Il était une foi...
SUZANNE SIMONIN, LA RELIGIEUSE DE DENIS DIDEROT (Jacques Rivette, FRA, 1967, 135min) : 31 mars 1966, le couperet de la censure vient de tomber, Suzanne Simonin, La Religieuse de Denis Diderot, long...
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le 3 mai 2019
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SUZANNE SIMONIN, LA RELIGIEUSE DE DENIS DIDEROT (Jacques Rivette, FRA, 1967, 135min) :
31 mars 1966, le couperet de la censure vient de tomber, Suzanne Simonin, La Religieuse de Denis Diderot, long métrage réalisé par Jacques Rivette, se voit interdit d’exploitation en salles et à l’exportation, malgré l’aval favorable de la commission de contrôle neuf jours plus tôt. Sans même avoir vu le film, l’Office catholique français du cinéma (avec le soutien d’autres associations ecclésiales) exerce depuis des mois une pression morale sur les pouvoirs publics et le gouvernement du premier ministre Georges Pompidou afin d’empêcher la diffusion en salles de cette transposition cinématographique jugée « anticléricale » du roman de Denis Diderot : La Religieuse, publié en 1796. Sous l’autel de la République, bien loin de la loi adoptée le 9 décembre 1905 concernant la séparation de l’Église et de l’État, le nouveau secrétaire d’état à l’information, Yvon Bourges, cède aux requêtes œcuméniques et décide d’interdire toute exploitation du film à travers des motivations floues « pour ne pas heurter gravement les sentiments et les consciences d’une très large partie de la population » confesse t-il. L’onde de choc se répand très vite dans les milieux culturels où manifestes, éditos et articles de presse s’insurgent contre cette décision. Jean-Luc Godard en tête s’emporte avec virulence dans une lettre ouverte adressée au ministre de la « Kultur » André Malraux pour dénoncer ouvertement cette censure, alors qu’une bataille juridique s’engage par le biais du producteur Georges de Beauregard et l’avocat Georges Kiejman. Avec diplomatie, malgré l’interdiction en salles, et les réticences d’Yvonne de Gaulle notamment, le ministre de la culture autorise le film à être sélectionné au Festival de Cannes en mai 1966, et ainsi projeté dans le Palais des festivals. La séance cannoise se déroule sans incident et se ponctue même par des applaudissements nourris saluant positivement cette œuvre sobre, philosophique et loin du blasphématoire prétendu, rumeur alimentée de façon peu orthodoxe par les Églises catholiques lors du tournage du film dès le 12 octobre 1965. Après une bataille consciencieuse devant les tribunaux, le tribunal administratif annule en mars 1967 par le biais d’un vice de forme l’interdiction de projeter La Religieuse en salles. Le nouveau ministre de la culture Georges Corse consent à autoriser le visa d’exploitation du film mais en restreint l’accès par une interdiction aux moins de 18 ans. Le 26 juillet 1967, le film sort dans cinq salles parisiennes et le public attiré par la rumeur lui offre un vif succès avec 165 000 entrées en quelques semaines tout en allant se ruer dans les librairies pour s’arracher le roman de Denis Diderot, plusieurs fois réédité en 1967. Le director’s cut administratif intervient en 1975 avec la confirmation par le Conseil d’État de l’illégalité du refus de visa apposé au film initialement et permettre ainsi la vision au tout public et son exportation à l’étranger. Embarqué au cœur de l’une des plus célèbres censures du cinéma français, Jacques Rivette commentera ensuite s’être trouvé au milieu de cette affaire « sans l’avoir cherché ». Grâce à Acacias Films et au splendide travail de restauration en 4K de Studio Canal qui flatte la beauté du grain de la pellicule 35mm et optimise le son, les heureux cinéphiles que nous sommes pourrons découvrir en salles dès le 19 septembre 2018 cette version inédite entièrement restaurée.
Une œuvre majeure dans la filmographie de Jacques Rivette
Dès 1953, le cinéaste débute d’abord en intégrant, dès le numéro 23, la revue Cahiers du Cinéma, magazine de critiques de films dont sa plume incisive éreinte les metteurs en scène officiels de « la qualité française » (Claude Autant-Lara, Marcel Carné, Julien Duvivier) et prône pour un cinéma plus en phase avec la réalité sociale de l’époque. Entouré par une bande de camarades critiques cinéphiles (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Chabrol), tous collaborateurs du magazine mais aussi aspirants metteurs en scène, Jacques Rivette se lance dans l’aventure dès l’été 1958, en réalisant son premier long métrage Paris nous appartient. Faute de moyens financiers le long métrage ne sort en salles que le 13 décembre 1961 et rencontre un échec commercial. En marge de cet échec d’autres cinéastes formant une « Nouvelle vague » dans le cinéma français surfe sur le succès (Les Quatre Cents Coups de François Truffaut en 1959, À bout de souffle de Jean-Luc Godard en 1960…) ouvrant la porte de l’espoir vers une nouvelle façon de faire du cinéma. Cette nouvelle audience retentissante aide Jacques Rivette a gardé la foi dans ces desseins de productions cinématographiques. Avec conviction il propose au producteur Georges de Beauregard le projet d’adaptation littéraire du roman de Diderot. Au départ peu emballé par cette idée le producteur revient vers Jacques Rivette et l’encourage ainsi : « Je suis sûr que cela ferait un film magnifique ». Dans un premier temps, faute de moyens financiers, l’adaptation de La Religieuse n’avance guère et Jean-Luc Godard s’empare du projet pour créer en 1963 une pièce théâtrale au Studio des Champs-Élysées avec Anna Karina dans le rôle titre. L’expérience est un « vrai four » commercial mais aura permis de confirmer que l’actrice est l’interprète idéale pour incarner le rôle de Suzanne Simonin.
Jacques Rivette et son co-scénariste Jean Gruault reprennent les affaires en mains et inscrivent leur récit dans une libre adaptation tout en restant fidèle au roman initial. L’histoire narre le tragique destin de Suzanne Simonin enfant illégitime puis jeune femme envoyée contre son gré par sa mère dans un couvent au XVIIIe siècle afin de devenir religieuse. Le récit de ce véritable chemin de croix garde les trois axes centraux du livre en dépeignant les différentes relations et tourments psychologiques que Suzanne Simonin rencontrent avec les mères supérieures et sœurs du couvent : la bienveillance et la compassion, les sévices et le manque de liberté, l’attirance et le trouble sexuel. Un carton pré-générique rajouté à l’époque par le réalisateur pour calmer le scandale lors de sa sortie indique que les mœurs religieuses décrites dans le long métrage relate un autre temps. Le cinéaste opte pour une pertinente mise en scène austère, sans artifice, privilégie des décors dépouillés aux murs gris, utilise nombres de plans où les cloisons évoquent les barreaux d’une prison, pour narrer le chemin de croix de cette jeune femme privée de liberté au sein de cet établissement catholique. Jacques Rivette offre une réalisation classique mais audacieuse dans l’utilisation des sons en prise directe (constante des cinéastes de la Nouvelle Vague) le bruit du vent, l’intensification du tic-tac des horloges, les cris des enfants et une musique stridente pour amplifier le rapport dialectique entre l’image et le son, renforçant ainsi la notion du temps et les aspirations intimes de Suzanne. Le récit dénonce une pratique sociale (placement de force dans un couvent par l’autorité parentale et privation de dot), et met en lumière sous la forme d’un thriller psychologique à la lisière du fantastique, l’aliénation religieuse, où le fait d’enfermer un corps n’engendre t-il pas inévitablement d’enfermer aussi l’esprit ? À travers cette brillante narration, la figure allégorique de Suzanne Simonin (interprétée avec intensité et subtilité par la lumineuse Anna Karina), représente ici la liberté d’expression et la révolte face à tous les obscurantismes religieux et plus généralement contre toutes les formes répressives des différents pouvoirs. De son calvaire Suzanne ne trouvera son salut que dans la fuite terrestre… « Toute œuvre d’art essaye d’être une œuvre qui provoquera le spectateur, en le poussant dans ses retranchements. Nous n’avons pas du tout cherché le scandale mais à mettre sur pellicule un sujet qui soulève tout un tas de questions passionnantes » confiait sagement Jacques Rivette lors de la sortie de ce long métrage. À l’heure où les libertés d’expressions sont toujours mises à mal, pouvoir revoir dans un plus bel écrin encore cette œuvre-manifeste qui fait écho à des questionnements contemporains bien vivaces est une chance. Fidèles cinéphiles, Suzanne nous appartient.
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le 3 mai 2019
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