[Critique publiée dans CinéVerse]
Primé au Festival d’Annecy, le film d’animation d’Andrey Khrzhanovsky a impressionné critiques et festivaliers par la richesse de ses techniques d’animation, comme celle de ses références artistiques. Un long métrage exigeant, poétique et engagé, contre les ravages de la censure artistique.
De nos jours, 30 000 pieds au-dessus du sol, les passagers d’un avion de ligne quittent le ciel russe, traversant imperceptiblement les frontières pour gagner l’Europe de l’Ouest. Au cours de ce périple tout ce qu’il y a d’ordinaire, ils profitent du confort aérien moderne, zappant d’un film à l’autre sur l’écran télé de leur siège. Le rideau de fer est bien loin. Le choix est libre, l’offre est pléthorique, et le mondialement connu Harry Potter de Chris Columbus succède au plus confidentiel La Porte Illitch, film soviétique largement censuré par le régime communiste de Khroutchev.
C’est par cette allégorie que débute, en prises de vues réelles, The Nose or the Conspiracy of Mavericks, illustrant cette liberté chèrement acquise par les peuples. Des peuples qui peuvent circuler librement. Des peuples qui peuvent produire et accéder à une multitude de cultures, sans obstacle ni censure. Mais cette liberté est si fragile…
Partant de cette situation (relativement) confortable de notre époque moderne, Andrey Khrzhanovsky – qui ne manque pas d’égratigner Vladimir Poutine sur le conflit en Crimée, au passage – déploie un vaste éventail de la censure artistique en Russie tsariste et soviétique, depuis l’écrivain Nikolaï Gogol jusqu’au compositeur Dmitri Chostakovitch, en passant par le metteur en scène Vsevolod Meyerhold ou le réalisateur Sergueï Eisenstein – parmi la longue suite des artistes brimés, censurés et assassinés par les régimes de Moscou.
Le réalisateur remet en lumière, en trois actes, trois « rêves », les films, tableaux, sculptures, pièces de théâtre… censurées autrefois en Russie. Le fil rouge de son récit sera l’opéra de Chostakovitch, « Le Nez » adaptation de la nouvelle de Gogol, classique du théâtre de l’absurde. L’œil de Moscou avait vraiment le Nez… dans le nez. Si Le Nez de Gogol avait été censuré par le tsar Nicolas Ier en 1836, Le Nez de Chostakovitch le sera par Staline, en 1928.
Cet opéra permet à The Nose or the Conspiracy of Mavericks d’alterner des procédés d’animation aussi originaux que variés, brossant sur plusieurs siècles, un large panorama de la recherche picturale russe. Peintures classiques, archives en noir et blanc, lithographies, lavis encrés, estampes, iconographie d’avant-garde… tous ces formats ancestraux s’animent sous nos yeux, par la magie du « cut out », cette technique d’animation par découpe de papier. On repense au récent et magnifique La Passion Van Gogh qui animait les toiles du maitre néerlandais, ou alors, plus légèrement, à la série South Park, qui a popularisé ce savoir-faire.
Il est ainsi particulièrement émouvant de voir revivre sur nos écrans ces œuvres et leurs auteurs, martyrisés par la doctrine Jdanov et l’idéologie du « réalisme socialiste ». Cette idéologie qui considérait que les ouvrages artistiques devaient être compréhensibles par les masses populaires, et que toute autre ambition artistique formelle n’était qu’un dévoiement bourgeois de l’Art. En ce sens, The Nose or the Conspiracy of Mavericks est un film aussi méticuleux que ces glorieux aïeux, aussi exigeant… et aussi hermétique pour les non-initiés. C’est un film qui se mérite, comme l’on dit, et qui nécessite une solide culture russophile, pour reconnaitre toutes les références qui apparaissent à l’écran, et ainsi saisir toute la subtilité de la narration et de leurs enchainements. On peut alors craindre que ce film ne touche qu’une petite portion de spectateurs, et fasse piquer du nez les autres.
Pourtant, l’Art doit-il forcément être facile à comprendre, doit-il être agréable ? Probablement pas. En cela, The Nose or the Conspiracy of Mavericks est une véritable œuvre d’art. Que l’on pourra bien sûr zapper, sur nos écrans télés dans nos avions, dans le monde frénétique qui est le nôtre.
Parce que la liberté culturelle permet cela : le choix de voir, comme de ne pas voir.