Toi qui entre ici, abandonne tout repère : telle devrait être la devise de The Strangers, qui, s’il file une continuité avec les titres anglophones précédents dans la filmographie de Na Hong-jin, n’en est pas moins une rupture assez nette avec eux.
L’exergue proposée, citant les propos du Christ ressuscité qui se défend d’être un fantôme puisqu’il est de chair, achève au contraire de brouiller les pistes : surnaturel et religion, le tout dans un monde presque naturaliste, vont donc cohabiter pour jeter le trouble parmi la destinée d’un anti-héros, flic médiocre et bedonnant, ainsi que tout ce que le public peut penser, de temps à autre, maîtriser ou décoder ce qui s’impose à lui.
Le récit fleuve est, dans sa structure même, composé pour perdre : les routes sinueuses des montagnes, la pluie et la brume, la boue et la densité d’une forêt dans laquelle on revient sans relâche sont autant de voies labyrinthiques, superbement photographiées, qui tranchent avec les plans d’ensembles initiaux sur la chaîne des montagnes.
Mais le cinéaste ne se contente pas d’établir une atmosphère ; le cadre de l’œuvre elle-même est sujet à clivage : quelques saillies comiques sur l’amateurisme des policiers, une enquête générale lorgnant du côté du polar, et des grandes brèches horrifiques, elles-mêmes oscillant entre le grand guignol (sur le mode zombie agrafé au râteau dans la tête) et l’effroi quasi ethnologique. Le spectateur aura donc l’occasion, au fil des 156 minutes du film, d’explorer ainsi tout le spectre des registres sans que ceux-ci fassent toujours mouche.
C’était là la grande prise de risque, et elle a le mérite d’avoir été assumée : il est difficile d’être en empathie avec toutes les circonvolutions de ce récit tortueux. Le talent de Na Hong-jin est indéniable, sa science de l’image en osmose avec les thèmes qu’il explore, mais l’excès de certaines situations, et les twists à répétition atomisent à quelques reprises l’ambitieuse fresque à laquelle il s’attèle.
Multiplier les paroxysmes, par exemple, n’est pas gage d’émotions fortes à rallonge : ainsi, passé l’extraordinaire double exorcisme en montage alterné ou les scènes réellement éprouvantes de possession de la jeune fille, l’ambition de vouloir passer à un récit polyphonique épuise autant le protagoniste que le spectateur.
L’approche du cinéaste est pourtant compréhensible, et même légitime dans un tel récit : il s’agit ni plus ni moins que d’aller jusqu’au bout : que les terreurs initiales un peu ridicules du flic, doublées de cauchemar, investissent son réel ; que les suppositions puériles de démons, de possessions et de rituels magiques fassent effet ; que ce monde déjà discret de la modernité, perdu dans une nature toute puissante, rende définitivement les armes : pas de flingue, plus d’hôpital, mais le feu, la cendre et les chairs ouvertes.
Fidèle à la lignée par laquelle il malmena ses protagonistes dans The Chaser et The Murderer, Na Hong-jin refuse en bloc tout compromis. Et c’est peut-être là que se situerait l’une des clés paradoxales de lecture de cette œuvre somme : accumuler pour mieux dépeindre l’effondrement : des certitudes, des repères, d’un cadre établi. L’incapacité à définir le responsable du mal, l’exorcisme pouvant se révéler un maléfice plus grand encore, la salvation confondue avec le sadisme dessinent les traits d’une vision pessimiste et tragique de la condition humaine. De ce point de vue, la métaphore évoquée pour expliquer les raisons qu’on aurait eu de s’en prendre à une fillette innocente est sombrement lumineuse : à la pêche, on ne sait sur quelle proie on va tomber.
Bien plus que dans les formes les plus grotesques de l’horreur visuelle, c’est là, au cœur de l’impossibilité de figer le sens et la morale, que se loge l’effroi le plus pur de cette œuvre retorse et complexe.