Shadowrun revient. Un retour justifié ? Oui, si l’on en croit les 1,8 millions de dollars récoltés sur Kickstarter par le co-créateur de la licence, Jordan Weisman. Oui, encore, si l’on se fie aux témoignages visiblement satisfaits des fans de l’univers. Un peu moins si l’on considère le résultat : était-il nécessaire de redonner vie à une franchise à l’originalité toute discutable, surtout d’une manière aussi fade ?
1989
Shadowrun est d’abord un jeu de rôle sur table, dont la première édition date de 1989. On serait presque tenté de vanter l’originalité de l’univers développé par FASA Corporation, si celui-ci ne tenait pas surtout du grand brassage opportuniste des genres : une grosse lampée de cyberpunk, une bonne dose de fantasy, une pincée de no future, un rien de noir et d’humour pour faire prendre la sauce. Souvenez-vous, si vous étiez déjà né, au tournant des années 90 la fusion était le dernier cri, que ce soit en musique — les grandes heures du rap/metal/funk/polka —, dans la mode — casquette Kangol et chemise hawaïenne sur T-Shirt Slayer, veste de costume et pantalon militaire... — ou dans la culture geek : c’est à cette époque que sont sortis les jeux de rôle "multivers" comme Torg (West End Games, 1990) ou Rifts (Palladium Games, 1990), ce genre de choses.
En tout état de cause, Shadowrun était alors furieusement dans l’air du temps. On jouait des samouraïs des rues orcs cyber-augmentés, des hackers camés ou des elfes shamans ultra sentencieux, et on se trouvait très intelligents. On se faisait rouler dans la farine par les méga-corporations, on jurait en bribes de japonais, on sauvait le monde des machinations d’un dragon technophile, et c’était le bonheur. Le succès aidant, la licence a connu cinq éditions et de multiples suppléments, a donné naissance à une quarantaine de romans et à plusieurs adaptations vidéoludiques, dont deux petits classiques sur SNES en 1993 et Megadrive en 94. Puis, refilé d’éditeur en éditeur, victime du relatif déclin du jeu de rôle sur table, l’univers est doucement tombé dans l’obscurité, malgré une tentative de remise en lumière avec un FPS multijoueur sorti dans la plus grande indifférence sur 360 et PC en 2007.
Citizen Weisman
Ce retour doit beaucoup à l’infatigable Jordan Weisman, qui n’en n’est pas à son coup d’essai : véritable baroudeur du business geek, il fonde la compagnie de jeu de rôles FASA en 1980, qui commence par produire des suppléments pour Traveller, trouve le succès avec les wargames BattleTech, très inspirés des mechas japonais à la Macross, ouvre des salles d’arcades dédiées à la licence (les BattleTech centers), cartonne à nouveau avec Shadowrun, crée un studio de jeu vidéo en 1995 (FASA studio), le revend à Microsoft en 1999. Il a déjà fondé une nouvelle boîte et obtenu un succès avec les figurines Heroclix... L’investisseur en série semblait moins fringant ces dernières années. Et puis vient Kickstarter.
Weisman saute sur l’occasion, fonde le studio Harebrained Schemes, recrute quelques vieux grognards et une bande de novices tout juste sortis de leur école, puis monte une campagne très efficace, dont il livre avec franchise à Gamasutra la recette : surfer sur la nostalgie, flatter le backer, lancer un déluge de com’, mais aussi modérer ses ambitions en resserrant les coûts... La méthode Weisman explique le succès financier de l’opération, mais en trace aussi les limites artistiques : l’exploitation prend largement le pas sur la création. Ce n’est pas forcément un mal, d’autant que la production demeure artisanale, mais cela borne assez sérieusement la prise de risques.
Exploitation
On ne peut pas dire à proprement parler que Shadowrun Returns soit une arnaque : Harebrained Schemes tient le cahier des charges, nous sert une pleine plâtrée de fanservice et un RPG tactique compétent à défaut d’être palpitant. De là à satisfaire un public n’éprouvant pas une indicible nostalgie pour un produit qui en son temps ne frappait déjà pas par son originalité… il y a un pas, que Shadowrun Returns ne franchit pas. Si le début peut paraître prometteur, avec quelques beaux lieux cyberpunks (les rues crasseuses de Seattle, le studio de snuff movies), la campagne, aussi brève que tristement étriquée, enfile les clichés de manière très prévisible. Harebrained Games nous sert une atmosphère néo-noir mille fois vue, avec ses putes au grand cœur et ses policiers grognons, ses affranchis à l’honneur intransigeant et ses bars louches.
Les combats tactiques alternent avec les phases d’investigation et de dialogue, mais celles-ci se révèlent très limitées, quelque part entre le point & click junior et le roman pauvrement interactif. Une improbable encore qu’à peu près digeste histoire de tueur en série, écrite par un scénariste qui n’a visiblement pas fait son travail de recherche sur Jack l’éventreur, se transforme dans un second acte en grand n’importe quoi qui brasse la scientologie, la fin du monde, l’espace astral et des personnages de romans dérivés qui n’intéressent plus personne. Tout cela sent fortement le travail bâclé, ce qui n’a rien d’étonnant avec un développement d’un an à peine.
Evidemment, les optimistes placent leurs espoirs dans l’éditeur de scénario fourni avec le jeu. Mais rien ne dit que la communauté, pour le moment tâtonnante, parvienne à en tirer grand-chose. Car si les décors et la bande son ne manquent pas de charme, le jeu tient plus du bricolage que d’autre chose : un système de sauvegarde inexistant ou presque, des cartes petites qui ne semblent pas gérer la persistance, des bugs — à un moment mon personnage a décidé de mettre 20 secondes pour tirer le moindre coup de feu — , des scripts mal fichus qui interrompent l’action, une interface brinquebalante, des combats extrêmement déséquilibrés — les armes à feu sont surpuissantes — et relativement inspides, voilà qui n’inspire guère confiance. Certes, Harebrained Schemes patche activement, notamment pour essayer de rééquilibrer les différentes compétences, mais rien ne garantit une notable amélioration.
En l’état, sans être tout à fait détestable, Shadowrun Returns est largement médiocre, et l’on ne saurait en conseiller l’achat, même pour les amateurs de RPG ou de jeux tactiques. C’est qu’il y a tellement de jeux plus enthousiasmants, et tellement peu de temps pour y jouer... Si vous voulez prendre des nouvelles d’un vieux briscard du T-RPG, allez donc essayer le très bon Ghost Recon : Shadow Wars de Julian Gollop (X-Com), sur 3DS. Si vous préférez trouver une expérience fraîchement sortie de Kickstarter, FTL ou l’excellent Expeditions Conquistador, sans être parfaits, sont autrement ambitieux que le produit sous vide à la sauce Shadowrun. Si vous êtes nostalgiques, explorez donc le catalogue rétro, lancez-vous dans les grands RPGs indés de Jeff Vogel, que sais-je. Une chose est sûre : la recette de Shadowrun Returns, plus dépourvue d’inspiration que réellement cynique, n’est pas bien nourrissante.