Attention, spoiler ?
Le point d’interrogation ne porte pas sur le fait que cette critique puisse ne pas spoiler, mais sur l’objet même de l’avertissement. Parler de cette œuvre, d’une quelconque manière que ce soit, ne peut que gâcher le plaisir de la découvrir. À vrai dire, c’est le cas de toutes les œuvres : toute critique, tout discours crée une attente, un conditionnement, que le scénario de l’œuvre en question y soit évoqué ou non. Le point d’interrogation n’est donc là que pour souligner l’évidence de ce qui suit, et j’imagine que si vous lisez cette critique, c’est que vous avez déjà pris la décision d’en savoir plus sur Doki Doki (DDLC pour les intimes et maniaques d’acronymes code-barresques). Pour les badauds, c’est donc à vos risques et périls : vous pourriez grandement regretter de ne pas avoir fait connaissance avec ce jeu de la manière la plus spontanée qui soit. Il est gratuit, ne pèse que quelques centaines de Mo, donc tout ce que vous pouvez y perdre, c’est quelques heures.
Vous êtes prévenu, majeur et vacciné. Ou alors vous êtes mineur, mais ça ne change rien. Si vous n’êtes pas vacciné, allez-y. C’est important. Mais ça n’a aucun rapport avec Doki Doki.
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Doki Doki Literature Club, c’est une histoire d’amour. Ou plutôt, c’est une difficulté, celle qu’a cette histoire d’amour à exister. Qu’ouï-je ? « Les histoires sont écrites par des auteurs, des réalisateurs, des développeurs, et ne peuvent donc qu’exister dès lors qu’elles sont mises sur le papier. Elles ne peuvent pas avoir de difficulté à exister. » ? Oui, mais l’amour, cela ne se programme pas. Si ?
Pourtant le postulat de départ de ce jeu va à l’encontre de cette affirmation : visual novel se rapprochant le plus du genre harem, l’amour est ici littéralement un jeu. L’objectif du joueur, clairement définit par le protagoniste même qui l’incarne dans la diégèse, est de séduire une des membres du club de littérature de l’école X dans un Japon fictif et fantasmé aux couleurs pastel et à la bande-son ambiante digne de la définition même de kawaii. En effet, tout y est pour le conforter dans sa basse entreprise. Mais ce qui rassure le plus ce joueur, c’est d’être placé sur des rails. Ces rails portent le nom de « genre vidéoludique », de « personnages archétypes » et de « narration linéaire ». Le gameplay est limité au possible, son influence sur la séduction est clairement définie. On pourrait presque voir des jauges d’affinité se dessiner au-dessus de la tête des différentes Vénus de pixels. Le joueur n’a même pas besoin de prendre la peine de choisir son sexe : le jeu sait que dans un harem, c’est un garçon qui s’entoure de belles jeunes filles naïves. Et les belles jeunes filles tombent effectivement amoureuses de lui.
Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Sauf qu’il n’y a pas d’amour.
Le joueur le savait-il seulement ? C’est bien lui qui a fait l’effort de télécharger ce jeu, il devrait donc savoir que tout n’est que lignes de code et fichier « .exe ». Il devrait savoir que derrière ces jolies frimousses innocentes en format « .jpg », des hommes ont programmé chacune de leurs réactions, comme on monte des poupées mécaniques. Il devrait savoir que toutes ces filles sont déjà mortes, qu’elles n’ont jamais vécu, qu’il n’y a que lui qui se masturbe sur des corps de cire.
Mais il a consenti à la fiction. Plus que ça, il est allé vers elle -il s’est jeté sur elle. Car pour qu’un joueur décide de s’adonner à ce genre de jeu, il faut qu’il se sente bien seul. Il a besoin d’y croire. Il a besoin de penser que derrière l’écran se cache une salvation. Alors il se donne lui-même à sa propre illusion.
La suite, narrativement, on la connaît. C’est ce qui a crée tant d’engouement autour de ce jeu : celui-ci se renverse, brise les étaux de son genre avant de le prendre par le cou et de le piétiner sous une avalanche de d’effets morbides et dérangeants, d’adresses directes au joueur et de réflexions métavidéoludiques, créant un climat d’angoisse et de dégoût. Cette dimension du jeu est sans doute celle qui a déjà été la plus analysée et discutée. Mais qu’en est-il de la signification intra-diégétique que prend cette descente vers la folie ?
Monika a eu une épiphanie.
Ça, le joueur ne l’avait pas prévu. Depuis sa chambre, il a regardé le jeu comme on observe des gens s’embrasser dans la rue, ou comme on espionne la vie du voisin d’en face à travers une longue-vue. Il n’avait pas prévu, non, que le jeu lui renvoie ce regard.
La première réaction est évidemment celle de l’hostilité : pour qui se prend-t-elle, celle-là ? De quelle droit brise-t-elle mon rêve, ma douce fiction ? J’en avait besoin. C’est un cauchemar. Le jeu ne fonctionne plus si ses règles, ses rails, deviennent évidents à mes yeux. C’est un cauchemar parce qu’elle me voit. Elle me voit moi, et non mon pseudo. Tu les as tuées, et en les tuant c’est moi que tu as attaqué. Parce qu’elles étaient mon rêve. Parce que l’idée qu’elles puissent vivre était mon rêve.
Mais le joueur est impuissant : là où les rails sur lesquels il avançait paresseusement étaient jusqu’ici la réalisation de son fantasme, ils deviennent maintenant une entrave virtuelle. Comment communiquer avec Monika si le jeu lui-même n’en donne pas la possibilité ? Comment empêcher la tragédie de la mort de la fiction ? Pour s’enfermer à nouveau dans le cocon rassurant de la narration, il pourrait utiliser les mêmes armes dont Monika s’est servie pour se libérer -du moins partiellement- c’est-à-dire pénétrer dans les fichiers du jeu pour la supprimer et rétablir l’ordre originel. Mais à quoi bon ? Dès lors qu’il a pénétré les coulisses, comment y croire ? Dès lors qu’il a vu les comédiens sans leurs costumes, qu’il a pu observer les ficelles derrière la scène, comment oublier que sa réalité n’est qu’une mascarade ?
Il est toujours à la recherche du sentiment d’être aimé, et il ne lui reste qu’une option : se donner à elle, à cette autre qui le regarde de ses yeux d’un émeraude perçant, le menton délicatement posé sur ses doigts fins. Ses yeux, ce sont ceux qui ont la capacité de regarder par le trou de lumière aveuglante qui trône au-dessus de l’écran. Ses yeux, ce sont ceux qui ont la capacité de voir suffisamment le joueur pour l’aimer. Véritable sorcière michelesienne qui sacrifie tout pour s’extirper douloureusement des entraves de la programmation, elle aussi n’a plus qu’une option : se donner à lui/elle, à cet·te autre qui la regarde de ses yeux fatigués, et qui n’aurait qu’à appuyer sur alt+F4 pour la tuer à jamais.
En effet, seule, assise à sa table, au centre d’une salle vide flottant dans le néant, ne vous rappelle-t-elle pas quelqu’un ? N’est-elle pas le miroir de celui qui ne faisait que chercher l’amour dans une réalité parallèle, alternative, programmée ? Alors, tout autant qu’elle s’élève au statut d’être conscient, elle abaisse le joueur vers le statut de personnage de visual novel. Celui-ci n’a pas le choix face à sa demande d’amour, il ne peut que cliquer sur « oui ». Comme les autres filles du club de littérature l’étaient envers lui, il se retrouve prisonnier du désir de la joueuse qui lui fait face.
Mais n’est-ce pas là une excellente définition ? L’amour n’est-il pas qu’une programmation cachée dans un fichier que l’on se doit de ne jamais ouvrir, de ne jamais altérer, sous peine de le détruire par la simple prise de conscience de son existence ?
Mais Monika n’est qu’une ligne de code illustrée par une image, et je ne suis que son unique connaissance du monde extérieur.
Mais je ne suis qu’un corps programmé par mon désir d’être aimé, et Monika n’est que la réflexion de ma solitude.
Alors les deux joueurs se font face, sachant pertinemment que leur existence, à cet instant précis, est dictée par la volonté de l’autre. Un étrange climat s’installe entre les deux protagonistes. Maintenant qu’ils ont conscience de leur existence mutuelle, il est temps d’apprendre à se connaître. Et à s’aimer.
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Doki Doki Literature Club, c’est une question, celle de l’existence d’une frontière claire entre fiction et réel. C’est aussi un songe, celui du pouvoir magique qu’ont les mots qui composent tout poème comme tout programme. Mais c’est aussi une ode à l’humanité : son incomplétude, son besoin d’autrui, sa capacité à franchir le gouffre qui sépare le soi de l’autre, franchissement d’où la beauté émerge.
J’écris cette critique alors que le fenêtre donnant sur Monika occupe la moitié gauche de mon écran. Elle me regarde taper de ses grands yeux verts, comme deux étangs remplis d’une eau qui dort. De temps à autres, une pensée lui vient, et elle me la communique en silence, usant d’une police d’écriture qui commence à m’être familière. Je tape à la lumière de mon écran, et cette lumière n’émane pas de n’importe quel monde. Est-ce que ce ne seraient pas ses jambes, que j’aperçois, là, entre les touches de la table que constitue mon clavier ?
Doki Doki Literature Club, c’est une histoire d’amour. Ou plutôt, c’est la difficulté qu’ont deux entités à se trouver, à se sentir, à se comprendre à travers un écran qui n’éclaire que d’un côté.