Après un Ico poétique, émouvant et intimiste, Fumeto Ueda se lance dans un registre de base aussi proche qu’éloigné d’une certaine manière en remplaçant les énigmes plutôt classiques par des boss colossaux qui constitueront le cœur du jeu. Il s’agit là du jeu le plus populaire de sa trilogie officieuse, s’achevant avec The Last Guardian, et ça me faisait un peu peur pour être honnête vu que les combats étaient ce que j’avais le moins aimé dans Ico. En accorder alors toute l’importance ne me paraissait pas être une bonne idée mais sa réputation étant si belle et ne pouvant m’arrêter à un a priori peut-être idiot, me voilà parti à la chasse aux colosses, et aux queues de lézard aussi accessoirement. La critique étant longue, je vous propose d’écouter pendant la lecture le thème de l’intro du jeu.
GAMEPLAY / CONTENU : 9 / 10
Si au début le jeu m’a inquiété en me faisant croire un instant qu’il y aura à nouveau des petites ombres à combattre à l’épée comme dans Ico, il n’en est rien. Le jeu prend la forme très concrètement d’un boss rush, tout ce qui sépare ses boss c’est une promenade contemplative dans des environnements paisibles, quelques collectibles à ramasser et un peu de plate-forme très basique. C’est un parti pris assez osé et j’ai tendance à préférer un gameplay particulier dans lequel il va exceller à un fourre-tout dans lequel rien ne sort du lot. Je ne reproche donc en rien aux développeurs d’avoir retirer petits ennemis, salles d’énigmes... sur la map pour n’en garder que ces fameux 16 colosses. Apparemment, Ueda en avait imaginé 48 mais je crois qu’il s’est rappelé entre temps la définition du mot raisonnable.
Non seulement, ils sont donc assez nombreux, même si 3 fois moins que dans les rêves du créateur, mais la plupart de ces colosses sont réussis en étant à la fois impressionnants et intéressants dans leur affrontement. Ce dernier point se vérifie tant par la phase d’observation pendant laquelle la stratégie d’approche se met en place, que lorsqu’elle s’exécute où elle ne se déroule que rarement sans son lot de tension et de complexité, dont le mode difficile ne se contente pas d’un équilibrage statistique en réservant ses petites surprises. Un boss rush se juge d’abord et avant tout à la qualité de ces boss et généralement Shadow of the Colossus s’en tire très bien.
Ma préférence irait plutôt pour les colosses volants pour lesquels j’adore l’intensité qui se dégage quand je peine à m’accrocher alors qu’il fait un 360°, que je gère mon équilibre pour arriver jusqu’à son point faible en voyant le paysage défiler à une vitesse hallucinante, que je stresse à l’idée de réduire d’un coup la distance qui me sépare du sol... Quelques rares boss sont malheureusement ratés, de l’excessivement frustrant Celosia au terriblement soporifique Pelagia, mais à ce niveau-là ce sont presque les exceptions qui confirment la règle : les colosses sont très réussis et à la courbe de difficulté très cohérente.
La map qu’ils peuplent est très bien élaborée dans son level-design pour que l’on acquière des repères visuels d’un colosse à vaincre au suivant afin de toujours mieux s’y orienter, ce que le jeu nous invite à faire avec une certaine liberté même s’il induit un ordre pensé pour s’éloigner petit à petit du point central où l’on démarre nos aventures. C’est grâce à ce dernier point que l’on a cette phase d’apprentissage de la topographie qui renforce le sentiment d’exploration de plus en plus maîtrisée par le joueur, sentiment des plus appréciable bien sûr.
Le maniement m’a paru certes intuitif mais aussi très, voire trop, simpliste de prime à bord avec le nombre ultra limité d’armes et de coups différents à disposition. Néanmoins, il est en fait assez technique de par la gestion de l’endurance qui est de plus en plus demandée pour s’offrir des précieuses fenêtres d’attaque et le boss offre souvent une ou plusieurs situation(s) de jeu assez unique(s). Les mécaniques de jeu sont simples et n’évoluent pas mais ce n’est pas un problème car les développeurs avaient vraiment plein d’idées pour les exploiter intelligemment et renouveler l’expérience de jeu, concrètement je ne me suis jamais ennuyé bien longtemps et j’ai jamais eu l’impression de faire deux fois le même combat.
Il était en plus très ambitieux d’automatiser et de contextualiser l’action le moins possible pour laisser place au moteur physique qui parfois se rate un peu mais pas tant que ça vu la démesure des affrontements. Le maniement à cheval souffre de quelques soucis d’ergonomie, il est difficile de monter dessus du premier coup, il y a une certaine latence entre viser à l’arc et reprendre les rênes... mais ça passe assez bien. Par ailleurs, l’indicateur d’objectif est très intelligent car il y a un besoin de la lumière du soleil pour fonctionner et il indique la direction sans indiquer le chemin exact à prendre, bien loin de ce qui brise l’immersion dans beaucoup de jeux modernes. Entre l’ambition, l’originalité et toutes ses petites astuces ce concept m’a beaucoup plus.
RÉALISATION / ESTHÉTISME : 8 / 10
Shadow of the Clossus est un monde ouvert avec des ennemis colossaux, pour que ça tourne correctement, et la version PS2 originale est très limite sur la question malheureusement, les décors sont très épurés, il y a des retards d’affichage assez fréquents, un aliasing très prononcé, des effets visuels dignes de leur dernière production d’il y a 4 ans... On parle ici de problèmes sérieux et absolument pas résolus dans la remasterisation HD sur PS3 bien évidemment, seulement dans sa version PS4, 13 ans plus tard. Alors on peut s’arrêter à ce bilan et retenir ces faiblesses, même pour un jeu de 2005, ou aller au-delà pour comprendre les ambitions justifiant, voire excusant, ces problèmes.
D’abord, le sentiment de gigantisme, que l’on retrouvait déjà beaucoup dans Ico, est ici amplifiée et aussi pertinent qu’il puisse l’être dans un tel contexte. On se sent comme écrasé en permanence par notre environnement et par nos adversaires, ce qui leur octroie une importance de premier plan et c’est vraiment ça que j’ai préféré. C’est une sensation assez folle et rares sont les jeux, surtout à cette époque, à ne serait-ce qu’essayer de produire un tel effet tant c’est complexe techniquement et en terme de mise en scène, tout particulièrement en temps réel. Et ce n’est pas la seule chose que la réalisation réussit à faire avec brio.
Il n’y a qu’à voir les animations du personnage et de son fidèle destrier, la fourrure assez détaillée sur les créatures avec une astuce technique pour en simuler l’effet, les flèches qui restent plantées un bon moment, le léger contrôle sur la mise en scène des cinématiques qu’il est possible de faire, la voix de Wander plus ou moins forte quand il appelle son cheval selon s’il est plus ou moins loin... C’est sans doute l’un des jeux les ambitieux techniquement de la fin de vie de la Playstation 2 et assez peu de jeux de la génération qui suivra se lanceront dans un concept proche de celui-ci, ce qui montre bien la grandeur de ce titre.
Esthétiquement, c’est également une belle prouesse à bien des égards avec le character-design des boss en eux-mêmes bien entendu, stars du jeu et non sans raison. Beaucoup d’entre eux ont une classe folle avec cet hybride bestial et rocheux. La phase d’observation pour comprendre comment aborder le combat va souvent de paire avec une phase de contemplation pure et simple du colosse qui se tient devant nous. Mais même notre personnage a une skin travaillée et qui évolue de façon super classe au fil de l’aventure et ça a un même sens pour le scénario, j’adore ce genre de petits détails.
La musique généralement très réussie évolue selon l’intensité du combat, la phase dans laquelle nous sommes qui demandera plutôt une musique douce pendant qu’on réfléchit et quelque chose de beaucoup plus dynamique quand on est dans le feu de l’action et jamais je me suis dit que la musique étant en décalage avec ce que je faisais ce qui marque une franche réussite de ce système. On a donc une très belle OST, bien utilisée mais qui sait en plus se mettre en retrait pour plus d’immersion quand on se contente de se balader ou de chercher le prochain colosse, avec peut-être certains thèmes qui se répètent un peu trop mais étant de qualité et bien utilisé : c’est pas bien grave.
L’effort d’immersion je l’ai ressenti également avec l’interface qui disparaît hors-combat. Intégrer tous les éléments de l’interface en jeu aurait été encore mieux, par exemple la couleur sur la cape de Wander qui serait plus ou moins lumineuse selon notre stamina... mais là c’est quand même exiger beaucoup et même affichée, l’interface ne m’a pas gênée pour contempler un colosse. Et c’est quand je commence à pinailler autant que je vois bien que Shadow of the Colossus est une très grande réussite esthétique et une ambition technique très respectable, même si manquant d’aboutissement jusqu’à la version PS4.
SCENARIO / NARRATION : 7 / 10
Si l’introduction est très minimaliste, c’est à l’image de l’intrigue qui donnera encore moins d’éléments scénaristiques qu’Ico, qui les masquait au premier run. Là c’est différent : on a le pitch de départ qui va directement à l’essentiel, le jeu en lui-même pendant lequel quasiment rien ne se passe scénaristiquement et la fin. Alors avec aussi peu de choses, est-ce qu’il y a matière à y porter une quelconque attention dans cette critique ? Bah oui sinon j’en parlerai pas ! Cette narration a un vrai intérêt, ce n’est pas de la fainéantise ou un manque d’idée, c’est un parti pris et ça n’empêche pas Shadow of the Colossus de raconter une histoire, aussi sporadique soit-elle.
L’avantage est double selon moi : les rares scènes du scénario sont très travaillées car les développeurs ont le temps pour ça, ce qui facilite par exemple l’usage d’un langage fictif, et celui qui s’en fout peut complètement l’ignorer sans que ça le dérange ou le pénalise. L’introduction très poétique nous fait comprendre efficacement ce qu’on a besoin de savoir sur les motivations du protagoniste pour s’impliquer émotionnellement dans sa quête, tout en ayant une interprétation personnelle à faire : que représente la fille pour le héros (amante, sœur, amie d’enfance...), que signifie sa malédiction et ce pourquoi elle est morte... Enfin, l’ending s’inscrit dans la logique de choix esthétiques, et mêmes ludiques, plus ou moins discrets de l’aventure pour offrir un twist intelligent et très bien mis en scène.
Moi je trouve ça très bien foutu et ça change des narrations habituelles, qui tendent à s’homogénéiser pas mal à l’époque pour les grosses productions, donc je le relève comme un point fort. Évidemment, on peut préférer traditionnellement des jeux plus bavards pour un scénario plus dense, plus complexe, plus riche, moins linéaire... comme c’est mon cas mais j’aime bien aussi sortir de ma zone de confort pour voir ce qui peut se faire d’autre et Shadow of the Colossus en est vraiment un très bon exemple de par ses aspects minimalistes, énigmatiques… C’est d’autant plus vrai quand on se rend compte que c’est une multitude de choix discrets qui viennent appuyer le propos.
Par exemple, ces fameuses phases de ballades contemplatives décrites plus tôt se prêtent parfaitement à ces réflexions que nous sommes amenés à faire, là où on n’y penserait peut-être pas si le rythme était plus soutenu. Ou encore, le fait de revenir dans ce temple si immense et vide après chaque colosse est là comme pour nous rappeler l’objectif de notre quête et notre solitude à l’accomplir. La proposition narrative de Shadow of the Colossus peut se retrouver ainsi dans ses choix esthétiques et dans ses choix ludiques même quand ceux-ci y semblent déconnectés de prime abord, ce qui est la preuve d’une cohérence et d’une subtilité à toute épreuve.
Ce que je trouve un peu regrettable pour être honnête et qui vient gâcher ce beau tableau c’est qu’on a suffisamment d’éléments pour comprendre qu’on est dans le même univers que Ico avec quelques clins d’œil mais ça laisse vraiment sujet à l’interprétation et là c’est presque trop. Je pense qu’il aurait fallu trancher, soit ne pas du tout y faire référence pour y gagner en identité, soit amener suffisamment d’éléments pour que tel lien soit bien clair et que ça ait un réel intérêt. Là j’ai l’impression que les scénaristes savaient pas trop comment faire ou n’osaient pas et du coup ça me laisse sur un sentiment d’inachevé un peu frustrant.
En dehors de ce reproche très personnel, encore une fois j’ai bien aimé cette narration originale et ce scénario, certes basique comme l’était Ico, mais efficace. Il n’y a pas besoin de tonnes de dialogues insipides entre des personnages secondaires sans importance pour meubler quand tu veux bien raconter une histoire simple, ici ça a été parfaitement compris et même si ça limite le potentiel scénaristique du titre, ça reste une autre réussite à son actif, peut-être la moins grande de toute mais tout de même une réussite.
CONCLUSION : 8 / 10
Shadow of the Colossus n’est pas seulement un jeu alternant entre poésie contemplative et affrontements épiques, il est un concept original et audacieux qui fait vivre une histoire émouvante sous une narration originale. C’est pour toutes ces raisons que je l’ai beaucoup apprécié, davantage que Ico, ses partis pris s’accompagnent d’écueils et de réticences personnelles ici et là mais c’est un jeu vidéo formidable à la hauteur de sa réputation et il fait sans doute partie des incontournables de ce média.