Dans ce dernier film avant sa mort, Nagisa Oshima amène à nouveau l’homosexualité sur des terres où elle est présumée s’illustrer par son absence. Vingt ans après Furyo, il réalise donc Tabou, où un androgyne intraitable fait son entrée dans une milice de samouraïs chargée de protéger le shogun au moment où le Japon va devoir s’ouvrir à l’Occident (1865). Il suscite le trouble dans les rangs de Shinsen Gumi.
Formé de blocs narratifs sèchement compartimentés, Gohatto est académique tout en inspirant un côté "serial", justifiant ces enchaînements d’un rigueur confinant au réductionnisme (dans le récit et dans la réalisation). Oshima soigne son film comme un pur travail de reconstitution, très approprié et emphatique à la fois (avec déférence à l’ère du muet), sans cesse chahuté par le désir de ses protagonistes. Il agit comme un chef-d’orchestre pervers, forçant l’unité de sa troupe tout en mettant à l’épreuve ses résistances.
Il n’est pas question de transgression, mais plutôt d’ambiguïté. Les intentions de Sozaburo Kano restent troubles, y compris pour lui-même. Son attitude envers l’ordre établi est paradoxale, car il est à la fois un renfort pour l’autorité par ses actes, alors que son identité répand la subversion. L'ensemble des protagonistes est piégée dans un entre-deux, celui de la transition historique, des normes sociales traditionnelles et étrangères, finalement celui de la mise à distance et de la revendication de son attirance homosexuelle. L’action codifiée par la milice en devient d’autant plus cathartique, purgeant les désirs non consommés et opérant le tri entre les contradictions insolvables.
Oshima est un cinéaste à scandale, celui de L’Empire des sens ; on peut apprécier son style et s’interroger sur cette dimension polémique, tant elle semble dérisoire, tant dans le point de vue (lisse et complexe, et non orienté) que les démonstrations (quand il y a transgression à l’écran, elle reste douce et surtout, justifiée, sans déborder). Mais surtout, elle semble futile par rapport à la puissance de ces récits et la subtilité (potentielle et éventuellement avérée) du traitement d’Oshima. Tabou confirme, car il ne présente rien d’explicitement choquant ou contestataire ; son ambition consiste à montrer la gestion des pulsions à l’intérieur d’institutions rigides et repliées. Il le fait avec un réalisme et finalement, dans les dernières séquences, un onirisme, toujours fidèles à leur sujet, toujours internes à l’univers choisi, lequel est peint avec précision et intuition.
Tabou est simultanément le tableau vivant d’un univers et d’un sentiment bien identifiés. Ou comment le désir nourrit la vigueur des institutions et des hommes, mais menace de détruire l’édifice et rompre l’harmonie. Oshima filme à merveille cet équilibre suspect renvoyant à l’inhibition du shudō au Japon lorsque la modernité occidentale est venu briser ses traditions. Décontextualisé, Tabou nous montre la consanguinité érotique d’un ordre refusant de sentir sa mort imminente (avec celle du shogunat – cette milice ne dura que 7 ans) et déguisant la régression par une régulation et un sérieux excessifs.
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