Il faut commencer par chercher, longuement, à s’astreindre à un esprit de synthèse face au continent Winter Sleep. 3h16 de dialogues, la plupart en intérieurs nuit, ou lactés d’une lumière blafarde qui retranscrit la froideur des pièces. Une relative absence d’intrigue, une cohorte de personnages qui se dévoilent progressivement, sans à-coups, sans éclats, mais qui nous laissent suspendus à leurs lèvres sans aucun temps mort.
Ceylan nous offre à de rares occasions les plans d’ensemble de son théâtre intime : un Anatolie troglodyte qu’il va falloir investir dans ses moindres crevasses. Avant la neige, la boue, un cheval qui s’épuise dans une eau glacée, et cette sublime photographie déjà à l’œuvre dans les opus précédents.
On parle d’ennui et de morale, on tente de concilier l’oisiveté et la bonne conscience. Trois personnages majeurs, le propriétaire de l’hôtel, sa femme et sa sœur, échangent d’abord avec retenue. Les conversations de Winter Sleep, film beaucoup plus prolixe qu’Il était une fois en Anatolie, se construisent comme la tour de Babel sur le tableau de Bruegel l’ancien : échafaudage circulaire dont les coursives dessinent une spirale progressant vers le vrai. A ceci près qu’on est déjà après la punition divine, et qu’on ne parle plus la même langue.
Blocs d’une densité effarante, ces échanges d’une justesse rare (on pense à Bergman, bien sûr, mais aussi à Pialat, ou Kechiche, à la différence près que c’est dans un calme presque constant qu’évoluent ici les rapports humains) figent le temps du spectateur pour le convier au temps réel de la vie qu’il contemple. Avec les personnages, il relit ce qui a été vu, il craquelle le vernis d’un patriarche un peu trop discret pour être honnête, d’une épouse trop jolie pour sembler sincère et d’une sœur qui dit trop haut ce qu’elle pense des autres pour n’avoir rien à cacher sur son compte. Qu’on ne s’attende pas pour autant à des révélations fracassantes : c’est bien là toute la force de l’écriture de Ceylan, inspiré ici par Tchékhov, que de ne mettre à nu que la pauvreté d’existences on ne peut plus universelles. De ce point de vue, on peut rapprocher ces longs échanges de ceux qui font l’intensité d’Eyes Wide Shut, l’autre grand film sur l’âpre conquête de la vérité. Impossible d’établir un jugement entre le propriétaire qui semblait clément et son locataire obséquieux, entre les bonnes intentions et l’enfer qui en est pavé. Les échos sont fréquents avec Asghar Farhadi pour cette justesse confondante avec laquelle nos contradictions et nos mesquineries, nos élans sincères et nos mensonges inconscients sont ici passés au scalpel.
Inutile de préciser à quel point l’alchimie fonctionne grâce au talent des comédiens, Haluk Bilginer en tête, dont le sourire et le regard de braise nous laisse rêveur sur ce qu’aurait pu devenir Robert de Niro s’il avait choisi de continuer à faire du (vrai) cinéma.
Derrière les regards, les lèvres crispées ou les silences, la violence latente est de plus en plus prégnante. Elle nous a été annoncée dès le départ dans l’œil noir de l’unique enfant, berceau des coups encaissés par une violence sociale la plus souvent muette, brisant la vitre d’une voiture dont la spirale fendue semble se répercuter sur tous les miroirs qui constellent les conversations à venir, et durant lesquelles il semble bien difficile de se regarder en face.
Parce qu’elle est si difficile à établir, qu’on soit intellectuel ou imam, sorti de prison ou épris de charité sans avoir jamais travaillé, la vérité se trouve à l’issue d’un dialogue qui laisse des marques. Jusqu’à l’ivresse, l’échange verbal s’étire, jusqu’à l’épuisement, quand les mots laissent place aux larmes, voire aux vomissements. Les concepts se déchargent de leur sens ; on aimerait laisser le mal passé advenir pour réécrire sa destinée, et l’on oppose aux mots l’action, qui ne vient pas, ou si peu. Les actes sont muets, ou étrangers : c’est la politesse anglaise d’un touriste japonais, ou la liberté au jour le jour d’un touriste qui donne sans le savoir une leçon à tous les résidents pétrifiés par leur sédentarité. C’est la libération d’un cheval, ou une liasse jetée au feu, et avec elle toutes les tentatives laborieuses de rédemption.
La seule véritable parole de réconciliation sera un monologue, en off, d’autant plus essentiel qu’il est destiné à un personnage qui l’attendait depuis toujours, et qui ne l’entendra jamais.
Comment expliquer, dès lors, qu’on ne soit pas nous même atteints du mal, de la lassitude et de l’exténuation des personnages ?
« Il faut être souple », affirme un des interlocuteurs.
C’est là la qualité suprême du film. Alors qu’il nous montre un intellectuel suffisamment malin pour parvenir à se mentir à lui-même, alors qu’il révèle les petits arrangements avec la rhétorique et les citations de Shakespeare pour s’en sortir par des pirouettes, c’est bien dans sa lucidité qu’il nous émeut. Sans concessions sur la galerie de personnages qu’il exhibe, mais dénué du cynisme et du mépris dans lequel ils se parent aussi pour évoquer le monde qui les entoure, Ceylan a trouvé cette cavité ultime dans laquelle se loge le vrai du cœur humain.