Il y a deux ans, devant l’ampleur des dégâts, je m’étais dérobé à mes obligations de critique amateur et n’avais rien écrit. Et quand finalement, réunissant suffisamment de courage en moi pour témoigner, j’y satisfis mardi dernier, ce ne fut que pour raconter ma vie et conclure, moyennant une étrange démonstration, que lorsqu’une œuvre artistique devient une doctrine commerciale, elle cesse d’être une source de vie, et peut se transformer en principe de mort pour elle-même. Bref, je m’étais contenté d’un petit survol du problème et ne l’avais jamais attaqué de front. Aussi, suivant le sage dicton de Tuco, ne raconterais-je plus désormais ma vie et me contenterais-je seulement de tirer. Star Wars vaut bien une critique.
Par où commencer dans ce chaos général ? Quel élément du film fustiger en premier ? Le vide sidéral du scénario ? Le trop-plein de péripéties et de personnages secondaires ? L’envahissement total de la sphère narrative du film par ses objectifs mercantiles et financiers ? Et même alors, lequel mettre au pilori, en guise d’exemple, et présenter aux yeux de tous comme l’origine des autres ? Le troisième énoncé plus haut se présente, il est vrai, comme le candidat parfait ; mais les autres prétendants, non moins sérieux, sont si nombreux par ailleurs, que les lister et les hiérarchiser tous, se révéleraient rapidement une tâche au moins aussi incommensurable qu’une punition du Tartare. N’étant nul prisonnier que celui de mon époque et ne jouissant point du luxe de l’éternité, je procèderai avec ce film, comme Disney avec l’ensemble de la saga qu’elle entendait faire renaitre : parce que parcourir un à un ses multiples défauts serait une peine infinie et parce qu’une fois sapés les fondements, tout ce qui a été construit dessus s’écroule de lui-même, je m’attaquerai donc, comme Descartes me l’a soufflé, à ses principes mêmes.
Le débordement pathologique des prétentions financières et mercantiles du film dans son développement même me semble être, à ce titre, un formidable point de départ. Bien qu’acté depuis quelques années déjà, jamais l’effacement de la frontière, pourtant bien démarquée il y a encore quinze ans, entre les prérogatives artistiques du cinéma d’un côté, et celles stratégiques et logiciennes de la finance de l’autre, n’avait cependant été aussi bien illustré. Il ne s’agit plus tant de nourrir l’âme et l’imaginaire du public que de sustenter, maintenant, son appétit immédiat. Un MacDo de temps en temps n’a certes jamais tué personne, et, à l’occasion, je m’y suis adonné moi aussi, mais si chaque fois que je m’apprêtais à m’empoisonner avec un bigmac, on m’avait proposé à la place et pour le même prix une cuisine étoilée, mon inclination naturelle pour la gastronomie m’aurait naturellement porté vers cette dernière. Parce que, de fait, je sais encore distinguer entre le bon et le mauvais. Loin d’être anodine, cette comparaison culinaire semble être, à mes yeux, la plus pertinente pour décrire le maléfique dessein de Disney (je m’en prends à Disney ici, comme je pourrais m’en prendre à n’importe quel autre major ailleurs, quoiqu’aucune ne fasse montre d’autant de zèle) et en révéler les effets pervers. Il suffit de vous imaginer les malins génies de Disney derrière les fourneaux et vous, en salle, vous remémorant les promesses de la carte et attendant d’être servis ; le plat, vous l’aurez compris, étant le film.
Deux ans après l’entrée qui, déjà, avait le goût du réchauffé, vient donc le plat de résistance. Logiquement plus copieuse, l’assiette n’en demeure pas moins aussi peu ragoutante et mal dressée ; seraient-ce les restes de la dernière fois que je devine tapis sous cette épaisse sauce fumante ? Je crois bien discerner, en effet, les mêmes ingrédients que précédemment : des couches trop grosses, trop nombreuses et mal assemblées de péripéties, des retournements de situations mal décongelés (éboueur de la Starkiller dans l’épisode VII, on apprend dans celui-ci que Finn était également agent d’entretien du méga-vaisseau amiral de Snoke et, plus précisément, chargé de faire la poussière du traceur hyper-espace, une manne !), un bestiaire mal cuit et, là encore, en trop grande quantité (notez que vous pourrez bientôt le chasser vous-même ; il paît sous les sapins de Noël), des dialogues insipides et encore une bonne douzaine de trucs périmés depuis trop longtemps dont je n’ai aucune envie de faire ici le catalogue (vous y trouveriez, notamment et littéralement, la décongélation de la princesse Léia…). Bref, la question n’est plus de savoir si ce qu’il y a dans mon assiette est comestible, mais si je vais le manger jusqu’au bout et sans rechigner. Si critique il y a, c’est que, vous l’avez dans le mille, j’en ai bouffé jusqu’à la dernière miette, comme un grand garçon. Je mets toujours du cœur à l’ouvrage en matière culinaire, et moins par égard pour les chefs que pour le jeune padawan qui sommeille en moi, je tenais réellement à laisser une seconde chance à cette nouvelle carte (pas dit, cependant, que je me laisse convaincre par le dessert). Quant à le faire respectueusement et silencieusement, j’y ai mis la même application, le même soin, et la même correction que les cuisiniers de Disney : aucune. J’ai tout recraché.
D’aucuns me rétorqueraient, avec raison, que bien naïf serait celui qui, réellement, pense que la fraîcheur des produits importe beaucoup aux cols blancs de Disney et que la gastronomie est leur vocation première. Comme je le disais dans ma critique de l’épisode VII, si les aliments sont à ce point pourris, c’est que le vert y a été sciemment introduit. Et si la cuisine est aussi indigeste, c’est que son degré d’élaboration est directement corrélé à son rendement financier : elle sera d’autant plus lucrative qu’elle sera peu coûteuse à réaliser et donc, mangeable. Et l’effet pervers de cette pure logique de marché est le même qui accompagne chaque abus avide et cynique de l’homme : l’annihilation pure et simple. Sous le joug de Disney, le cinéma se nivelle ainsi par le bas, court à sa perte après le bénéfice et tend, à mesure qu’il s’enrichit, vers son extinction. Une forme de refroidissement cinématographique quoi.
Mais d’où vient alors le danger pour nous ? Vous l’avez probablement déjà anticipé, il vient comme suit : à force nourrir son public de plats fades et sans saveurs, seulement rehaussés en goût par des exhausteurs pyrotechniques, Disney le façonne à son image et l’astreint à devenir, un jour, incapable d’apprécier une bonne assiette. Ainsi, s’il l’on ne possède pas déjà en soi cette appétence pour le bon ou, au moins, cette curiosité pour d’autres formes de cinéma que celle proposée par Hollywood, on se retrouve condamné à ne plus jamais être en mesure de distinguer entre le bon et le mauvais. Aussi toute cette génération de spectateurs à laquelle Disney s’adresse plus particulièrement, et qu’elle biberonne depuis des années, est-elle déjà en ordre de marche. Le danger est donc le même encouru par la Résistance : succomber à la faciliter et plier le genou devant le joug du Côté Obscur. Là encore, ce nouveau parallèle, entre cette fois la fiction et la réalité, me semble légitime et pertinent. La seule force du film vient finalement du mouvement réflexif que l’on peut opérer sur lui : Disney endosse ainsi le costume de l’infâme Premier Ordre et les quelques spectateurs conscients de l’enjeu et du massacre qu’il perpètre, celui de la Résistance.
Quant à moi, dans tout ça, je ne suis plus certain d’en avoir encore quelque chose à faire. Aussi me contenterais-je dorénavant, depuis ma retraite sur la Bordure Extérieure, tout occupé à jouer aux cartes avec Yoda et Luke, et à me remémorer le bon vieux temps avec Anakin et Obi-Wan, d’esquisser un sourire plein de sympathie pour toute réponse aux appels à l’aide de la Résistance. Et peut-être, si l’occasion m’est donné de les revoir un jour, leur adresserai-je même un signe d’encouragement de la main.