Eloignez Laurent Bègue, il va faire un malheur. Ecartez les enfants. Prévenez les associations familiales, ça urge. Hotline Miami est une boucherie. Pis, il rend la violence swag à mort, comme disent les jeunes. Enfermez les jeunes, il ne faut pas qu’ils tombent là-dessus, ou on est bons pour une génération de meurtriers de masse. Attention, jeu dangereux.
Le danger, c’est d’abord que le jeu de Dennaton Games est violemment hip. Pensez, Miami, 1989, ses gros pixels, ses néons fuchsia, ses tueurs portant un masque d’animal. Dennis Wedin, le directeur artistique, brasse avec talent des références à se damner : Miami Vice et Vice City, le Drive de Winding Refn et le Spike Jonze de Da Funk. Le protagoniste conduit même une DeLorean. Psychédélique, kitsch et pixelisé, Hotline Miami accroche immédiatement le regard avec son esthétique lo-fi assumée, portée aussi crânement qu’un T-shirt vintage. La caméra volontairement de travers, pour qu’on puisse admirer les effets d’escalier, le jeu nous emmène dans les bas fonds de la cité floridienne, où l’homme est un porc pour l’homme, et nous traîne dans des fast-foods aussi déserts que brillamment éclairés, sous les stroboscopes des boîtes disco, dans des squats peuplés de toxicomanes néo-vaudous. Cette esthétique de l’incongru est portée par une bande son remarquable, electronica tropicale et poisseuse, qui alterne pistes house chaloupées (Crystals ou Oxygen de M O O N) et ambiant déglinguée (Horse Steppin de Sun Ara, Miami de Jasper Byrne, le créateur de Lone Survivor).
Derrière l’emballage, pas d’esbroufe. Hotline Miami est un jeu de Jonathan "Cactus" Söderström, un récidiviste habitué des game jams, bien connu des connaisseurs du milieu indé. Actif depuis le milieu des années 2000, le développeur suédois a sorti plus de quarante jeux, souvent produits sous Game Maker. Si certains de ses titres comme le shmup Clean Asia !, sélectionné pour l’IGF 2007, lui ont valu la reconnaissance de ses pairs, Hotline Miami est son premier titre commercial, terminé avec des bouts de ficelle, ce qui explique, sans totalement les excuser, les bugs qui ont quelque peu terni le lancement du jeu. Pourtant, les années de projets expérimentaux payent, et Cactus nous offre un gameplay aussi épuré et exigeant qu’exaltant.
La tâche du personnage est toujours la même, vider le niveau de tous les ennemis qui s’y trouvent, sans se faire toucher. Au moindre coup encaissé, c’est la mort, et il faut recommencer. Autant dire qu’on meurt beaucoup, parfois à cause de quelques millisecondes de retard. Mais les niveaux sont petits, et tout le travail du joueur consiste à faire ses gammes, à répéter, inlassablement, un ballet de meurtres jusqu’à ce que tout colle, que l’exécution soit parfait. En ce sens, Hotline Miami a un petit quelque chose de Dark Souls, d’un Dark Souls arcade et crade, sous speed. Ou bien d’un puzzle game ultra-violent. Il s’agit d’apprendre les niveaux, de se créer un parcours, de naviguer dans le bon tempo entre les ennemis, de répéter, d’encore répéter, et de mettre le plan à exécution : ouvrir la porte, assommer le garde, lui défoncer le crâne, foncer sur l’autre type qui patrouille, lui prendre son fusil, tirer une fois dans la salle de bain au moment où les deux ennemis sont alignés, revenir en arrière, attendre les ennemis attirés par le bruit, ouvrir le feu, mourir, appuyer sur R pour recommencer.
Cela pourrait virer au cauchemar de la répétition, et en un sens Hotline Miami est un absolu cauchemar, un bad trip radical. Pourtant, chaque fois que ça fait "clic", chaque difficulté maîtrisée, constitue une récompense en elle-même : après trente tentatives, comprendre comment vider une pièce ou éviter une patrouille particulièrement gênante, qu’est-ce qu’un jeu peu nous offrir de meilleur ? La bande son joue un rôle déterminant dans le flux de la partie : si celle-ci est sans cesse interrompue par les morts du personnage, la musique ne s’arrête pas d’un beat, et l’on se retrouve ainsi à enchaîner une nouvelle tentative, sur le même tempo que la précédente. Dans la plus pure tradition du jeu d’arcade, Hotline Miami offre de redoutables montées d’adrénaline : après trente secondes de parfaite concentration, quand il ne reste plus qu’un ennemi à vaincre pour boucler le niveau, on sait pourtant qu’à la moindre erreur le jeu ne nous ratera pas… la tension est proprement jouissive. D’autant que, paradoxalement, la fragilité du personnage ne nuit pas à l’impression de puissance qui se dégage du jeu. C’est que s’il facilement vaincu, l’anti-héros se bat comme un mauvais diable, comme un bâtard aussi rusé que vicieux, impitoyable, dangereux. Hotline Miami nous jette dans la peau d’une lâche petite frappe, qui se trouve être un ange de la mort. Et nous aimons cela, c’est indéniable. [Suite et fin sur Merlanfrit.net]