En 1976, l’Amérique a connu coup sur coup, le Viet-Nam, l’assassina de Kennedy et de Martin Luther King, et le Watergate. Elle découvre soudain, qu’il ne suffit pas d’avoir une télévision pour connaître le bonheur. Le pays est à la dérive, sous le choc de ses blessures et de ses illusions perdues, violé et pantelant dans sa naïveté. Le peuple ne croit plus en grand-chose. Il a attrapé la gueule de bois. Un autre pour qui le réveil est difficile, est Paul Shrader. En 1970, il est en pleine procédure de divorce, et vient de se faire joliment largué par sa maîtresse. Seul, sombrant jour après jour dans la dépression, il erre dans New York à la faveur de longues promenades nocturnes qui le conduisent généralement dans l’obscurité des
salles X. Schrader est scénariste et comme il sent qu’il lui faut écrire quelque chose si il ne veut pas imploser définitivement, il écrit en cinq jours une histoire sordide et flamboyante, débordant de tristesse et de colère rentrée, tirée du plus profond des ténèbres de la rue et de son âme.
De ce scénario, Martin Scorcese fera six ans plus tard « Taxi Driver ».
En nous narrant l’escalade dans la folie de Travis Bickle, le réalisateur et son scénariste nous content l’histoire d’un homme usé par la guerre et la violence, et totalement séparé du monde qui l’entoure. Seul, désespéré, Robert DeNiro incarne un personnage incapable de communiquer avec les autres, et qui ne fait que contempler le ballet de la métropole qui défile sous ses yeux. Insomniaque, il tourne en rond à travers les rues pour tuer le temps et « être payé à rester éveillé ». C’est un homme auquel la vie glisse entre les doigts, il existe une distance entre lui et les autres qui le maintient dans un rôle d’observateur. Au cours de ses déambulations dans Manhattan, il assiste à des fragments de vie, embarquant toutes sortes de personnes dont il croise pour quelques instants l’existence, sans pouvoir échanger avec eux.
Du reste, en a-t-il seulement l’envie ? La vie est un spectacle dont il exclu, mais qui dans le même temps le révulse, peut être parce qu’elle ne lui a pas donné de rôle justement. De Harlem à Brooklyn, Travis croise le chemin de toxicomanes sans le sou, tout un univers de casseurs, de clochards et de prostituées, qu’il observe dans un mélange de fascination et de haine viscérale. Seul affectivement, il navigue des femmes de joie constamment ouvertes, mais feignant l’amour contre de l’argent, et les autres femmes, plus inaccessibles les unes que les autres. Bickle ne peut soutenir le regard d’une femme, ni lui adresser la parole, et il reste sans cesse seul, comme face à une statue divine. L’amour en est devenu pour lui une simple idée, abstraite, et la femme une étrangère. Travis ne peut plus même concevoir l’idée de plaire, et se réfugie dans le porno, seul endroit où, il peut trouver la concrétisation de ses désirs.
Ces effusions de chair ne sont pas l’expression d’un esprit pervers, mais un remède qui traduit sa soif d’amour, sauf qu’elles le maintiennent à sa place d’observateur, le renvoyant à sa situation au volant de son taxi.
Et plus il est révulsé par ce mélange de sexe, de drogue, et de déchéance, plus il en vient à idéaliser la femme parfaite, qu’il va vouloir trouver en la personne de Betsy, la conseillère en communication du candidat à la primaire Georges Palantine. Mais cet amour échouera naturellement, car une frontière invisible sépare le chauffeur égaré de la secrétaire cultivée, mais elle aussi enfermée dans un monde de pacotille où tout est faux. Chacun à sa manière vit en dehors de la vie réelle. Le peuple et les élites qui prétendent le représenter n’ont jamais été aussi éloignés lors de ce rendez-vous qui s’achèvera si tristement, ou lorsque Travis prendra Palantine dans son taxi et que les deux hommes discuteront, séparés par une vitre.
Le plus cruel est que Travis voulait être un héro. Il aurait pu revenir couvert de gloire des marines, mais il s’est trompé de guerre. C’est encore parce qu’il veut faire le bien à sa manière, qu’il voudra sauver Iris, la jeune prostituée jouée par Jodie Foster, et qu’il ira jusqu’à tuer pour elle, avant de trouver la paix et la reconnaissance qu’il avait espéré jusqu’au bout, dans la dernière séquence qui peut être aussi bien vraie, qu’être une dernière vision d’un mourant s’imaginant qu’il a enfin pu faire le bien.
Mais partout on refuse son aide, qu’il offre son amour ou sa protection. Défiguré par la perte de ses espoirs, personne ne veut de lui : Iris préfère encore sa condition de prostituée que de retourner chez ses parents, et Betsy fuit devant cet homme, lui préférant littéralement Georges Palantine. Refoulé, repoussé de toute part, Travis finit par ne plus pouvoir en supporter davantage, et décide d’abattre Palantine pour se venger, avant d’aller exterminer Sport, le mac d’Iris, et toute sa bande. N’ayant pu trouver sa place nulle part, dominé par tous ceux qu’il croise, Travis ne parvient qu’à se faire reconnaître que par les armes et la violence, le pistolet devenant son seul outil pour interagir avec ce qui l’entoure. Que lors de la scène où Travis va tenter de s’approcher du candidat, Robert DeNiro porte un badge « we are the people », n’est bien entendu pas innocent. Le chauffeur verre de terre qui creuse son trou en long et en large dans la Grosse Pomme représente l’Amérique tout entière, défigurée (scalpée) par la décennie, sans but, qui ne sait plus comment parler à l’autre, qui regarde, hébétée, l’ancien monde finir de disparaître, et n’a plus d’autre choix que de mourir dans un dernier soubresaut, quand Bickle laissera éclater son dégoût de ce qu’il est devenu, (de ce que l’Amérique est devenue), et enverra tout promener dans un geste pour une fois héroïque, baroud d’honneur pour un soldat né trop tard dans un monde trop vieux.
Etrangement, on se dit que notre monde a peu changé depuis l’année 1976 : les grandes villes sont toujours aussi lourdes et tristes, les gens sont toujours aussi seuls, et errent toujours à la recherche d’amour et de sens à leurs vies.
Et parfois, nous continuons de nous jeter sur la mort parce que c’est la seule manière de faire enfin quelque chose de grand.
Peut-être si demain vous montez dans un taxi, et que vous croisez dans le rétroviseur un regard furtif, triste et sauvage à la fois, qui vous pénètre comme un coup de couteau, peut-être y penserez-vous ?