Un chef-d'oeuvre pour une légende
1er mai 1994. J'ai huit ans, et déjà passionné de sport en général, je regarde le grand-prix de Formule 1 à Imola, San Marin. La course tourne rapidement au drame, apothéose d'un week-end noir, après six tours de course et l'accident mortel d'Ayrton Senna, en direct sur toutes les télévisions du monde. Gamin que j'étais, ce crash m'a marqué.
Lorsqu'il a été décidé de réaliser un documentaire sur Senna, j'étais forcément intéressé. Asif Kapadia est un inconnu pour moi, mais il faut reconnaître qu'un superbe boulot a été effectué. Le travail le plus important a été de chercher bon nombre d'archives parfois tournées par des vidéastes amateurs et l'équipe s'est même permise de reprendre des vidéos postées sur Youtube. Bref, au niveau des formats, les puristes n'apprécieront guère et Kapadia en est bien conscient que son film n'est pas parfait d'un point de vue technique. Une autre particularité de ce documentaire est qu'aucun intervenant n'apparait à l'écran. Pour Kapadia, les images parlaient suffisamment et décide donc de n'en couper aucune. Les précisions apportées par la soeur, le médecin, des anciens mécaniciens ou patrons de Senna sont toujours réalisées sans qu'on les voit. Leur voix suffit. Et ça permet au documentaire de ne pas manquer de rythme, d'être en tout cas bien plus touché par ce que l'on découvre à l'écran. A noter que le travail musical d'Antonio Pinto est remarquable et toujours très juste.
Ici, il n'est nullement question de s'intéresser qu'à l'accident de Senna. En fait, Kapadia reprend des procédés de fiction pour réaliser ce documentaire. Il y a une histoire avec un héros, un ennemi et un salaud et des personnages secondaires. Le documentaire débute sur des images de Senna, encore jeune pilote qui débarque pour la première fois en Europe pour une course de karting. Des images du circuit d'Imola s'intègre alors pour souligner l'issue du destin de cet extraordinaire pilote.
Le documentaire est construit comme bon nombre de films: la montée vers la gloire, le sommet d'une carrière et ensuite la chute. On s'intéresse à Senna chez Malboro MacLaren et notamment à sa rivalité avec Alain Prost qui a longtemps nourri ce sport. Les deux hommes vont même finir par se haïr. Prost avouant parfois qu'il rêvait de mettre son poing en pleine figure de Senna et ce dernier disant de Prost qu'il ne savait remettre la faute que sur les autres et jamais se remettre en question. A noter que Prost sera viré, un jour, de Ferrari pour avoir critiqué la voiture. Senna, dans sa rivalité avec Prost, n'est pas dépeint comme un vrai gentil, il a aussi ses travers et notamment avec un des titres de champion du monde, gagné après un crash avec Prost. Les deux hommes semblaient prêt à tous les coups bas pour éliminer l'autre.
Le salaud de l'histoire, c'est Jean-Marie Balestre, patron de la F1 à l'époque, et qui a sans aucun doute favorisé Prost dans l'un de ses titres de champion du monde, si on en croit l'histoire. En tout cas, au vue des images du grand-prix du Japon il semble qu'il y ait eu deux poids deux mesures sur certaines décisions.
Kapadia n'étant pas un fanatique de F1, il a fait en sorte que son documentaire soit visible par tout le monde. D'ailleurs, bon nombre de passages s'intéressent à la personnalité de Senna, le mettant à la fois au rang des humains, mais également en tant qu'idole. L'impact de ses victoires au Brésil est tout simplement énorme. Les gens le considèrent presque comme un Dieu et disent de lui que c'est la seule bonne chose qui existe dans le pays à l'époque. Mais c'est également le portrait d'un homme bon, généreux avec les autres et prêt à faire des dons pour les enfants de son pays. L'accent est aussi fortement mis sur la croyance envers Dieu de Senna, proche du mysticisme. A un moment donné, il explique même lorsqu'il conduit sur un grand-prix, il n'a plus l'impression d'être conscient, d'être dans un tunnel et qu'il tourne en rond à pleine vitesse. Le jour de sa mort, Senna aurait lu un passage de la Bible, le matin, disant que Dieu lui ferait le plus beau des cadeaux: lui-même. Senna était profondément croyant et cela se ressentait dans énormément d'interviews. Ce n'est pas pour autant qu'il s'imaginait être à l'abri d'un accident.
D'autres séquences sont remarquables. Senna semblait être un séducteur auprès des femmes et le summum est atteint lorsque sur la télévision brésilienne il chuchote quelque chose à la présentatrice, une amie, au point qu'elle en ressort limite chamboulée. Elle souhaite alors bonne année à Senna jusqu'en 1993 (on est fin des années 80), mais ne va pas jusqu'en 94, là aussi, une coïncidence malheureuse sur le destin du pilote cette année là.
Comme on peut le constater, tout est fait dans ce documentaire pour appuyer le mythe Senna. Le documentaire ne souffre d'aucun défaut et se termine forcément très mal avec Imola. Le vendredi Barrichello fait une sortie de route violente. Samedi, Ratzenberger se tue lors des essais. Senna hésite alors à courir le dimanche... La mort du pilote brésilien est d'ailleurs une fatalité. Pas un seul bleu, pas un seul membre cassé. Seule une pièce du véhicule a heurté son casque, de manière irrévocable. Prost semble d'ailleurs secoué par ce décès et sera présent aux funérailles. Il est d'ailleurs impliqué dans la fondation Senna.
Le documentaire m'a ramené près de vingt ans en arrière. Je ne peux cacher que l'émotion était au rendez-vous face à toutes ces images. Cela me ramène aussi à une époque où la F1 se décidait encore au talent des pilotes et pas seulement sur la technologie des voitures. Il y a une certaine nostalgie dans l'oeuvre de Kapadia, d'un temps révolu, d'un temps où les champions se construisaient surtout au talent et au travail. Senna le légendaire méritait bien un tel documentaire.