La porte entrouverte, deux êtres et leurs mondes respectifs qui se guettent, le champ des possibles opère. Une infinité de voies que la vie nous offre et c'est alors la transe d'une foule chaotique qui éclate en musique sous nos yeux. Si glorifié, si rejeté, Malick nous tend la main dès les premières secondes, dévoilant peu à peu cette véritable partition que constituera pendant plus de deux heures Song to Song. Autant de notes que de choix, autant d'accords que de souvenirs, autant de sons que de vies. Une œuvre fragmentée mais non sans harmonie dans cette modernité dévitalisée comme milieu ambiant.


Une musique universelle, une composition du sublime que nous joue notre réalisateur faisant de ce film une œuvre perpétuellement vivante par ses mouvements, ses émotions captées et cette caméra fluctuante d'un plan à l'autre. Les âmes s'entrechoquent, se croisent, se lient avant de se séparer. Une mouvance des sentiments dans cet élan de quête de liberté, se délivrer de son monde et sa mort en embrassant celui d'un autre comme ultime solution semble-t-il. L'embrasser certes mais aussi le toucher, le sentir, le goûter, l'entendre, en faire l'expérience tout en espérant un début d’existence. Dans la tradition heideggérienne propre à Malick, le monde est effectivement cette expérience du quotidien, de ce que nous avons à portée de main comme le filme si bien notre réalisateur ici. Chaque personnage bâtira ainsi son monde par et dans l'expérience d'autrui. Ces mondes aussi nombreux que nos protagonistes sont en effet limités, limités par une vision trop étroite, un langage trop faible, un rapport au réel vain pour ne pas dire désabusé. Faire éclater partiellement cette solitude en allant vers l'autre est alors nécessaire pour grandir mais surtout pour enfin vivre son errance face à la mort annoncée. Song to Song est alors l'incarnation du "Dasein" imagé, une poétique du paradoxe existentiel de Sein und Zeit (Etre et Temps). C'est dans cette perspective même que le titre se révèle. Song to Song faisant très probablement référence au vers du poète allemand Rainer Maria Rilke : "Gesang ist Dasein" ou en anglais "Song is existence", vers repris interprété et loué par Martin Heidegger lui-même pour traiter de l'ouverture mondaine et de son "Dasein" dans le "Pourquoi des poètes ?". Tout n'est que question d'ouvertures, cristallisées par le possible musical dont Malick en captera la symphonie.


Dès lors Song to Song c'est effectivement cet art de jouer un même accord de guitare à l'infini mais d'en faire constamment une expérience nouvelle. Un agrégat de sons qui s'accumulent de manière dispersée pour mieux faire émerger l'harmonie qu'insuffle l'imagerie de ces vies qui oscillent. Une partition mais plus encore un instrument, Song to Song est aussi ce clavier de piano sur lequel s'exerce notre artiste interprété par Ryan Gosling avec la complicité de la si délicate et enivrante Rooney Mara incarnant à elle seule cette beauté de la déambulation. Ces cordes d'âmes, le spectateur les touche aussi. L'une peut se casser et c'est autant de perles que de larmes contenues qui s'échappent, l'autre se jouer pour l'éternité le temps d'un duo musical. Si Knight of cups cultivait une solitude qui pour beaucoup n'avait eu d'égale que celle du spectateur devant ledit film, Malick compose ici pour nous et ainsi nous aspire dans ces instants qui touchent et frappent souvent par une dureté certaine. Une succession de morceaux de vies éclatés mais qui réunis livrent une symphonie difficilement oubliable. Si les thématiques abordées ne constituent pas une véritable nouveauté pour le réalisateur, sa composition reste la démonstration d'une maîtrise véritable pour ne pas dire absolue, concrétisation du travail accompli sur To the Wonder comme sur Knight of cups, mais aussi aboutissement de plus de quarante ans de cinéma. En ce sens Song to Song est une oeuvre totale, un poème globalisant de l'intime.


La communion entre l'espace et ces êtres qui tentent d'y vivre opère ainsi à chaque instant. Par une expérimentation continue dans sa réalisation et surtout une variation des styles, Malick livre une œuvre sensitive qui se vit constamment et nous concerne. Ce mariage des individus à leur environnement rendu possible par une composition sonore et visuelle d'une incroyable cohérence, magnifiant regards, gestes et sensations. Un retour en force de l'humain, anéanti par le passé et qui peut aspirer à se relever. Ici l'homme ne semble plus s'agiter de manière désespérée alors que le chaos mondain a déjà eu lieu. Plus à l'écoute de son environnement comme de lui-même en témoigne cette voix off à la pertinence redoutable, une aspiration à se relever semble enfin avoir lieu pour cette humanité que l'on croyait condamnée. D'une illustre inconnue jusqu'à la cellule familiale, nos personnages entre sonorités et silences tendraient plus que jamais vers cette errance salvatrice où ces bruits de vies entre rires et larmes constituent autant de moments à l'intimité contemplative nécessaire. De la grandeur des lieux naturels à la simple et tendre caresse, l'émerveillement est total. Une union des êtres passant par une autre union, celle des éléments. Le son des oiseaux se mêlant au brouhaha des discussions, les pleurs d'une mère indissociables d'une circulation aussi inhumaine que maladive, la fuite en avant de deux âmes liées dans une nature plus désertique que jamais entre rêves et incertitudes.


Fragmenté, le film fait la démonstration d'une unité admirable malgré la disparité a priori évidente de son contenu. Les tiraillements entre l'un et le multiple, le néant et l'absolu, la vie et la mort sont alors peu à peu transcendés par ce film qui capte et absorbe la moindre parcelle d'existence, le moindre son. Une appropriation des cœurs malades comme de la modernité qui impose le respect. Un film qui respire la vie, nous montrant avec une fluidité certaine ces âmes torturées aux portes d'une libération inespérée. La musique comme meilleur moyen d'illustrer l’inexplicable, de vivre l’inenvisageable. Le montage à son apogée, il est l'écriture véritable, la narration ultime pour un retour au muet de plus en plus criant chez Malick.


Song to Song c'est alors la possibilité d'une rédemption par les sens. Une partition qui pourrait s'éterniser mais qui doit pourtant s'achever. C'est Ryan Gosling allongé sur ce champ dans lequel sont plantées les graines d'un avenir que l'on peut désormais envisager à deux car être, c'est "être-avec". Vivre est un rapport, une ouverture infinie, la manière d'habiter le mondain. Du vide de "l'angoisse" surgit ainsi un lendemain. La terre comme berceau stable, le ciel comme infini des possibles. Un enchaînement de notes unes et uniques disparates qui réunies fondent ce film immense. Une œuvre comme composition musicale d'instants présents fondateurs à valeur d'éternité.

Chaosmos

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