S’il semble aujourd’hui facile de revoir le premier long métrage pour le cinéma de Joseph Kahn comme un pur film de son auteur, génial sabotage de la commande de studio par un artiste totalement conscient de ce qu’il a entre les mains, il n’en était évidemment pas de même lors de la sortie du film. Il faut dire qu’entre un metteur en scène à la longue carrière dans le clip vidéo, et Neal H. Moritz à la production, et ce après 2 « Fast and furious » fort juteux au box office, il y avait de quoi ricaner face au résultat, qui pris au premier degré, avait tout du bon gros produit cynique des familles, flattant le beauf de base dans ses plus bas instincts, et prenant donc ses spectateurs cibles pour de gros demeurés bouffant tout ce qu’on leur donne la bouche ouverte, en disant merci. La première scène, déjà fort commentée mais tellement goûteuse qu’il semble impossible de parler du film aujourd’hui sans la détailler, est déjà grandiose. Une route déserte s’étalant à perte de vue, une bagnole arrivant à toute allure, pour se faire humilier quelques instants plus tard par une bécane survoltée. Manière de dire immédiatement que les tutures c’est bien joli, mais par rapport aux motards, c’est quand même un peu pour les gonzesses. Et oui, à Hollywood, on ne se pose pas de questions existentielles, lorsqu’un filon prend, on n’hésite pas à s’engouffrer dedans comme un gros morfale, quitte à déféquer joyeusement à la tronche des fans des franchises adverses, et ce avec un producteur en commun. Et les mecs n’ont à ce point aucune estime pour eux-mêmes qu’ils enfoncent le clou juste après, des fois qu’on aurait pas compris, lorsque le futur héros du film se frittera avec le conducteur de la bagnole et ses potes, leur pétant la gueule en leur balançant à la face une punchline aux petits oignons sur le fait que c’est la voiture qui les rend si abrutis.
Bref, avec une entame pareille, on se doute bien qu’on ne sera pas là pour assister à un grand moment intellectuel ,et l’amateur de nanar sommeillant en chacun de nous se délecte forcément à l’idée de se taper ce qui est aujourd’hui considéré comme une sommité du genre. Seulement s’il semblerait déraisonnable de le faire passer pour un chef d’œuvre incompris, il serait tout aussi contestable de ne pas tenter de le remettre dans un contexte bien précis, et surtout de ne pas voir à quel point le film semble receler toute l’époque à laquelle il appartient en un geste survolté délivré par un formaliste fou, semblant chercher à rivaliser avec le Michael Bay de « Bad boys 2 » en matière d’idées brindezingues ininterrompues. Sauf que le film qui nous intéresse dure 2 fois moins que le monument de mauvais goût de l’ami Bay, ce qui fait toute la différence sur notre pauvre petit cerveau fragile.
Lorsqu’on regarde la filmographie du Monsieur, on est fortement impressionné par le nombre d’artistes de divers horizons avec lesquels il a travaillé en tant que clippeur, et ce jusqu’à aujourd’hui, sa carrière oscillant encore entre le clip et le cinéma. Entrant clairement dans la catégorie des petits prodiges en la matière, cela lui a donné très rapidement une aura qui s’est propagée un peu partout, même si l’on est pas un fin connaisseur de l’univers du clip, et dont le premier essai pour le grand écran aura forcément gardé en lui toutes les séquelles. Gros bordel régurgitant tout un pan de la pop culture de la décennie précédente jusqu’à l’année où il a été produit (à savoir 2004), le résultat est de la première à la dernière image une sorte de manifeste de la vulgarité sous sa forme la plus pure, assumée par un esthète ayant totalement conscience de l’incroyable beauferie du script inepte qu’il a entre les mains, et décidant de réellement pousser tous les curseurs à fond, ne laissant jamais le temps de respirer. Quelques années avant, McG, lui aussi ancien clippeur de renom, pondait « Charlie et ses drôles de dames », et faisait entrer le blockbuster dans l’ère du post modernisme, gigantesque clip cinématographique, où toute logique de narration s’effondrait pour le pur plaisir du concentré orgasmique de citations pop culturelles, enchaînant les saynètes en dépit du bon sens, et inventant par là-même un nouveau langage cinématographique, pour la plus grande horreur des puristes. Si ce dernier film a aujourd’hui pris un gros coup de vieux, piège qui guette des productions cherchant trop à capter l’air du temps, il est indéniable qu’il aura été une pierre fondatrice d’une nouvelle façon de concevoir un certain cinéma grand public, et qui n’a trouvé que peu de descendants, à l’exception donc de Joseph Kahn, poussant le geste à un niveau de folie rarement atteint, si ce n’est par d’autres grands malades, au premier rang desquels le Michael Bay cité plus haut, ainsi que Tsui Hark, qui lorsqu’il dirigeait JCVD, sabotait ce dernier sans même qu’il s’en rende compte, tout content d’exploser les commandes ricaines comme un sale gosse détruisant ses jouets.
Et « Torque, la route s’enflamme », c’est exactement ça, le travail d’un adolescent plus subtil qu’il n’en a l’air, cachant derrière sa grossièreté de façade des trésors de recul sur lui-même, pour un résultat quasiment expérimental dans ses outrances. Attention, on n’ira pas non plus jusqu’à tenter de faire passer ça pour un modèle de subtilité, et que l’on se comprenne bien, il s’agit bien d’un gros nanar clinquant, mais tellement WTF à chaque instant, qu’il s’inscrit facilement dans la catégorie des chefs d’œuvre du genre, plaisir coupable ultime utilisant chaque seconde pour nous en mettre plein la gueule de scènes d’action absurdes, et de plans stylés d’une virtuosité assumant sa vacuité, comme le cadeau au monde d’un esthète de la vulgarité se foutant bien de la façon dont il sera vu par les intellos ou culs serrés.
Entre l’imagerie dédiée à la misogynie et à l’idée que s’en font ses instigateurs de la masculinité, toute en puissance affichée (les mecs ne font que se foutre sur la gueule pendant tout le film à coups de chaînes de bécanes), le festival de poses hilarantes de chaque acteur, dont on se demande à quel point ils sont conscients de ce qu’ils font, et la bouillie numérique infernale où Kahn fait preuve d’une créativité inouïe pour nous balancer le plan jamais vu dans le genre, comme s’il voulait rendre vert de jalousie Michael Bay, il y a de quoi faire sur ces 76 minutes hors générique, bourrées à craquer de ces moments dont l’amateur du genre espère toujours désespérément être le spectateur, mais dont seuls les plus jusqu’au boutistes des metteurs en scène sont capables. Et à ce titre, on s’attardera particulièrement sur l’affrontement final entre les deux nanas antagonistes, l’occasion d’une scène conceptuelle particulièrement gratinée. Chacune sur leur bécane, elles se voient clairement opposées par deux marques, d’un côté Pepsi, de l’autre Mountain Dew, leur affrontement « homérique » devenant celui de deux marques, l’occasion pour Kahn de se foutre ouvertement de la gueule de ces placements de produits obligatoires. Et entre les mains d’un fou furieux comme lui, cela se transforme en monument du genre, ultime geste cynique s’amusant lui-même du cynisme incommensurable du scénario qu’il illustre avec panache. Commentée par la défunte émission Escale à Nanarland, la scène justifie à elle seule le visionnage du film et le représente totalement pour ce qu’il est concrètement, à savoir une série Z à l’esprit B réjouissant, où un jeune cinéaste aspirant à bien mieux que ce type de produit se lâche totalement en transcendant la connerie abyssale environnante par un esprit irrévérencieux poussé à l’extrême, qui ne peut être compris qu’avec le recul permis par le reste de sa filmographie.
Et tout en reconnaissant ses nombreuses aberrations, il n’est pourtant pas interdit d’éprouver pour le film beaucoup d’affection, car il faut reconnaitre que pris au premier degré, aussi débile puisse-t-il paraître, on ne s’y ennuie pas un seul instant et les moments hilarants s’y enchaînent avec un sens du rythme imparable, et des plans qui claquent à ne plus savoir qu’en faire. Et on y admire une fois de plus l’auto ironie jubilatoire d’un Ice Cube plus vénère que jamais, nous faisant tout le film, et avec quel génie, son unique expression du bouledogue énervé, ou du mec s’étant coincé le gland dans la braguette, avec comme point d’orgue cette punchline en forme de private joke, facile mais imparable « FUCK THE POLICE ». Et là il est permis d’être plié en deux.