De Blue Valentine, on avait retenu l'acuité folle d'un réalisateur qui disséquait sur le temps long les affres d'un couple de prolo de l'Amérique profonde, de la rencontre originelle à l'effondrement pathétique, bercé d'un espoir désespéré celui de repartir, de continuer, malgré tout. Sur ce film soufflaient deux vents contraires. Un vent chaud et doux, une brise volée et musicale, une drague maladroite au son d'un ukulele, des sourires... Et un vent glaciale, irrépressible chant d'un hiver sentimental qui couve, encore retranché dans les confins de leurs poitrails, mais qui, aux premières neiges, sonnera le glas, dans une chambre d'hotel plus sordide que romantique. Avec The Place Beyond The Pines, son second long métrage, Cianfrance se taille trois costumes qu'il porte à merveille.

A bien des niveaux, Cianfrance se joue de différents phénomènes d'attraction vis à vis du spectateur, le renvoyant à ses propres distractions et aux motifs de sa venue en salle. Le film s'ouvre sur un très long plan séquence qui n'est pas sans rappeler les rugissements de Drive, film auquel TPBTP est trop comparé alors qu'il tend à s'en détacher fortement. Certaines choses les rapprochent tout de même. Ce plan séquence donc, qui suit de sa caravane à sa moto un Ryan Gosling qui feind de camper le même personnage. Regard glaçant, jeu dangereux, distance frondeuse, négligé sexy. L'attraction se joue ici à trois niveaux. Tout d'abord il est difficile de s'extirper d'un plan séquence, encore moins quand il est mené de la sorte. La prouesse technique accroche l'oeil du spectateur et le mène d'un endroit à un autre, le balade gracieusement, du stress solitaire aux vrombissements compulsifs des bécanes.

Le spectacle. Ces motos qui s'entrecroisent dans une cage, dans un vacarme assourdissant, fonctionnent comme un catalyseur électrique. Elles déplacent le regard du personnage à l'objet, et avec lui la tension du visage de Gosling à ce terrifiant jeu de triolisme frénétique. L'attraction n'est plus attirance, elle devient divertissement, un divertissement dangereux. Et de fait, elle détourne. Trop absorbé par l'emphase géniale de ce temps réel qui nous ape, on perd le protagoniste et on ne peut plus que l'imaginer tourner dans cette cage d'acier, cette prison de ferraille dans laquelle il est parti s'enfermer. Etrange paradoxe : c'est comme si Easy Rider venait d'être mis sous les verrous, le symbole de la liberté, de l'Americana, volontairement cloitré dans un espace ridicule, à faire le singe pour des pecnos. Et notre regard de se retrouver, à son tour, emprisonné dans ce plan terriblement libre qui nous présente une première chute. Celle de la liberté.

La chute de Gosling elle, viendra plus tard. Le chambardement effectué par Cianfrance au milieu de son film est fulgurant. Après avoir joué de son attraction, le mec de Drive, le ténébreux, l'acteur nouvellement bankable, il la dépose à la lisière du bois, et commence un autre film. L'attraction est brisée, comme un jouet, et les choses sérieuses commencent alors. Cianfrance nous assène deux coups : la perte de la valeur refuge et l'obligation de devoir continuer sans elle, de devoir affronter le futur sans cette gueule qui commençait tout juste à devenir attachante. Et c'est seulement que Cianfrance ouvre le coeur de l'Amérique...

Déjà dans Blue Valentine, le réalisateur américain dépeignait le quotidien d'un couple tout ce qu'il y a de plus moyen, une sorte de couple témoin, dont la banalité était une violence à elle-seule. Cianfrance reprend cette ambition réaliste avec charge de détails et une recherche éprouvante pour coller au désenchantement d'une certaine classe moyenne, vaste concept mais concept vague, dont il tente une approche quasi historique en étirant son récit en trois temps.

Son récit séquencé donne à voir l'évolution des WASP du nord-est américain sur presque deux décennies, loin des clichés ultra-xénophobes comme pouvait en véhiculer American History X, mais aussi très loin d'un confortable Wisteria Lane et des tracas presque mondains des Desperate Housewives ou du cynisme de American Beauty. La veine de Cianfrance est beaucoup plus empathique, plus terre à terre, plus brute. Ici le racisme est larvé, insidieux (voir le personnage de Ray Liotta). Ses personnages ne sont pas des paumés, ce sont des gens qui essaient de s'en sortir. Comme si une odeur de crise s'invitait dans chaque burger. Une crise qui dure... sur presque vingt-ans. L'aveu est presque terrifiant. Cette petite caste moyenne et blanche, déboussolée, qui se bagare, n'arrive pas à s'extraire d'où elle vient. Cianfrance raconte l'évolution sociologique de l'Amérique, le métissage et surtout la reproduction sociale sans fin des déclassés.

C'est là que son découpage prend tout son sens. En étirant son récit sur la génération qui suit, celle des "fils de", le réalisateur achève l'idée d'un possible ascenseur social pour qui veut bien le prendre. Un seul a eu l'occasion de le prendre. C'est le personnage de Cooper, déjà un "fils de", et à quel prix ? Il s'est fourvoyé, il s'est corrompu. Les enfants de Cooper et Gosling repartent dans un affrontement figé, où la drogue et l'oubli sont les seules échappatoires, où l'arrogance du parvenu continue de molester la fragilité de l'orphelin.

En réalité, Cianfrance dépouille les mythes fondateurs de l'Amérique. Il les élève puis les filme dans leur effondrement. La figure du père par exemple, cette place impossible à prendre, impossible à trouver, cet amour qu'on ne peut pas donner ni transmettre. Gosling échoue à être un père parce qu'il n'arrive pas à renoncer à l'adrénaline et à l'apparente facilité. Cooper renonce presque à en être un, par dégoût, par traumatisme.

Plus belle encore est la chute du héros, ce personnage dont les Etats-Unis raffole, symbole du sacrifice patriotique, du devoir accompli, d'un altruisme paradoxal dans une société qui loue l'individualisme plus que tout autre valeur. Le héros vire d'abord au fardeau, par excès de zèle. Puis le flic hardi devient politicien professionnel, aussi corrompu que ceux dont il a provoqué la chute et sur qui il a construit son ascension. De la banalité des paradoxes moraux : la louable action se transforme en calcul intéressé, en marchandage. Le héros n'est plus qu'un commercial comme les autres, un monnayeur de dette.

C'est tout le fantasme de l'American way of life qui s'écroule devant nous. Après avoir achevé l'amour, Cianfrance achève les rêves et la liberté. Quoi que... Son final ouvre un chemin magnifique, la possibilité d'un nouveau départ, d'une nouvelle voix. Comme si tout n'était pas perdu, finalement, et comme si, par delà les montagnes, de l'autre côté de ces sombres pinèdes, il y avait encore des "mieux" à conquérir et à bâtir. L'Easy Rider est sorti de sa cage et reprend la route, peut-être à nouveau libre...
CarnivalofSouls
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le 28 nov. 2014

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