Dans un tweet écrit par Jamal Khashoggi quelques mois avant sa mort, le dissident et journaliste saoudien compare les bons citoyens aux abeilles qui, dit-il «aiment leur nation et la défendent en toute vérité et droit». Devenu journaliste indépendant au service du Washington Post, où il avait sa chronique internationale, Khashoggi était un analyste d’autant plus écouté qu’il connaissait par cœur le régime saoudien pour y avoir exercé de nombreuses années.
Son travail de sape de la politique de Mohammed ben Salmane, prince héritier du royaume, trouvait chaque jour davantage d’écho dans l’opinion internationale. Mais cela occasionnait également sur les réseaux un nombre croissant de réactions négatives, ce qui n’avait de cesse de l’interloquer. C’est en se rapprochant du jeune dissident Omar Abdulaziz, réfugié à Montréal, que Khashoggi prend conscience de la stratégie de désinformation à grande échelle mise en œuvre par le régime saoudien via les nouveaux médias numériques, Twitter en tête.
En effet, dans un pays - l’Arabie Saoudite - connecté à plus de 80 %, contrôler les réseaux c’est s’assurer du soutien de l’opinion publique saoudienne. Pour ce faire, une armée a été levée par le régime, de plusieurs centaines d’informaticiens, chacun gérant plusieurs dizaines de comptes Twitter. "Cette armée", explique Omar, "ce sont les mouches". Objectif : noyer toute forme de contestation du régime sur les réseaux sous un tombereau de commentaires négatifs. Et en retour, assommer ces mêmes réseaux d’un grand nombre de publications à la gloire de la politique de MBS. Face au pouvoir des mouches, Omar Abdulaziz, véritable héros en second de l’histoire, a une idée géniale : mettre en place une armée citoyenne adverse, capable de combattre les mouches sur leur terrain. Nom de l’opération : les abeilles ! En quelques semaines, une armée de plusieurs centaines de citoyens-abeilles, équipés de plusieurs cartes SIM va tenir la dragée haute aux mouches du régime. Le 2 octobre 2018, l’armée des cyber-bees réussit même à faire reculer sur le territoire saoudien le hashtag pro-régime "Vision 2030" supplanté par celui des abeilles résistantes.
Jamal Khashoggi n’aura pas le temps de savourer cet exploit qu'il aura lui-même financé.
Le 2 octobre, il se rend au consulat d’Arabie Saoudite à Istambul pour obtenir les papiers qui lui permettront de se remarier. Il n'en sortira jamais.
Au même moment, une délégation d’une quinzaine d’officiers saoudiens vient de prendre ses quartiers dans le bâtiment. Les frelons.
Le rapport d’enquête, établi pour l’essentiel sur l’enregistrement sonore des évènements, indiquera que le dissident a été tué sur place et son corps démembré, découpé à la scie.
La barbarie à l’état pur.
Une enquête courageuse à ne pas manquer.
8/10 ++