Stereoscope par Messiaenique
Grâce aux grands sites d'hébergement de vidéos comme YouTube, un très grand nombre de courts-métrages sont accessibles en quelques clics. Une formidable occasion pour tous les curieux de découvrir toutes sortes de films de tous genres et de toutes nationalités. Personnellement, l'un de mes plus grands plaisirs consiste à découvrir quelques petites perles méconnues du monde de l'animation. C'est en lisant la chronique d'un Blu-Ray d'une version récente de La Flûte enchantée de Mozart que je suis tombé sur le nom d'un artiste sud-africain, William Kentridge. La puce à l'oreille, j'ai commencé à découvrir son univers avec l'un de ses films, Felix in Exile de 1994. Comme beaucoup d'autres, ce film d'animation traite de sujets politiques et sociaux – l'auteur étant conscient du passé colonialiste de son pays.
Une expérience qui m'a immédiatement donné envie de creuser le sujet. Comment arrive-t-il à créer un tel effet avec ces dessins au charbon et fusain ? Le travail de Kentridge ne consiste pas à rejeter les techniques traditionnelles d'animation : au contraire, il les emploie comme un nouveau champ de possibilités d'expression artistique, en renouant avec la tradition du palimpseste. Les dessins, une fois complétés, sont photographiés avec une caméra 35mm, puis effacés pour céder la place à l'image qui la succédera sur la même feuille de papier. Au terme de ce procédé fastidieux, chaque dessin antérieur laisse ainsi une trace de son mouvement, empreinte perceptible qui établit une nouvelle vision du travail d'animation. L'effet unique de cette méthode est d'autant plus flagrant quand l'on s'intéresse au début du film Automatic Writing (2003).
Les films-dessins / dessins-filmés de Kentridge doivent leur apparence distinctive aux techniques « maison » de l'artiste, qu'il décrit lui-même comme des « films de l'âge de pierre ». Chaque dessin, ultime témoin d'une série, montre les étapes successives de marques et effacements qui sont en permanence au bord de la métamorphose. Suspendus entre un état statique et marquant le mouvement, les dessins semblent redéfinir l'espace, Kentridge taillant le charbon pour en faire une matière vaporeuse et polymorphe. Les fluctuations incessantes sont parfois brutales, comme pour rappeler la gravité des sujets traités. D'une certaine manière, la prédominance du noir et blanc, l'absence de dialogue et l'utilisation d'intertitres font en outre penser au cinéma muet, plus précisément à expressionnisme allemand.
Bien que lourd de sens et émouvant, Felix in Exile demeure un brin trop statique, alors que l'idée de base de Automatic Writing s'essouffle rapidement. Mon favori reste Stereoscope, pour deux raisons simples : sa diversité et son rythme. Datant de 1999, c'est le huitième film d'une série d'animations réalisée depuis plus de dix ans autour d'un même personnage, Soho Eckstein, soit l'archétype de l'homme d'affaires au costume rayé, et possible substitut de Kentridge – l'auteur n'hésitant pas à inclure son autoportrait dans certaines de ses œuvres.
L'artiste y détourne le fonctionnement habituel du stéréoscope, en reprenant son fonctionnement à l'envers : à travers l'utilisation d'un écran divisé, on recoupe une réalité tridimensionnelle au sein de deux réalités complémentaires non-synchronisées. Esthétiquement, Kentridge unit les diptyques par le biais de câblages télégraphiques imaginaires. Ceux-ci donnent naissance à un chat qui devient magnétophone à bandes ou à des schémas électriques qui deviennent tour à tour tampon, téléphone ou machine à écrire. Les corps et visages se font objets et paysages. La foule fait place aux espaces vides. De l'aveu de l'artiste, ce court-métrage se veut être proche des travaux du futuriste russe Vladimir Maïakovski.
Plus personnel que son premier jet Johannesburg, 2nd Greatest City after Paris, Kentridge dépeint ici également la métropole sud-africaine avec un fort sentiment de claustrophobie. A partir de la cinquième minute, tout s'accélère. Le rythme annonce une montée de la violence jusqu'au chaos qui règne dans les rues, révélatrice de l'angoisse du protagoniste. Au moment de la réalisation de Stereoscope, des évènements similaires étaient survenus à Kinshasa, Moscou et Jakarta. C'est ainsi qu'on assiste à la destruction du tramway par les foules et l'explosion du chat noir métamorphosé en bombe...
Sans aucun doute, le charme des animations de Kentridge repose sur cette constante évolution de la matière et dans ce mystérieux sens de création artistique qui brouille les pistes. Certes, comme pour tout projet d'animation, Deleuze ne considèrerait pas ce travail comme du cinéma et le rapprocherait davantage des ombres chinoises. Il n'en demeure pas moins que l'impact émotionnel et la structure de Stereoscope en font une œuvre à part qui gagnerait à être plus connue.
http://offthebeatentracklists.wordpress.com/2012/05/08/william-kentridge-stereoscope