temporel, ce qui nous met évidemment face à cette impression de vivre un rêve, mais il sait en revanche maîtriser la durée de ces cadres, court quand il faut, et long quand le besoin de faire ressortir une grâce et de l’invisible, surgit.

• Jodorowsky envisage voire conceptualise son cadre et son information dans une lignée d’héritage très baroque. Un cadre dans la surcharge, dans l’outrance, des compositions diagonales, qui débordent de ce dernier. Il y met tout un tas d’éléments formant un ensemble d’une richesse plastique impressionnante et émouvante. Le metteur en scène me semble d’avantage être intéressé par la recherche de l’émotion pure, de la sensibilité, qu’une certaine mesure ou « raison » classiciste. D’autres éléments contribuent à nous faire ressortir cet onirisme constant, notamment ces courtes focales déformant les perspectives mais jamais grossièrement, le risque de tomber dans le ridicule était probable, de par le choix de ceux qu’il choisit d’empâtir et de lier au spectateur.

• Cette perle esthétique doit aussi sa richesse à la maîtrise de la photographie, une lumière tantôt dans la sobriété et l’objectif simple de sublimer les corps, que dans la signifiance et analogie plus visible avec une présence du rouge qu’on ne peut s’empêcher de repérer et de tenter de dénicher toute sa pertinence thématique dans le cadre de ce récit.

• Enfin, ce film est un objet cinématographique purement artistique de part cette synthèse des différentes formes artistiques qu’il nous présente. De forts moments de cinéma évidemment, mais aussi une théâtralité explicitement présente avec cette diégétisation fréquente de la musique et ces orchestres de clowns. Théâtralité en cohérence avec les questionnements vertigineux que vient poser le film sur la société en tant que spectacle, la vie en société et la vie tout court, comme une performance théâtrale, on reviendrait donc sur cette héritage baroque. Et aussi étrange que cela puisse paraitre, jamais ces clowns musiciens ne nous sortent du film, tant tout cela en fait partie. Cette dimension théâtrale se retrouve aussi dans cette façon de filmer certaines prestations d’un point de vue spectatoriel (la première scène de la mère et de son fils faisant un numéro avec les mains de ce dernier). On y trouve aussi une passion pour l’art pictural, qui se voit dans l’utilisation du plan large et d’ensemble et leurs compositions, la manière d’utiliser la couleur et les formes. Mais aussi la peinture au sein des décors très souvent présente, élément supplémentaire venant orner l’onirisme du film. Et pour finir la musique, des compositions à mon sens remarquable, la plupart du temps en alchimie avec le sujet (même si on pourrait y trouver des limites quant à sa sur présence et la lassitude que cela peut procurer). Cette musique vient sublimer certaines scènes notamment ce coup de foudre entre le jeune Fénix et la sourde muette, scène dont on ne peut qu’admirer la justesse du découpage car si on retire la musique, la scène reste quand même magnifique.

• Le film est art car ce film est dans la création, la recherche et l’expérience, voulant aller au-delà des canons classiques. Cette idée de rendre organique Œdipe, est une ambition dangereuse mais qui selon moi fonctionne à merveille, l’idée est si bonne. Parfois filmée avec passion et tendresse, parfois avec angoisse et oppression, cette relation mère-fils m’accroche malgré son caractère malsain. Le jusqu’au-boutisme psychanalytique me plaît et me convainc. Au final le film se dresse comme un grand parcours initiatique, qui ne trouve sa conclusion que dans la destruction de la figure maternelle. De grandes idées joliment filmées

• Plusieurs pistes plastiques nous sont laissées afin de mieux comprendre et appréhender la suite du récit, sa construction et sa réalité. Le moment où Fenix s’échappe de l’asile psychiatrique pour rejoindre sa mère et partir tous les deux avec ce plan les montrant avancer dans un nuage de brouillard épais, ne peut que signifier beaucoup de choses sur la véracité des évènements qui vont suivre, et leur logique spatio-temporelle. Des évènements brouillés résultant d’une psyché en désordre ?

• J’aurais cependant une limite à évoquer dans la structure narrative et ce qui nous est montré. Une redondance vient tranquillement s’installer dans la deuxième partie, qui enchaîne les assassinats de Fénix. Ça se répète sans que ça soit à l’image très passionnant notamment le dernier meurtre avec la catcheuse, qui aurait pu être évitable selon moi, il n’y a pas grand-chose de thématiquement, plastiquement et narrativement enrichissant.

Néanmoins cela reste un film complet et riche, qui m’a transporté et emmené dans ce parc, ce cirque haletant et parfois fatiguant, qui nous attire dans gigantesque rêve Carrolien où l’espace et le temps ne sont qu’abstraction. Malgré sa proposition formelle lunaire, c’est un moment de cinéma très humain où les personnages ont corps et âme, de quoi nous investir émotionnellement dans tout ce drame familial. Le réalisateur nous articule un propos, une thèse passionnante sur la condition humaine, les rapports humains, la famille, et la parenté. Une thèse somptueusement sombre. Santa Sangre est un film où l’on se demande constamment ce que l’on va voir dans la scène d’après, comment ça sera filmé. Bref, ce que j'attend d'une œuvre d'art.

KeZyaH
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le 14 janv. 2023

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