Waking life, qui signifie « état de veille » en anglais, est un film d’animation unique en son genre, un véritable voyage psychédélique, métaphysique et poétique qui fascine de la première à la dernière image ! Si quelques discussions m’ont paru parfois trop longues – alors qu’à l’accoutumée je ne suis pas un grand fan de film bavard, et si quelques scènes m’ont semblé un peu hasardeuses – mais peut être faut-il plusieurs visions pour comprendre leur sens, je me suis par contre laissé totalement envoûter par son récit labyrinthique et ses constantes mises en abîme orchestrés par un Linklater complètement décomplexé dans cet exercice conceptuel vraiment étourdissant.
S’il ne plaira pas à tout le monde, je trouve qu’il y a une vraie ivresse, un vertige saisissant qui nous entraîne dans ce décor onirique toute en couleur, en son et en mouvement, cet état d’apesanteur étant incarné par des traits rudes et appuyés, mais traversé par des gammes chromatiques de couleur en constante évolution et des effets de montage qui abolissent ingénieusement la frontière entre le réel et le monde du rêve. Le protagoniste est amené à rencontrer une ribambelle de personnages hétéroclites avec lesquels il se perd/se cherche (il est parfois question d’oubli et de mémoire) dans des discussions philosophiques et existentielles plus proches du monologue que du dialogue, car le personnage principal est plus souvent celui qui écoute que celui qui parle.
Les contenus denses, riches et pointus de ces conversations renvois autant à la philosophie du XXIème siècle, à la post-modernité qu’à la culture hippie et plus globalement, on retrouve des sujets très récurrents sur le libre arbitre, la liberté, la technologie, les sciences, la politique ainsi que l’altérité, les relations humaines ou la pleine conscience. Parfois, certains personnages nous semblent un brin farfelu mais le fond de leurs discours est toujours raccords avec la proposition de cinéma et la quête mi-initiatique mi-hermétique du personnage principal, puisque dans chaque discussion, ressortent des bouts de phrases et des éléments qu’on a déjà entendus ailleurs.
Le cinéaste interroge en même temps beaucoup la nature même du cinéma. Rarement le glissement entre rêve et réalité n’aura été aussi euphorique et enivrant. Ses deux aspects thématicaux et mécaniques s’embrassent à la fois dans les débats et les ellipses, offrant au film une authentique et irréfutable personnalité en plus d’une réelle proposition de cinéma comme seule l’animation peut en donner !
En plus de cette esthétique, on retrouve aussi de petits interludes plus contemplatifs, intimistes et musicaux – parfois glauques et angoissants – qui ajoutent encore de la saveur à cette expérience sensorielle et intellectuelle comme j’en ai rarement vécu. Cependant, je n’ai pas trop saisi l’intrusion de certains personnages dans l’histoire, mais c’est un film qui doit assurément mériter une seconde vision … pour le plus grand des bonheurs !
Il y a en tout cas une scène bien mordante et ironique sur le port d’arme à feu qui se passe dans un bar et qui m’a beaucoup fait rire. Linklater n’hésite pas non plus à glisser quelques scènes frappantes qui font références à des événements sociales tragiques de notre histoire offrant ainsi une consistance supplémentaire à cet anime-concept : par exemple, le personnage principal sera abordé par un militant politique qui s’immolera avec de l’essence comme l’a fait ce tristement célèbre moine vietnamien dans les années 60 pour protester contre la répression anti-bouddhiste. (1)
Je garde surtout en mémoire un monologue incroyable et sidérant – comme beaucoup d’entre eux, certes – se passant sur un pont et qui m’a vraiment subjuguée : pour exemple, « ... Car se souvenir est une activité tellement plus psychotique qu’oublier … » ou encore « et quand on réalise … qu’on est un personnage dans le rêve d’une autre personne, c’est une prise de conscience de soi … « . La messe est dite !
Dans sa démarche artistique, Waking life ressemble beaucoup à A scanner darkly qu’il réalisera quelques années plus tard, mais celui ci m’a en tout cas beaucoup plus marqué : il a un pouvoir de fascination que je n’ai pas retrouvé sur le deuxième. Et je suis en train de me rendre compte qu’il n’y a aucun film de Richard Linklater que je n’ai pas aimé. Il y a, dans chacune de ses oeuvres, des sujets forts sur le temps qui passe, sur la difficulté, l’importance et la nécessité des relations humaines, sur des personnages qui se posent beaucoup de questions sur le sens et le but de leur vie, et ses thématiques récurrentes sont toujours accompagnés par de magnifiques bandes originales !
(1) – Photo déjà repris par Rage Against The Machine pour la sortie de leur album éponyme en 1992.