Dans la France des années 1950, des enfants passent à travers les différentes étapes de l’adoption au sein d’une institution d’État jusqu’à l’arrivée, tels des sauveurs de la conformité, d’un couple « bien comme il faut » qui donne un foyer aimant à l’un des enfants. En ouvrant Une histoire à soi par cette archive pédagogique, Amandine Gay confronte directement le spectateur à son propre biais sur l’adoption envisagée et déformée via le syndrome du sauveur blanc. Ici, il n’est pas question de parler de la « chance des adopté.e.s » – d’autant plus dans un contexte international d’adoption confortant la domination occidentale et/ou coloniale –, mais de donner la parole aux adopté.e.s pour comprendre ce qu’a été l’adoption pour eux. L’un des adoptés explique que « grâce à eux, nous avons une famille ; mais grâce à nous, ils ont un enfant ». Il s’agit de rééquilibrer le discours entre adoptant.e.s et adopté.e.s pour sortir d’un schéma qui, s’il continue d’être envisagé uniquement par le prisme des adoptant.e.s, efface les histoires antérieures à l’adoption et uniformise les vécus postérieurs à l’adoption des adopté.e.s.
Pour illustrer les entretiens réalisés auprès de cinq adopté.e.s (Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira/Nicolas et Céline) qu’elle utilise exclusivement en voix-off, Amandine Gay parcourt leurs archives familiales, photographies et vidéos amateures, immergeant le spectateur dans l’intimité des familles. La force d’Une histoire à soi est de s’opposer, même dans sa forme, à une histoire institutionnelle. En sanctuarisant l’intime, la réalisatrice propose un récit émotionnel et (donc) politique qui témoigne des violences de la société française. Une histoire à soi permet aussi de réinterpréter l’image policée des portraits de famille. En confrontant les images d’une enfance en apparence forcément heureuse puisqu’immortalisée dans cette volonté et les souvenirs racontés par les adopté.e.s, le documentaire permet à ces derniers de se réapproprier le propre récit de leur enfance et témoigne de la nécessité d’avoir une histoire à soi et pour soi. Adopté originaire du Brésil, Mathieu s’est d’ailleurs construit son identité à travers le dessin, espace où il avait la liberté de s’inventer, et ensuite à travers ses tatouages. Dans l’imagination débordante des enfants adoptés comblant un flou omniprésent, Amandine Gay décèle la présence d’une violence sous-jacente qui n’attend que d’être verbalisée.
Dans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie qui exprime des trajectoires multiples, une quête identitaire commune émerge qu’importe le moment où elle apparaît dans la vie de l’adopté.e ou son sentiment premier vis-à-vis d’elle (rejet ou besoin). Une histoire à soi interroge cette identité double de l’enfant adopté qui oscille entre une famille d’accueil à laquelle il doit se conformer et une famille biologique dont il doit renier l’héritage. Transfuge de race, l’enfant joue alors le rôle du blanc comme le révèle Niyongira/Nicolas qui se disait enfant « je vais tuer le petit rwandais [en moi] ». Dans un aveuglement (in)conscient de la différence raciale, l’enfant se construit alors dans la vision de l’homme blanc. Au moment de découvrir les pays dont ils sont originaires, les adopté.e.s issu.e.s des pays dit « du Sud » manifestent une même crainte face à la précarité mythifiée de leur pays respectif. Au Sri Lanka, Céline avoue qu’elle avait peur de la misère. Au Brésil, Mathieu est le seul adolescent « comme lui » qui n’est pas de l’autre côté du miroir (serveur, cireur de chaussures). En Corée du Sud, Joohee se rassure de voir, ayant intériorisé des préjugés racistes, que tous les Coréens ne lui ressemblent pas.
Éminemment politique, Une histoire à soi devient au fur et à mesure une œuvre militante. Les mots des adopté.e.s se transforment en acte pour défendre une dignité de l’adoption. Chacun.e partage une même volonté de reconstruire un héritage et de transmettre, notamment à la génération suivante, une culture plurielle. Face à la violence du déracinement, Mathieu questionne les rouages administratifs de l’adoption mondiale et prône la mise en place d’une adoption uniquement à une échelle nationale. Les adopté.e.s écouté.e.s par Amandine Gay réclament avant tout une transparence dans ces processus mondiaux d’adoption. Longtemps réduit.e.s au silence, iels sont maintenant les porte-paroles flamboyants de la justice usant des privilèges acquis par l’adoption pour exiger la vérité sur de nombreux trafics d’enfants comme cela fut le cas au Sri Lanka ou en Corée.