Eden (Harlem)
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le 17 août 2022
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Après Moonlight, Barry Jenkins poursuit son exploration de l’individu à la croisée de deux forces antagonistes : l’amour qui transporte, et la question raciale qui contraint. L’adaptation du roman de James Baldwin, l’une des grandes voix afro-américaines, lui permet l’immersion dans un certain classicisme : le Harlem de la fin des années 60 sera ainsi le cadre de cette histoire d’un couple naissant qui se voit frappé par une fausse accusation de viol conduisant l’homme en prison.
L’histoire, on le comprendra vite, est surtout un arrière-plan : la façon dont on diffère son exposition après un long prologue qui présente plusieurs temporalités évoque un drame, une injustice qui renvoie en réalité à la situation sociale générale. Fonny et Tish sont les amants maudits d’un monde qui a décidé qu’ils n’étaient pas à leur place : trop jeunes, trop pauvres, trop noirs.
Barry Jenkins prend donc à cœur de construire ses portraits, sans craindre le lyrisme (largement épaulé par la belle partition, tout en cordes, de Nicholas Britell) et les attendus d’une simple histoire d’amour. Le pari est de l’ordre de l’évidence : s’ils sont authentiques, ses personnages sublimeront le cliché. Le pari est remporté. La construction patiente de la petite communauté qui les entoure, particulièrement la famille de la jeune fille – et sa mère, un rôle crucial qui sait se poser comme une fondation sans jamais envahir l’espace – structure ainsi ces figures encore mal dégrossies et qui doivent apprendre à vitesse rapide la cruauté de leur sort.
A de rares exceptions près, (comme la scène de conflit entre les deux mères, un peu théâtrale et surjouée du côté de la mère fanatique de Fonny, ou l’altercation avec le flic blanc, qui insiste un peu trop sur sa méchanceté raciste) la vérité des échanges éclate à l’écran, pour la simple et bonne raison que l’empathie du réalisateur avec ses comédiens est absolue. La superbe photographie de James Laxton, dorée et d’une finesse propre à magnifier jusqu’au grain des peaux, est elle-même au service de ces portraits, au fil de longs échanges où la caméra se déplace lentement de l’un à l’autre, pour atteindre leur vérité. Les longues focales isolent les visages, traquent leurs émotions, ou plutôt la dignité qu’ils ont à les contenir.
C’est là tout le parti pris de ce film, long et très dialogué, que de laisser parler les gens plutôt que de les voir agir : parce ce que ces jeunes n’ont pas voix au chapitre, on s’attardera sur leur intimité et le bouleversant secret, pourtant universel, de leur amour ; parce que ce viol n’a pas eu lieu, on lui substituera la conversation avec un ami qui évoque sa terrible expérience de la prison et qui renvoie tragiquement au futur de son interlocuteur.
Barry Jenkins signe un film sur les face à face : celui de la jeunesse avec ses parents, celui des amants craintifs et prudents au soir de leur première fois, celui d’une communauté face à une société qui s’ingénie à les laisser à son ban, celui d’une mère face à une victime qui, elle-même, ne peut gérer la terrible rencontre qu’a été la sienne, dans une ruelle trop sombre.
Celui de deux, bientôt trois personnes qui s’aiment à travers les vitres d’un parloir : plans fixes, intenses, durant lesquels les mots (I’m fine, I’m with you) disent moins que les yeux, un force qui faisait toute la réussite du dernier chapitre de Moonlight. Ce n’est pas un hasard si Fonny a trouvé dans la sculpture une force qui le transporte : faire surgir la grâce à partir de la matière brute fait de lui, comme il le dit avec une certaine appréhension, un « artisan ». Si Beale Street pouvait parler, elle innocenterait Fonny. Il est du devoir de l’écrivain (Baldwin) et du cinéaste dans son sillage de donner la parole : aux individus, aux familles, à des quartiers, et à l’Histoire toute entière.
Et de savoir, par un regard intense, capter la souffrance de ceux qu’on force à se taire. Car dans le silence de leurs visages se loge la grandeur de leur dignité.
(7.5/10)
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Créée
le 25 mars 2019
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