Fiche technique

Genre : ExpérimentalAnnée : 1969

Pays d'origine :

États-Unis
Durée : 1 h 55 minDate de sortie (États-Unis) : 1969

Réalisateur :

Ken Jacobs

Synopsis : "Tom Tom the Piper’s Son de Ken Jacobs étudie, pendant deux heures, un film de Billy Bitzer qui date de 1904, dure dix minutes et porte le même titre. La solution s’avère donc inverse à celle de Razutis : l’œuvre observée est unique et l’étude s’attache à l’affirmer, non pas comme une entité logique (entreprise de l’analyse classique, qui procède par déduction du même au même), mais comme un Tout, ici, à vocation herméneutique. L’étude, au rebours des techniques classiques de confirmation, procédera par sautes, plongées obscures, retours infinis, subsomptions indues, déplacements structurels, sorties hors-cadre, injections inattendues d’éléments apparemment hors-film. Le film de Bitzer est présenté tel quel deux fois, en début puis en fin d’analyse, il constitue l’objet initial ainsi que la conclusion de l’étude, à la manière dont Barthes montera Sarrazine à la fin de S/Z, exactement à la même époque (rappelons que le modèle expérimental revendiqué par Barthes est le ralenti cinématographique [6]) : l’enjeu principal et exemplaire de l’étude visuelle est de muer son objet en sujet, ce qui légitime la confusion des titres. Le film de Bitzer ouvre et ferme celui de Jacobs, offre à celui-ci les instruments nécessaires à son analyse, lui fournit une méthode : Ken Jacobs déploie une argumentation visuelle circonstanciée sur l’immanence de l’analyse à son sujet. Factuellement, Tom Tom the Piper’s Son de Billy Bitzer est un film en neuf plans-tableaux polyépisodiques, qui empruntent et à la musique et à la peinture. Le scénario provient d’une comptine, Tom Tom the piper’s son stool a pig and away he run, et l’iconographie de son premier plan reproduit une gravure de Hogarth, intitulée Southwark Fair et datant de 1733 [7]. Ainsi, dès le deuxième plan, se posent explicitement certaines des questions élémentaires qui fondent l’économie des images cinématographiques : après la reconstitution picturale, quelles images peut-on faire, le tableau a-t-il un hors-champ, quels éléments de l’image inaugurale suscitent-ils d’autres plans, le plan consécutif vient-il remplir, masquer, détailler, ouvrir, volatiliser son origine ? Ainsi le film de Billy Bitzer programme-t-il des problèmes d’image. Seconde remarque factuelle, le Tom Tom de 1904 est un objet complexe, ainsi que le rapporte Jonas Mekas dans son Ciné-journal du 19 juin 1969 [8] : il s’agit d’un film perdu, conservé sous forme de paper print à Washington et reconstitué à la fin des années soixante par la compagnie Brandon Film. Jonas Mekas conclut que Ken Jacobs a instauré le genre de la Traduction filmique (film translation). Avant de commenter son chef-d’œuvre, notons que Ken Jacobs considère les cours qu’il prodiguait comme une partie vive de son œuvre de cinéaste, une pedagogical art form : il leur donnait des titres, Cinema Wide Awake, Fertilizer, Natural Breasts, Hanging Loose in the Fire... [9] On peut, sommairement, considérer Tom Tom the Piper’s Son comme la fondation, en film, d’une théorie du filmique nécessaire à l’appréhension de n’importe quelle œuvre cinématographique : une anatomie plastique du cinéma. Mes objectifs, déclarait Ken Jacobs, sont les suivants : déployer la richesse du film et la rendre lisible, non pas persuader mais révéler quelque chose du cinéma, créer du nouveau,« ouvrir une blessure », pénétrer dans « le territoire inexploré de l’émotionnel [10] ». Nous pouvons résumer les moyens employés en un terme : la Composition Intégrale. Ce qui signifie d’abord que l’on ne développe rien que le film d’origine ne dise déjà, et ensuite que la décomposition plastique — analyser, étymologiquement, veut dire délier — de l’énoncé premier se réorganise en une totalisation formelle. De façon systématique et inventive, le film de Billy Bitzer traite du mouvement. D’abord, le mouvement humain saisi dans ses manifestations les plus dynamiques : acrobaties, galipettes, élans, roulades, trajectoires, parcours, courses, entrechocs, chutes, envols, suspens. Ultimement, ses poursuivants récupèrent Tom pendu par les pieds au fond d’un puits et l’exhibent comme un petit épouvantail aérien : il s’agissait de produire ce mouvement synthétique paradoxal d’un emprisonnement qui soit une ascension et d’un envol qui soit une chute. D’autre part, Bitzer explore les mouvements filmiques eux-mêmes, qui se manifestent en particulier par une insistance très forte sur les entrées et les sorties à la fois de champ et dans le plan, et par le montage burlesque d’un plan à l’envers. Relevant les investigations cinétiques de Bitzer, Ken Jacobs va étudier l’intégralité du mouvement filmique, les mouvements dans l’image, les mouvements de l’image et aussi les mouvements pelliculaires. Il est impossible ici de décrire les parcours admirables accomplis par Jacobs pour renouveler les rapports entre partie et tout, entre l’ensemble et le détail. Mais on peut souligner quelques uns des résultats inattendus obtenus par le film, c’est-à-dire les lieux extrêmes où se révèlent des phénomènes analytiques propres à l’étude visuelle. Pour ce qui concerne le mouvement dans l’image, Ken Jacobs dégage trois phénomènes. D’abord, un certain nombre de mouvements infra-scénographiques : il va chercher des mouvements irrationnels inconcevables, mais qui forment la matière objective de la circulation humaine. Il étudie donc le désordre, le chaos constitutif en quoi consiste un regroupement humain, et inversement traduit un mouvement de désordre, par exemple des personnages se précipitant en groupe dans une pièce, en termes de chorégraphie réglée. Une image calme est un réservoir de chaos visuel ; d’un désordre aléatoire, l’analyse visuelle dégagera la rationalité. Deuxièmement, les intervalles figuraux. « Toute notre culture nous a appris à ne regarder qu’à bon escient. [11] » Dans Tom Tom il s’agit à l’inverse, après avoir travaillé très longuement les rapports entre l’ensemble et les détails, de sélectionner des intervalles figuraux, c’est-à-dire des objets visuels qui ne correspondent plus à aucune forme identifiable, qui se dérobent à l’identité, à la pertinence, au lisible — et qui cependant font tenir l’image. Ken Jacobs observe intensivement les seuils, les points de confusions, les échanges entre corps et masse, entre figure et fond et principalement, entre corps et trajet. Ici, se découvrent des éléments figuratifs inépuisables entre les motifs et au sein même du motif, éléments qui sont à la fois effectifs, actuels, vraiment là, en même temps qu’indescriptibles et inintelligibles. Troisièmement, à l’extrême, Ken Jacobs travaille sur les trouées figurales : les figures sont agrandies jusqu’à la matérialité du grain et l’on s’aperçoit alors qu’elles n’ont ni contours, ni traits, ni continuité. Un personnage lève la main mais il manque un morceau de son bras ; plus loin, nous découvrons une figurante simultanément en cadavre (son visage n’est qu’un crâne) et en fantôme (sa tête coule hors de ses contours). D’un photogramme à l’autre, les apparences contestent, minent, ruinent l’essence ; cette silhouette que spontanément on ramène à l’identification d’un corps n’est qu’une ébauche dont chaque miroitement photogrammatique renvoie à la disparition, à l’effacement et à la mort. Ken Jacobs décèle le caractère profondément informe de l’empreinte cinématographique, supposée fidèle et analogique. Il s’agit donc de faire imploser des limites et de laisser proliférer des seuils figuraux. Chacun se souvient de la célèbre recommandation d’Alberti dans le De Pictura : pour construire une figure, il faut partir de ses superficies. Tom Tom établit au rebours que, si on l’observe vraiment les superficies, si on les décompose jusqu’au bout, on métamorphose la figure au risque de ne plus jamais la retrouver. Pour ce qui concerne les mouvements de l’image, le film travaille les qualités de texture. Tom Tom montre que, dans un plan, quel que soit le motif, il n’y a jamais de vide et partout des différences plastiques texturelles. Ken Jacobs invite donc à produire de nouvelles catégories plastiques pour rendre compte de la palette optique propre au film : une jupe peut être interprétée tantôt en plissé monumental, tantôt en froissé scintillant, tantôt en grouillement, en amas clignotant jusqu’à l’abstraction la plus innommable, jusqu’à la multiplicité pure. L’observation des mouvements pelliculaires constitue la dimension la plus impressionnante et rigoureuse de l’entreprise. Bien sûr, Tom Tom the Piper’s Son est un répertoire optique du ralenti ; bien sûr, le premier mouvement de l’étude consiste à filmer le défilement de la pellicule lui-même, à en extraire le chatoiement cinétique que le motif, englouti dans la vitesse mécanique, produit tout de même à la surface, comme si aucun élément du dispositif filmique ne pouvait être indifférent, que tous participaient à la figurativité. Mais Ken Jacobs vérifie aussi, jusqu’à l’infime, le caractère si l’on peut dire naturellement constructiviste du film. Il montre par exemple que, dans le film de Billy Bitzer, le bas d’un photogramme et le haut du photogramme suivant raccordent exactement, ici par le biais d’un motif de rayure. Le film, n’importe quel film, serait donc par essence kubelkien, c’est-à-dire conçu depuis le photogramme : le photogramme, non seulement enregistre un motif, mais plus puissamment (c’est le renversement établi par Tom Tom), aide le film à défiler, il n’est pas seulement tracté par une force extérieure, il est lui-même puissance dynamique. Réciproquement, Ken Jacobs décèle les mouvements pelliculaires dans le motif : pulsions, irradiations, filage, défilé, le motif du défilement pelliculaire revient partout dans l’image qui lui réserve, comme naturellement, des places et des lieux un peu partout dans les portes, les murs, les encadrements, les rayures de vêtements, une échelle... Autrement dit, le défilement est appelé et légitimé par le motif, il se produit une inversion du rapport entre support et empreinte, ici c’est l’empreinte qui manifeste son support. En ce sens, l’entreprise de Ken Jacobs peut être définie comme une entreprise hypodermique : il s’agit d’assurer le raccordement intégral entre récit et plasticité, motif et défilement, mouvement et vitesse, plan et projection. Tom Tom the Piper’s Son montre comment l’image s’enrichit de son défilement et comment elle le transforme. En ce sens, Tom Tom the Piper’s Son est une composition cinétique intégrale qui affirme jusqu’au bout la morphologie filmique. Par ailleurs, Ken Jacobs pense que Tom Tom the Piper’s Son est une cérémonie sexuelle [12]. Nous ne le suivrons pas aujourd’hui sur ce terrain, mais cela nous transporte vers Hitchcock et De Palma." - Nicole Brenez

Casting de Tom, Tom, the Piper's Son