Oh oui ! C'est vraiment une journée particulière. Une journée essentielle dans l'existence de l'Axe Rome-Berlin. Le Führer en visite chez son ami Mussolini, ça se fête. Et, en effet, on déploie les drapeaux, on revêt les chemises noires, et tout le monde part vite saluer les deux grands hommes.
L'immeuble, comme l'ensemble de l'Italie, ne pense qu'à ça. Tout le monde se prépare et s'en va.
Tout le monde sauf deux personnes.
Les deux exclus du fascisme.
La femme et l'homosexuel.
Antonietta, c'est la mère au foyer par excellence. Levée avant tout le monde, elle doit s'occuper de toute la tripotée d'enfants (six, quand même) et de celui qui est peut-être le plus immature de tous, leur père. Véritable fée du logis, elle est partout à la fois, traverse l'appartement de long en large un nombre incalculable de fois, repasse, recoud, distribue les petits déjeuners, gère les lavages express, etc. Sur son visage inexpressif, on devine que, contrairement à ce qu'affirment tous les hommes qui théorisent sur le rôle des femmes, celui de mère au foyer de lui convient pas du tout. L'absence de liberté, l'absence d'entrain, l'absence de vie, toute sa vie se résume à ce qu'elle ne possède pas. « Le Génie est uniquement masculin », dit le Duce. Et la femme, éternelle victime des régimes plus ou moins autoritaires, tous masculins, se retrouve une fois de plus enfermée, comme cet oiseau qui ne demande qu'à s'échapper.
Gabrielle, lui aussi, fait partie aussi des perdants du fascisme (de toutes les formes de fascismes). Homosexuel, il est forcément exclu de tout, confiné, enfermé, surveillé... Alors qu'il n'était pas forcément un opposant politique au fascisme, c'est la politique du Duce qui a fait de lui un ennemi.
« L'homme doit être mari, père et soldat. Moi, je ne suis ni mari, ni père, ni soldat ». Ne correspondant pas aux critères de l'homme « moderne », Gabrielle en devient la victime.
« On peut pleurer tout seul, mais pour rire il faut être deux. »
Et c'est là ce que Gabrielle va s'efforcer de faire.
Alors que le fascisme se définit par l'absence de vie (absence de vie dans l'immeuble vidé de ses occupants, absence de vie des femmes et des autres exclus) ; alors que le fascisme prend les forces vitales de l'Italie pour les emmener au loin (nous sommes en 1938, date fort significative), comme tous les hommes et les enfants qui ont quitté en hâte l'immeuble pour aller saluer les deux dictateurs ; alors que le fascisme exige des hommes en uniformes, sans individualité, nous avons ici deux êtres isolés, enfermés, qui vont ensemble, mutuellement, s'éveiller à la vie et à la sensualité.
Car finalement ces deux personnages vont représenter, petit à petit, l'opposé du fascisme : la vie ! La vie qui va s'exprimer par la danse, l'humour, le rire, une vie joyeuse, loufoque, imprévisible.
Car la vraie vie, ce n'est pas de participer à ce que le père décrit comme un événement historique ; la vraie vie est ailleurs, elle se joue dans le rire, la joie, le respect, la sensualité.
Se payer le luxe d'être soi-même aussi. Car le fascisme oblige chacun à jouer un rôle (ce qui est le cas dans chaque société humaine, mais de façon encore plus flagrante dans les régimes autoritaires). « Ils t'obligent à avoir honte de toi-même, à te cacher ». Être obligé de se justifier en permanence, alors que chaque tentative de justification nous rend encore plus suspect. L'homosexuel qui se cache derrière le séducteur (en cela, le choix de prendre Marcello Mastrioanni pour ce rôle est d'une grande intelligence), la femme blessée par les infidélités de son mari et l'ingratitude de ses enfants qui doit se cacher derrière cette image d’Épinal de la mère au foyer parfaite. Des masques, des personnages au sens propre du terme.
Ce qui va se passer en cette journée, c'est la libération de la véritable personnalité. La possibilité de faire tomber le masque, de relâcher la pression constante qui se fait sentir à chaque instant par les indiscrétions de la concierge ou les commentaires officiels de la visite, tellement intrusifs qu'on n'est à l'abri nulle part.
Cette journée particulière, c'est donc celle d'une révolte. La révolte de la vie qui en a marre d'être emprisonnée, d'être engoncée dans un carcan trop étroit. Une révolte certes silencieuse, discrète, mais qui n'en existe pas moins. Et c'est pour cela que ce film reste, politiquement, toujours d'actualité hélas, tant qu'il restera des fascismes qui interdisent le rire, la rumba et les locataires du 6ème.