The Tribe fait directement penser par sa radicalité à une autre première œuvre d’un réalisateur d’Europe de l’Est : Clip, de Maja Milos qui avait été défendue sur ce même blog (10e meilleur long-métrage de 2013). Ces deux œuvres divisent les spectateurs entre d’un côté les puristes d’un cinéma qui reste dans les limites du visiblement correct et de l’autre ceux qui assument pleinement le voyeurisme de l’image. En assumant leur radicalité, aussi bien Maja Milos que Myroslav Slaboshpytskiy – réalisateur de The Tribe – dépassent la simple question de la gratuité. Leurs œuvres s’inscrivent dans une société violente car en perpétuellement délitement idéologique depuis la chute de la Yougoslavie pour l’une et de l’URSS pour l’autre. Ces jeunes tentent de se construire face à Etat-gendarme absent qui donne comme modèle la corruption et la marchandisation de toutes choses, même des corps. Ils sont les sacrifiés, et mêmes les martyres, d’un environnement en ruine. La tribu de Slaboshpytskiy est livrée à elle dans cette école aux allures de prison où règne la loi du plus fort. Avec « marche ou crève » comme seule règle, Sergey (l’impressionnant Grigoriy Fesenko) est obligé de s’uniformiser pour avoir ne serait-ce qu’une chance de survie. Il s’insère dans l’unique hiérarchie sociale en vigueur : celle de la violence. Entre prostitution et passage à tabac, il n’y progresse que par le sang coulé dans un free fight ou par la mort accidentelle ou non de ses tortionnaires. Le seul espoir se trouve dans l’ailleurs, dans l’Italie dont rêve Anna (Yana Novikova, parfaite). The Tribe est une œuvre sur la jeunesse ukrainienne mais par métonymie un œuvre sur l’Ukraine en elle-même. Un pays gangrené par une mafia banalisée à tous les échelons de la société et qui s’immisce jusque dans les écoles.
Néanmoins, l’audace – et donc la force – de The Tribe supplante largement celle de Maja Milos : à la radicalité formelle, le cinéaste ajoute pour son premier long-métrage une radicalité filmique. « Ce film est en langue des signes. Il ne comporte ni sous-titres, ni voix-off, ni commentaire » sert de préambule à plus de 2 heures en immersion dans un monde de silence. Cette idée, volontairement radicale, pourrait sembler contre-productive, voire complètement vaine. Et usant de la langue des signes ainsi, Slaboshpytskiy pourrait également l’écraser par une philosophie qui signifierait qu’elle n’est même pas digne d’être traduite. Mais, le réalisateur la sublime en ne laissant aux spectateurs qu’une seule issue : la regarder. Car si aucune parole audible n’est proférée, The Tribe n’est aucunement une œuvre silencieuse. Les phrases deviennent des gestes, le langage une danse. En parlant avec leurs corps, les protagonistes se rapprochent du pantomime. Ils exaltent les passions qui les animent : l’amour devient seulement un jeu de regard, le désir de la chair et le claquement d’un baiser ; l’inquiétude s’entend par le bruissement des pantalons dans les couloirs de l’internat ; la domination ne résonne que par les claques assenées sur les soumis effrayés ; et enfin la tristesse n’est plus qu’une subtile transformation de la respiration appuyée par des larmes.
Myroslav Slaboshpytskiy entraîne son spectateur dans un inconnu rarement mis en avant dans le cinéma contemporain, celui d’un monde où règne le silence et siège les bruits. Dans ce monde sans parole, la langueur des respirations s’entrecoupe seulement par des claquements de portes qui débutent ou closent toutes interactions entre des personnages voués à un individualisme de survie. Le cinéaste ukrainien utilise ce travail prodigieux sur le son à son échelle infime pour asseoir une atmosphère particulièrement angoissante. Le silence sert à enfermer les personnages d’en un huit-clos confondant où les couloirs de l’internat se substituent au mieux à un parking de camions seulement accessible par le confinement d’une camionnette. Slaboshpytkiy accentue l’étouffement de ses personnages par des plan-séquences étirés à l’extrême qui place comme seul référent un présent où les personnages doivent, malheureusement, subir la moindre seconde. Le cinéaste, nouveau maître de la mise en scène, ne choisit jamais la facilité de l’hors-champs. Il cherche à rendre compte d’une réalité tangible, et cette réalité ne s’esquive pas.
The Tribe fascine car il juxtapose deux réalités qui ne peuvent se comprendre. D’un côté, celle des protagonistes compréhensible uniquement par la langue des signes qui exclut le spectateur. De l’autre, celle du monde sonore qui restent inconnu à ses sourds-muets mais que partage aussi bien le cinéaste que le spectateur. Cette juxtaposition entraîne une ironie tragique, malsaine et intrigante, puisque les spectateurs disposent d’un environnement sonore qui modifierait intégralement aussi bien les rapports entre les personnages qui sont inaudibles, et donc invisibles, que les rapports des personnages avec leur environnement qui renforcent les dangers de la vie – notamment ceux de la route (un camion qui recule, une camionnette qui arrive). Mais le lien entre ces deux réalités distinctes se retrouve dans l’universalité des sentiments humains qui se dégagent de l’œuvre de Slaboshpytskiy et permet une compréhension aisée de ses thématiques. Ce qui marque dans The Tribe, ce sont les passions presque animales qui parcourent les personnages aussi bien pour le meilleur, l’amour que Sergey porte à Anna, que le pire, l’escalade de violence. Cette escalade est telle que les personnages semblent prendre littéralement possession du récit en apportant une instabilité au sein même de l’œuvre.
The Tribe est une expérience unique pour le spectateur courageux qui aura su voir dans cette radicalité de l’audace plutôt que la gratuité. Il plonge dans un monde de silence qui est riche d’un double langage : celui dansé par ces acteurs sourds-muets qui peuvent (enfin) faire briller leur génie ; mais aussi celui mental du spectateur qui appose sur l’œuvre ses propres dialogues issus de la part d’imaginaire que lui propose Myroslav Slaboshpytskiy. Avec son premier film, le cinéaste ukrainien dévoile une force narrative et formelle justement récompensée à la Semaine de la Critique du dernier Festival de Cannes.