Il faut s'arrêter deux secondes sur l'année 1971, année extraordinaire et incroyable dans la carrière de Fleischer, cinéaste qui l'est tout autant. Ce mec encore sous-considéré (même si c'est en train de changer) a absolument tout fait, des films noirs des années 40 aux superproductions des années 50, des péplums comme des westerns ou des films fantastiques dans les années 60 et 70, et - enfin - quelques navets dans les 80's en toute fin de carrière. Ce réal a souvent été sous-considéré à cause de cet éclectisme, et de la longueur de sa filmo, mais il y a pourtant bien une oeuvre personnelle qui se dégage de l'ensemble. Et puis il y a 1971 (je parle à chaque fois des dates de sortie française) où Fleischer réalise - de ce que j'ai vu - ses deux meilleurs films. C'est l'équivalent chez Hitchcock de son année 1959 où sortent ses deux plus grands films, la mort aux trousses et Vertigo. C'est pareil aussi au niveau des thématiques et des mises en scène, c'est à dire que les deux films de Fleischer sont à la fois très proches, et en même temps très éloignés, ils sont les deux faces d'une même pièce, et ils fonctionnent ensemble, et ensemble ils aident à mieux comprendre le cinéma entier du cinéaste et le cinéma de toute l'époque à laquelle ils appartiennent. 71 pour Fleischer c'est L’Étrangleur de Rillington Place qui sort chez nous en octobre, et Terreur Aveugle donc, qui arrive dès le mois de novembre. Deux films en un mois. Les deux se rapprochent par leur sujet et leur style, se sont des films de terreur, presque des films de genre, mais tout deux, autre point commun, réalisés avec une mise en scène d'une ampleur, d'une complexité et d'une maestria absolument époustouflante. C'est d'ailleurs hallucinant - même s'il avait donné le "la" avec le magnifique Étrangleur de Boston quelques années avant (1968), de voir un cinéaste dit classique se frotter au film de genre, un truc rugueux et sale, avec autant de réussite. Ce qui différencie ces deux films très proches est sans doute ce qu'il y a de plus intéressant à analyser, et c'est vraiment çà qui pour moi en fait un pendant du tandem Mort aux Trousses (film solaire et d'action, film purement physique) / Vertigo (film mortifère et d'apesanteur, film purement mental). Rillington Place raconte l'histoire d'un assassin qui bute ses voisins et qui ne sort donc jamais de chez lui. Tout le film se passe dans un micro appartement, et Fleischer redouble d'inventivité pour rendre sa mise en scène passionnante. Il n'y a quasiment que des plans-séquences. Terreur Aveugle raconte l'histoire d'une jeune femme devenue aveugle suite à un accident de cheval (sublime Mia Farrow) pourchassé par un assassin sanguinaire qui a déjà assassiné toute sa famille dans leur riche demeure (elle vit avec son oncle, sa tante et sa cousine). Et là, au contraire, le film bouge tout le temps, l’héroïne est toujours en mouvement, la mise en scène est ample, virtuose, on sort, on rentre, on va dans la boue, dans la forêt, on monte des escaliers, on passe par des fenêtres, bref, ça n'arrête pas. Le génie de Fleischer vient du fait que n'importe quel autre metteur en scène aurait enfermé un personnage aveugle (lui aurait donné l'espace du tueur de Rillington en somme). Il n'y a qu'à voir le film raté de Terence Young avec Audrey Hepburn sur le même sujet, Seule dans la Nuit, raté car théâtral, on se sort pas de la chambre de l’héroïne, car comme elle est aveugle, Young pense qu'elle ne peut pas bouger. Fleischer fait justement tout le contraire : comme elle est aveugle, il propose au spectateur de voir tout ce qu'elle ne peut pas voir et sa mise en scène est une magnifique introspection de la psyché de son héroïne, on voit tout ce qu'elle imagine (pourtant il n'y a jamais de caméra subjective hein, il est beaucoup plus intelligent que ça), et tout n'est que mouvement et panoramique. C'est d'une beauté sans nom, la photographie incroyablement magnifiée par la récente restauration bluray aide beaucoup à cela. Bon, mais ce n'est pas tout. L'autre grande différence / grande idée, c'est que dans Rillington, le héros est l'assassin. Un assassin abject, vil, qui tue une femme enceinte, notamment, mais c'est le héros tout de même. Du coup, on a l'impression de le connaitre, de partager son quotidien, presque de s'identifier malgré nous. C'est saisissant. Dans Terreur Aveugle, l'héroïne est la potentielle victime. On voit tout de l'autre côté, ces deux films formant un gigantesque champ / contrechamp sur la question du mal : bourreau et victime. D'ailleurs, dans Terreur Aveugle, on ne voit jamais, sauf sur la dernière scène, le visage de l'assassin, on sait pas qui il est, on ne voit que ses bottes, et c'est tout. C'est dire si pour Fleischer cela n'a aucun intérêt, ce personnage n'est qu'un postulat : il représente le Mal et il est un vecteur de récit : il est ce qui fait se mouvoir l'héroïne. Je conclus avec ce qui est sans doute le plus important de l'affaire, des considérations de mise en scène pure : dans Rillington, la mise en scène est un héritage parasité de la mise en scène classique. On sent clairement que Fleischer rend hommage au Voyeur de Michael Powell ou a plusieurs grands films d'Hitchcock. On peut aussi y voir du Lang, son personnage est très proche de celui d'M le Maudit par exemple. Comme si Flesicher tirait ce cinéma classique vers une contemporanéité tout en en gardant la sève intacte. Dans Terreur Aveugle, qui sort un mois plus tard, c'est tout l'inverse. Sa mise en scène est toujours aussi maitrisée et belle, mais il regarde ailleurs, il regarde devant lui, et dans les marges, du côté du cinéma de genre. Ce film-là est déjà un film de De Palma, c'est aussi un très grand Giallo (genre qui explose à la même époque), et j'irais même jusqu'à dire qu'il annonce des films de grands malades comme le Schizophrenia de Kargl ou le Possession de Zulawski. Bref, ces deux films ensemble sont, j'en suis intimement persuadés, un jalon important dans l'histoire du cinéma moderne, et je n'ai pas fini de les revoir et les revoir encore...