Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr


Outer Wilds est un jeu d’exploration unique en son genre, qui fait se succéder des émotions très diverses : s’y mêlent une grande excitation de la découverte, et la constante angoisse suscitée par la fin de son monde, qui survient toutes les 20 minutes. Son principe magique, c’est son cosmos miniature qui n’excède pas les 40 km in game, entièrement explorable sans chargement perceptible : les planètes vues de loin ne sont pas des arrières plans en images plates, mais bien d’immenses objets toujours présents, toujours mobiles, ce qui, du point de vue du ressenti physique, fait une énorme différence. On n’a jamais l’impression d’être dans un décor factice, mais bien au cœur d’un système solaire dont la présence des planètes semblent peser réellement au dessus de nous.


LE WINDWAKER DE L’ESPACE


Décoller d’une planète, c’est la voir se courber sous notre vaisseau jusqu’à devenir disque, tandis que l’on prend de l’altitude pour s’extraire de sa gravité. Puis à la manière d’un Zelda Windwaker (une inspiration évidente ici), notre astre de destination grossit à vue d’œil ; ses reliefs, temples et textures se font plus apparents, comme autant de promesses d’aventures qui font turbiner l’imaginaire : que cache cette couche de nuage sur la géante verte ? Comment s’explore cette autre planète creuse, abritant un trou noir ? Puis dans une bascule des échelles sidérante, lorsqu’une planète nous capte dans son champs, celle qui n’était qu’une boule lointaine devient un sol où se poser pour y faire nos premiers pas et nos premières découvertes. Outer Wilds tient ainsi du jeu rêvé de l’astronome amateur : il nous baigne d’abord de visions d’étoiles et de planètes vues du sol, pour nous donner le super-pouvoir sidérant de nous y rendre. A-t-on déjà vu promesse ludique plus excitante ?


De prime abord, le jeu pourra toutefois sembler opaque, dénué de toute missions, sans structure claire ni enjeu. Le truc, c’est qu’il attend de nous une bascule : de récepteurs passifs d’une progression prévue à l’avance (ce qu’on est le plus souvent dans les jeux-vidéos), il faut devenir pleinement acteur de ses intentions de jeu, en commençant par trouver le bout de sa pelote. Ce bout sera, tout simplement, notre curiosité d’explorateur : curiosité pour ce qui nous est raconté par d’autres voyageurs ; curiosité pour ce qu’on lit dans les messages sur les murs, lâchés comme autant de bouteilles à la mer par des spationautes d’un autre temps et qui, tous, parlent du monde, de son histoire, de ses phénomènes incroyables ; curiosité, enfin, pour ce que l’on voit et ce que l’on entend : une comète, un air de banjo, un inquiétant chant cosmique rappelant le Monolithe de 2001, et qui nourrissent un profond sentiment de mystère, de nombreux « pourquoi ? » et une irrépressible envie d’y répondre en se rendant à leur source d’où, immanquablement, un nouvel indice nous fera rebondir vers un nouveau mystère. Dans sa première heure, on ne savait pas par quel bout prendre le jeu, et voilà qu’émerge une structure irrésistible, entièrement tenue par notre seule attention à ce qui nous entoure, par notre regard et notre écoute, par la fascination qu’exercent les visions ponctuant notre route. Autant vous dire qu’une fois passé ce cap, le jeu devient l’une des expériences ludiques les plus absorbantes de ces dernières années.


UN MONDE QUI BOUGE


Le plus fascinant dans Outer Wilds, c’est le double mouvement dans lequel il est pris : mouvement permanent de ses lunes et planètes autour du soleil ; et mouvement de ce cosmos de poche vers son cataclysme, qui survient sans faille toutes les 22 minutes : son soleil devenu géante rouge s’effondre alors brutalement avant d’exploser en une supernova dont l’aura bleue souffle tout sur son passage, joueur compris. Le fait que ce monde bouge, qu’il ne soit jamais le même d’une seconde à l’autre, qu’il se précipite vers sa fin, tout cela créé en nous une vive émotion, accentué par un choix de design d’une importance capitale : aucun de ces mouvements n’est scripté, et ne se déroulera donc comme la fois d’avant ; tout ce qui se produit est simulé par les règles physiques du jeu, donnant l’impression d’assister à de purs événements spontanés, comme lorsqu’on assiste à l’alignement de planètes en tableaux cosmiques aussi intimidants que sublimes. Grâce à ce choix de la simulation plutôt que du script, Outer Wilds devient une machine à produire des visions, visions qui font se sentir tout petits, dépassés par ce qui nous entoure, en sécurité, certes, car derrière notre écran, mais pas de beaucoup tant les dangers cosmiques peuvent vite avoir raison de notre personnage.


Car pour toute la beauté qu’il recèle, il y a une dureté essentielle à Outer Wilds : son monde ne nous a pas attendu pour exister, il ne repose pas sur des scripts qui se déclencheraient à notre passage pour assurer le spectacle, pour nous épater et nous séduire ; si spectacles il y a – et ils sont nombreux – ils sont imprévus, spontanés, improvisés, comme sur la tempétueuse Giant’s Deep, grande boule d’eau dont les îles peuvent être catapultées dans l’espace pendant quelques secondes par des tornades folles, offrant à leur explorateur quelques sublimes secondes suspendues. Froid et indifférent, ce cosmos de poche ne nous a pas non plus attendu pour se mouvoir. C’est à nous de foncer pour le rattraper, pour y trouver notre place en épousant ses gracieux et imperturbables mouvements newtoniens, en percutant ses trajectoires elliptiques, en dansant presque littéralement avec ses planètes, le temps de trouver le bon point de chute et de s’y poser.


POÉSIE D’UN MONDE ÉPHÉMÈRE


La constante émotion suscitée, mélange d’angoisse existentielle et d’émoi esthétique, vient enfin du caractère éphémère de chaque partie, qui se vit comme une petite mort et dont l’idée reste inconfortable du début à la fin : pour ne pas subir totalement la supernova, j’ai ainsi ressenti le besoin de la « voir » de mes yeux autant que possible, en me dépêchant de sortir des profondeurs des planètes que j’explorais pour ne pas que la mort stellaire vienne me cueillir dans le dos, juste pour la tenir du regard. Puis à force de jouer, de mourir, de renaître, on finit par lâcher prise ; on finit même par se faire à ce parfum de fin de monde qui s’insinue jusque sur les planètes elles-mêmes, dont certaines vivent leur propre cataclysme accéléré : la surface craquelée de Brittle Hollow s’effondre vers le trou noir en son cœur, détruisant la ville creusée sous sa surface ; le sable d’Ash Twin s’écoule en une gigantesque colonne sur sa jumelle Ember Twin, dont les temples souterrains sont promis à un ensevelissement rapide (il faut se dépêcher de les visiter). Et l’on ne parle même pas des quelques objets orbitant sur une trajectoire trop proche du soleil, qui finissent engloutis dès les premières minutes en nous gratifiant de visions d’horreur sur sa surface bouillonnante.


On aurait pu parler du lore du jeu, de son fonctionnement par récolte d’informations qui sont la seule vraie ressource conservée de partie en partie, via un « arbre des indices » consultable dans le vaisseau. On aurait pu évoquer la noueuse Dark Bramble, planète de ronces et de brume, un peu moins réussie et plaisante à explorer que les autres – elle contraste clairement. On aurait pu parler du subtile mixage sonore, source de moments musicaux enchanteurs, ou du plaisir simple que constitue le maniement du vaisseau, que l’on finit par si bien maîtriser que les trajets les plus compliqués deviennent une partie de plaisir – il est possible de rallier presque tous les points du jeu en un temps record, une fois leur chemin connu. On pourrait honnêtement parler des heures de Outer Wilds et écrire article sur article sans épuiser son génie, sa mystique, sa beauté sans pareille. Mais on n’en dira pas plus, ni sur le fonctionnement de ses énigmes quantiques – le jeu compte quelques puzzles très malins -, ni sur ses destinations et happenings les plus fous, que l’on vous laisse découvrir par vous-même. Car quoi qu’on en dise, Outer Wilds est l’un de ces rares jeux qu’il faut absolument essayer pour comprendre ce que le média peut produire de plus puissant en matière d’émois interactifs.


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Benetoile
10
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le 23 avr. 2020

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