Dans les années 50, à Hong Kong, l'auteur Jing Yong publiait quotidiennement un serial The Mythical Crane Hero dans un journal à grand tirage... Or un beau jour il se vit contraint de faire un séjour à Taiwan, et confia l'écriture intérim à un ami et collègue, Ni Kuang. Ce dernier en profita pour lui faire une blague littéraire, une sorte de gros troll des temps jadis : au cours d'un combat épique, le bras droit du héros est tranché ! Cependant, Jing profita de l'infamie pour inventer un personnage qui sera au cœur de nombres de romans et de films : le sabreur manchot ! Ni Kuang, pour sa part deviendra co-scénariste en 1967 du plus célèbre d'entre tous : The One Armed Swordman ( Un seul bras les tua tous ) de Chang Cheh.
Ce préambule peut paraitre lunaire, ou hors de propos, mais tout ce que je pense de Star Wars VIII est contenu dedans. Bien des fans aigris voient en Rian Johnson un troll improbable qui a ruiné leur univers chouchou... Une amertume compréhensible par certains aspects, mais à mon sens, Rian n'est pas un troll, c'est même un redresseur de torts. Son attitude iconoclaste et infantile est le résultat même de la paresse d'écriture de JJ Abrams sur l'Episode VII.
En effet, The Force Awakens cachait avec un rythme soutenu et des scènes d'action plutôt solides son manque total d'ambition. Le canevas était ostensiblement calqué sur l'Episode IV et ne laissait place à aucune surprise. Du coup l'annonce du trublion malicieux Rian Johnson aux commandes du prochain opus était à accueillir avec des vivas ! Son film ne serait pas un film qui s'accroche à la rambarde, mais qui irait patiner sans peur au centre de la glace pour le bonheur de tous !
Or il se heurte à pas mal d'obstacles qui sont le résultat direct de l'incapacité de JJ Abrams à proposer quelque chose de nouveau. En tout cas à s'éloigner de cette rambarde des acquis... L'exemple le plus probant est le Sabre Laser de Luke. Présumé perdu dans un trou sans fond de Cloud City, Bespin, au cours du duel final de The Empire Strikes Back, il a refait surface avec la pire des explications : "Ça sera une histoire pour une autre fois." ( Feignasse ! ) et s'est vu transformé en MacGuffin mollasson ( "C'est MON sabre ! - Non, tu le mérites pas !" ) proche de l'Anneau Unique ( il "appelle" Rey, carrément... ).
Non y'a pas à chier, c'est débile, il faut se débarrasser de ce truc au plus vite. Hop ! Luke le jette par dessus l'épaule sans cérémonie !
Cet instant, cette direction, sont le microcosme de tout ce qui a heurté les fans au cours de The Last Jedi. Peut-être que c'est trop brutal, peut-être qu'il y avait moyen d'y donner un nouveau souffle sans écorner le mythe... Mais telle n'est pas la méthode Johnson, et il va falloir s'y faire, car pour une poignée de moments étranges et inutiles ( Luke qui boit du lait, ouais ok... ) on a une flopée d'inventions qui tirent les leçons des épisodes précédents pour renouveler la dimension mythologique de la saga avec brio, et accessoirement donner un arc narratif digne de ce noms à ses personnages.
Poe : était l'archétype du héros sympa qui fonce et qui gagne. Il va devoir apprendre à être un Leader et savoir quand se retirer.
Finn : le couard, le fuyard de première, va comprendre qu'il faut choisir son camp et se battre pour ceux qu'on aime.
Rey : l'invincible noob à qui tout réussit va réaliser qu'elle a du travail-sur-soi qui l'attend et que le mystère de l'identité de ses parents a trop longtemps motivé ses actions.
Kylo : doit lui aussi cesser de s'accrocher à un passé qu'il n'a pas connu, et accepter définitivement que la part d'ombre en lui n'est aucunement imputable à Luke.
Mais le plus gros travail d'écriture va être celui de Luke Skywalker. Le mythe, la légende... Grand absent de l'Episode VII, encore une fois par pur flemme, il va falloir lui trouver une excuse valable. Parce que s'il retourne au combat dès que Rey le lui demande, on va se demander "Mais il faisait quoi en attendant ? Pourquoi se cacher ? C'est quoi ce délire ?" donc Rian va lui trouver une raison de son exil. Une raison si pertinente, si énorme, qu'effectivement Luke ne peut pas quitter la planète où il s'est terré.
Après son cuisant échec quand il a voulu se remettre à former des Jedi, Luke a décidé que l'ordre des Jedi c'étaient des cons pour commencer et que c'était voué à l'échec cuisant depuis l'départ. Aussi s'est-il retiré de la Force et du monde pour mourrir et mettre un terme à cette vaniteuse religion.
Il va falloir toute la ténacité immature de Rey, et la sagacité séculaire de Maître Yoda, pour ramener Luke à la raison et accepter de revêtir son manteau-de-mythe pour le bien de la galaxie.
Et c'est à cet endroit que le film trouve sa force et sa faiblesse. D'un côté le propos est plus vaste et plus intelligent, mais de l'autre on est prisonnier de cette île pendant plus de quarante minutes qui s'étalent sur plusieurs jours alors que le reste de la narration est une course contre la montre qui dure moins d'une journée... Une narration à la Nolan, en fait. Et ça tue le rythme. Ce qui faisait la seule vraie force de JJ Abrams est sacrifié sur l'Autel de la narration.
Du reste, on sera d'accord pour dire que ce n'est pas l'unique travers de The Last Jedi : la révélation du "plan" mystérieux de Laura Dern aurait mieux marché si on avait appris qu'il y avait une taupe à bord ( par exemple - ça aurait été une sous-intrigue beaucoup plus resserrée que d'aller à Monaco faire des courses. ) et à force d'avoir des tas de choses à dire il finit par dire tout et son contraire...
Laura Dern se sacrifie héroïquement : tout le monde applaudit.
Finn va pour faire de même : "Beh non mais t'es un crétin, faut pas se sacrifier, il est con lui !"
Mais au final, ce qui est réussi dans le film outrepasse largement ses menus défauts. Rian Johnson met en avant un univers beaucoup plus mécanique et tangible que JJ Abrams, avec des machines qu'on peut toucher, des boutons et des boulons... Sa mise-en-scène des pouvoirs de la Force est beaucoup plus sobre et efficace... Et puis surtout c'est l'occasion de filmer de belles retrouvailles : Luke et Chewie, Luke et R2, Luke et Leia... De belles émotions. Egalement, les retrouvailles de Finn et Poe, où l'homoérotisme est le plus tendu : Finn est en combinaison de latex et éjacule partout sur Poe !
Au final, en subjuguant ainsi les attentes, Rian Johnson a tiré la saga vers le haut, et je préfère voir quelqu'un lâcher la rambarde quitte à se viander le cul parterre de temps en temps, que de voir JJ s'y accrocher comme une moule à son rocher, et ne rien oser du tout.
Comme il a repris les rênes pour Episode IX - The Rise of Skywalker on peut déjà parier qu'il va y retourner vite fait, à sa zone de confort...