Conte cruel de sang et de pluie
J'ai (quasiment) découvert le cinéma coréen à travers the Chaser, thriller à la fois terrifiant, d'une grande beauté formelle et d'une réelle originalité.
Le pitch, la traque d'un psychopathe, semble pourtant on ne peut plus classique :
- d'une part un serial killer, qui massacre consciencieusement les jeunes femmes (pas seulement) avec un attirail de bricoleur (et une préférence pour le marteau et les ciseaux à bois), sur fond de mystique chrétienne ou freudienne, plus freudienne que chrétienne, en tout cas très allumée;
- d'autre part un maquereau ex flic, qui veille à la bonne gestion de sa petite entreprise (qui commence à connaître la crise) et s'inquiète des disparitions de ses filles (trois d'entre elles ont croisé la route du tueur au marteau) et de leur revente éventuelle à des concurrents;
- le hasard, ou le destin, fera tomber (au sens premier) le tueur sur le maquereau.
Mais, à des niveaux multiples, le récit est appréhendé avec la plus grande originalité.
Tout d'abord le tueur est presque immédiatement identifié, presque aussi rapidement arrêté et il va même jusqu'à reconnaître, sur un ton passablement inquiétant, sa culpabilité. La traque n'est donc pas celle du meurtrier mais celle du lieu inconnu, celle de l'antre où il exécute ses victimes - une représentation, très glauque de l'enfer (avec un aquarium au contenu déconcertant ...)
Le montage alterné, avec les enquêtes parallèles du héros et des flics (régulièrement à côté de la plaque) complexifie également le récit, d'autant plus qu'elles interfèrent également avec des récits liés et parallèles, les déambulations du psychopathe, la fillette, la femme tentant de se libérer - ces entrecroisements se révélant d'ailleurs d'une grande fluidité et très rythmés.
La dimension comique (dans un film qui ne l'est certes pas) offre également un cadre original au récit et permet d'échapper aux lourdeurs et aux complaisances souvent caractéristiques du genre. Elle offre ici des temps de respiration salutaires entre plages d'angoisse haletante et explosions d'extrême violence (au demeurant peu nombreuses, deux scènes de massacre, plusieurs combats certes très sanglants). Les sources de l'humour sont multiples, entre dérision (le héros s'inquiétant d'une brûlure sur les sièges de sa voiture alors qu'il lutte pour la survie de la femme) et burlesque (les querelles et les combats collectifs impliquant la colonie des policiers) - avec une mention spéciale pour toutes les scènes traduisant la nullité absolue de ces derniers (on peut songer à cet instant à Memories of murder) et pour le factotum du héros, à la fois gentil, dévoué, rapide à la course (mais sans savoir vers quoi il court ...), un peu ahuri et très gaffeur. L'instant où le film bascule, de façon presque irréversible, dans le drame, se confond peut-être avec celui où le maquereau soucieux de son entreprise et de ses filles se transforme en homme à la recherche d'une femme et en charge (imposée, imprévue, difficile) d'une fillette. On y reviendra.
La ville, Séoul, assez atroce, entre grisaille permanente, murs lépreux et néons des enseignes, et chaos automobile, constitue un personnage à part entière de l'histoire. Son omniprésence, ses bruits incessants qui envahissent toutes les scènes extérieurs, son enferment tentaculaire contribuent à façonner les êtres qui s'y déplacent et leurs relations aux autres êtres. Le film ne présente que deux ou trois plans d'ensemble de la ville, d'autant plus significatifs donc, toujours de nuit, entre quelques taches lumineuses et un noir total ...
A cette omniprésence très pesante de la ville est sans doute liée une critique sociale (certes pas prédominante), un point de vue plutôt - les conditions de travail (ici celui des prostituées, en métaphore), le marché banalisé et sordide du sexe, la tristesse glauque des intérieurs, tout cela dégage une sensation profonde de solitude et de désespérance - sous l'oeil indifférent des officiels, dont la seule préoccupation est le paraître, avec ici le passage subliminal d'un ministre dont l'unique effet est de suspendre l'enquête sur les meurtres et d'entraîner la libération du meurtrier (au nom de l'image de l'autorité, "s'il était innocent ...") pour privilégier la mobilisation de la police sur l'arrestation d'un fauteur de trouble (et lanceur de merde, tout est dit) qui a manqué de respect au fameux ministre.
Tout cela suffirait à donner à the Chaser une image extrêmement originale. Il faut y ajouter, et c'est aussi important, l'extraordinaire maîtrise de la mise en scène, d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'un premier film et d'un très jeune réalisateur ...
... l'image, en gris métallisé, glacé, glacial et glaçant. Mais le traitement de la couleur n'est pas monochrome. On passe en effet de ce gris de fond (encore renforcé par les effets de pluie) à une tonalité jaunâtre, assez glauque et poisseuse dès que l'on s'approche de l'aire du tueur - c'est particulièrement flagrant et remarquable lors de la toute première incursion ...
... le traitement du son est à l'avenant, à la fois multiple avec des éléments parfaitement distincts, en particulier pour les bruits de la ville, souvent hors champ ou s'étendant bien au-delà du champ, ou anticipant les images à venir ...
... le montage, très nerveux, très dynamique, se fonde sur l'enchaînement de plans très brefs, saccadés, avec des pauses souvent amenées par des gros plans creusant les visages (mais qui n'en disent pas beaucoup plus) ...
... la musique qui part de quelques accords produits par une seule guitare, pour tourner au long du film à une sorte de marche funèbre, avant de revenir, à la toute fin, à une composition à base de guitares, mais bien plus riche.
On peut aller encore plus loin. Le thriller nous conduit en effet aux frontières du conte et même du mythe. L'histoire d'un homme qui pousse un rocher jusqu'au haut d'une pente où le rocher ...
MYTHES DECISIFS
La morale est déclinée en trois temps :
- la femme torturée martyrisée, s'évertue tout au long du film à se débarrasser de ses liens, y parvient et au moment où elle est libérée, ce qui semblait totalement impossible, le destin (ou l'extrême sadisme du scénariste, presque au-delà du tolérable) lui fait à nouveau croiser son bourreau. Couche définitive de noir ?
- l'homme court, court, il passe son temps à courir, jusqu'à l'épuisement, souvent après rien, pour arriver, souvent nulle part, souvent trop tard. Image, désespérante, de la vie ?
- les dernières images le découvrent, apaisé, à côté de la fillette, abîmée mais sauve.
Espoir ?