Hautement controversé pour sa proximité avec Eltsine et Poutine, cinématographiquement capable du meilleur comme du pire, nostalgique de la Russie tsariste et aujourd’hui artistiquement terminé et devenu businessman patriotique et autoritaire, le réalisateur russe Nikita Mikhalkov obtient pourtant le Grand Prix au Festival de Cannes en 1994 pour « Soleil Trompeur » alors que les festivaliers sont encore sous le choc d’une fièvre tarantinesque. Issu d’une famille d’artistes comptant notamment Serguei Mikhalkov (poète auteur de l’hymne nationale de l’Union Soviétique) et Andreï Kontchalovski (scénariste de « Andreï Roublev» et réalisateur de « Sibériade »), Nikita Mikhalkov est également anti-communiste confirmé, n’hésitant pas à tourner en dérision le régime stalinien sous une ironie insolente, comme en attestent les deux films qu’il réalisera comme les suites de « Soleil Trompeur », « L’Exode » et « La Citadelle ».
Sorte de fresque à la Spielberg combinant habilement comédie dramatique et tragédie épouvantable, « Soleil Trompeur » met en image un cocon à l’exquise chaleur, un temps de bonheur contre lequel les malheurs et la cruauté du régime stalinien semblent s’arrêter pour créer d’attachants sourires. Même Kotov sourit. Pourtant il est général communiste, et fier de l’être. Il y croit, aux lendemains rouges. Il lit la tendresse qui coule des yeux de sa femme : Maroussia. Il regarde sa fille, Nadia, comme le trésor inestimable de sa vie. On les voit tous dans leur intimité, partager un espoir que l’on sait d’avance éphémère. Mais sans la lumière, il n'y aurait pas d'ombre. Du matin du bonheur à la tragédie du soir, c’est toutes les plaies d’une nation que filme merveilleusement Mikhalkov, avec une splendide assurance, des plans séquences inspirés jusqu’au cœur des illusions. Des illusions anéanties pas l’arrivée de Mitia, un jeune homme au regard vide, intelligent et provocateur de malheur, ancien amant de Maroussia. Mikhalkov capte les regards de ces héros d’un autre temps, inachevés sur un piano mécanique.
Dans l’harmonie, Mitia apparaît comme une fausse note. « Soleil Trompeur », avec l’arrivée de ce nouveau personnage, devient hitchcockien. On le sait, ils le savent. Tout va exploser. Le bonheur vit ses dernières secousses. Les émotions chavirent. Mais quand ? Comment ? Le film entretient un suspens euphorique, il prend son temps pour dévoiler les rapports secrets des personnages, place l’humanité au premier rang durant une première partie ensoleillée, détruit tout en rattrapant un passé lointain, jusqu'à un assassinat embelli par l’aube et les champs de blé. Mikhalkov adopte cette âme russe, à la foi nostalgique, désenchantée et désinvolte, il peint son atmosphère avec une lumière qui pourrait sans nul doute évoquer son enfance, inquiétée, amusée. La mise en scène grignote littéralement cette journée, avec une grande virtuosité, comme un dessin psychologique, à l'image Mitia, qui passe sa main dans ses cheveux pour les plaquer : il veut tout effacer. Si il fait également preuve de négligence (un peu trop à de nombreuses reprises), Mikhalkov parvient à emmener dans un lyrisme remarquablement tactile, il traverse le temps à sa guise, il incarne la précision d’un mathématicien et la tendresse d’un rêveur.
La morale du film est que l’on récolte ce que l’on sème, on est responsable de l’horreur qui nait de nos yeux. Comme en fait référence le titre du film, ce fameux « soleil trompeur » est Staline lui même. On peut reprocher au film ses dialogues ennuyeux, les maladresses de mise en scène, Mikhalkov étant vraisemblablement plus inspiré par certains chapitres, délaissant de nombreuses pistes. Mais difficile de ne pas vivre ce final. Ce qui est drôle, c’est la naïveté de Kotov, quasiment égale à celle du camionneur qui ne cesse de tourner de villages en villages en cherchant sa destination, mais qui finalement croisera son destin. D’un seul coup, le fil se brise, apparaissent le sang et les larmes, les gémissements, la détresse. Le soleil trompeur, ici, c’est la comédie, car ce film est bel et bien une tragédie, éclairée par un enfant qui se balade, au Soleil levant.