Brogue est un jeu étrange : il est à la fois un jeu incroyablement simple, et à la fois un jeu extraordinairement difficile. Qu'il soit difficile n'est pas surprenant puisque c'est un roguelike, c'est une des caractéristiques de ce genre de jeu (bien que ça ne soit pas toujours le cas des roguelikes-likes). Qu'il soit simple en revanche, en est une caractéristique plutôt inédite voire de tous les jeux de rôles de ces dernières années. Dans cette critique, je chercherai donc à articuler les notions de simplicité et de difficulté, et à expliquer pourquoi Brogue en est une alchimie si unique et enthousiasmante pour l'avenir du jv.
Avant de commencer, rappelons que ce qui fait la particularité des roguelikes authentiques (Nethack, Dungeon Crawl Stone Soup, et dans une moindre mesure Cataclysm : Dark Days Ahead) est leur richesse narrative, qui se fiche en grande partie de l'apparence du jeu (c'est pourquoi ils sont ou bien en ASCII, ou bien avec un tileset). Une richesse narrative dont l'existence est en partie permise par la vitesse à laquelle peuvent s'enchaîner les évènements du jeu : il n'existe pas d'animations dans le jeu, ni pour les attaques d'un personnage, ni pour ses déplacements, ni pour rien du tout, donc chaque action faite par le joueur est une action qui compte, une action qui a du sens dans le récit produit par les mécaniques de jeu. Les actions qui ne comptent pas (comme le fait de se déplacer dans un long couloir sans ennemis) peuvent être automatisées par divers outils proposés au joueur dans tous les roguelikes, qui permettent à son personnage de traverser automatiquement tout endroit sans danger ni objet intéressant. Cela permet au joueur de naviguer d'une situation importante à l'autre, instantanément - une caractéristique de game design totalement ignorées par les jeux de rôles populaires de ces dernières années (les jeux Bethesda, la série Dark Souls, la série The Witcher, les jeux Bioware, etc). De plus, la plupart des roguelikes sont aussi des jeux bien plus riches et profonds que ces jeux-là - ce qui était nécessaire sinon on s’ennuierait rapidement, compte tenu de la caractéristique d'épuration de l'essentiel ludique, propre aux roguelikes, que je viens de décrire.
Et c'est là que Brogue est différent des autres roguelikes : il paraît à la fois garder la profondeur des roguelikes, et à la fois ne plus avoir grand chose en commun avec eux. Brogue ne possède aucun système d'expérience, aucun arbre de compétence, aucune classe ou race à choisir en début de jeu, il a un très faible nombre d'armes et d'armures différentes et très peu de différences entre elles, et d'une manière générale peu de données chiffrées (lesquelles ont des ordres de grandeur variant très rarement de plus de 10 points). Le personnage que l'on joue peut pourtant bel et bien devenir un puissant guerrier au marteau de guerre portant une armure lourde, ou un assassin et voleur traversant les niveaux dans l'ombre et restant à l'écart des combats, ou encore un mage lançant toutes sortes de sorts - comme dans tout roguelike. Bien sûr, ces possibilités peuvent se combiner. Le tout dans des parties qui dure plus de 5-10mn si vous savez un minimum ce que vous faites, et quelques heures si vous voulez réussir à le finir. Là où la plupart des jeux n'ont qu'une complexité de façade car le joueur n'est jamais invité à comprendre les subtilités de leur système de jeu, Brogue parvient à être si simple que tout peut (et doit) être maîtrisé par le joueur, malgré une diversité et une simplicité sans précédent.
Deux choses dans ce jeu peuvent être comparées à un système d'expérience : la potion de force, qui permet d'augmenter la compétence de force de 1 point, et le parchemin d'enchantement, qui permet d'améliorer un objet, de 1 point. Dans les deux cas l'objet est consommé et l'effet est permanent, il faut donc bien savoir ce que l'on veut faire. La force permet de manier des armes et armures plus ou moins lourdes : si je porte une armure de plaques trop lourde pour moi, je deviendrais plus bruyant et mon manque d'adresse m'empêchera d'être adroit et endurant dans les combats, ce qui dans le jeu se traduit par la négation de l'intérêt d'une armure. (Si vous êtes protégé de la tête aux pieds mais ne pouvez plus bouger, et que les interstices de votre armure laissent des possibilités pour vous trancher la gorge ou le bras, on comprend alors bien qu'il ne servait à rien de la porter.) Ainsi la caractéristique de défense du jeu (un simple nombre, à 0 pour une absence de défense et à 4 pour la protection en cuir, avec laquelle on débute le jeu) unifie entièrement l'esquive et la capacité à encaisser les coups, et cela simplifie encore plus le jeu, mais là encore de façon cohérente et sans que le jeu n'en devienne facile pour autant. Malgré tout, le jeu laisse un intérêt à porter une armure trop lourde, si l'on a pas la force requise : déjà parce que dans certains cas il y a bien un petit gain d'armure, et ensuite parce que la porter permet au personnage de l'étudier lentement pour comprendre si elle a des caractéristiques magiques. Tout devient alors affaire de stratégie de la part du joueur, c'est à lui d'évaluer quel risque il préfère prendre, à la fois pour tenter d'éviter une énième lamentable défaite, et à la fois pour ce qui lui procure du !!FUN!!.
Le jeu possède bien des choses qui s'apparentent à de la magie : des bâtons magiques permettent de lancer des flammes, des éclairs, de l'empoisonnement, et les baguettes magiques peuvent transformer les créatures adverses en d'autres créatures (polymorphie), les téléporter ailleurs, les ralentir, etc. (Certains bâtons et baguettes ont aussi des effets positifs pour les adversaires, il ne tient qu'au joueur d'éviter de soigner malgré lui son ennemi.) Il existe aussi des anneaux aux effets variés : avoir conscience de ce qui se trouve de l'autre côté d'un mur, ou de pouvoir se régénérer en infligeant des dégâts aux adversaires, etc. A chacun de ces type d'objets correspond une certaine mécanique de jeu (passive ou active) et chacun d'eux, ainsi que les armes et armures, peuvent recevoir un bonus permanent avec le parchemin d'enchantement, qui s'avérera décisif pour espérer atteindre ne serait-ce que les 5 derniers étages du jeu (sur 26, sachant qu'il faut ensuite tout remonter). Les armes ont chacune leurs mécaniques propres : par exemple la lance peut transpercer un adversaire et donc blesser aussi celui qui est sur la case derrière lui, le fouet peut frapper jusqu'à 5 cases de distance, la dague peut faire 5 fois plus de dégâts qu'une autre arme lorsqu'elle frappe sans que l'ennemi n'ait remarqué notre présence, la masse fait reculer d'une case un adversaire touché, etc.
Dans la plupart des jeux de rôles (aussi variés soient les jeux regroupables sous ce terme) il est nécessaire de tuer des ennemis puisque cela fait gagner de l'expérience au personnage. Dans Brogue, comme dit précédemment, il n'y a pas d'expérience. Donc peu importe que vous esquiviez tous les ennemis de la zone, que vous les tuiez tous un par un avec une grosse épée, ou que vous les rotissiez tous en cramant l'herbe sous leur pied : ça revient exactement au même par rapport à votre personnage. Le choix de l'orientation de votre personnage est donc un choix bien plus authentique que ne le permettent la plupart des jeux vidéo, qui récompensent dans le fondement même de leurs mécaniques, de buter des adversaires - si possible tous. Cette mécanique de base est si présente dans les jeux que je ne serai pas étonné d'apprendre que la plupart des joueurs de Brogue ont eu du mal à s'en défaire lorsqu'ils ont appris à y jouer : c'est mon cas.
Bref, c'est un super jeu. Je vous invite à l'essayer, il est disponible en téléchargement sur ce site. https://sites.google.com/site/broguegame/ Notez que dans le menu principal du jeu, en faisant ctrl + n, on peut choisir un nombre à 10 chiffres maximum, qui sera le seed de la partie, et à chaque seed correspond un certain agencement des niveaux, disposition des objets, des monstres, etc. Ce qui permet de refaire plusieurs fois un même seed pour mieux le maîtriser et s'entraîner plus facilement à maîtriser le contenu du jeu.
Edit quelques années après ma critique : je recommande en particulier le mod "Rapid brogue", qui condense tout l'intérêt du jeu pour en faire une expérience bien plus courte et plus intense, et dans l'ensemble bien meilleure dans mon ressenti.