La console éteinte après des heures passées sur le jeu de Rockstar, nous avions l’impression d’être revenus en arrière, à nouveau au seuil d’une réalité plus profonde et plus intense, d’un intramondain où nos sensations puissent être exacerbées au-delà des limites des pouvoirs humains, suivant l’utopisme progressiste habituel du sport: Aller "plus vite, plus haut" etc., ceci n’aurait guère d’intérêt si en éprouvant force et souplesse, légèreté et presto, tous ces gradients d’intensité n’affineraient pas l’organe et ne feraient pas naître une extrême réceptivité aux signes. C’est tout l’attrait de Table Tennis: Nous faire embrasser d’imperceptibles horizons, percevoir les choses les plus infimes et éphémères par une dilatation du temps et de l’espace soulignant la moindre suggestion, la plus discrète indication et le moindre pan de sensualité.
On pense inévitablement au Ping Pong de Matsumoto, ce chef d’œuvre du manga où il était encore question de décupler le style par la contrainte, où plutôt de réduire la fiction à son architectonique la plus simple et la plus minimaliste possible -un rectangle, une balle, deux joueurs-, pour faire exploser l’expérience de tous ses effets possibles, créer une esthétique de totale surabondance de moyens sur un prétexte ramené à l’essentiel. Il y a clairement de cela dans Table Tennis, son pendant vidéoludique. A l’heure où, de plus en plus perdus, de plus en plus blasés, nous parcourons des univers dont la croissance prend une allure exponentielle, et où les enjeux se dissolvent comme un gaz dans l’atmosphère, Table Tennis prend le contre-pied de faire passer en très peu de choses beaucoup d’intensité, oublier l’accessoire, oublier les ornements. Dans Table Tennis, rien n’est gratuit, chaque effet participe à un accroissement de nos sens et de nos capacités dans l’unique but de faire encore vivre la balle, prolonger l’échange et la musique jouée au gré des rebonds de cette balle sur la table, nous faire vivre dans un état de transcendance et en même temps au bord de la rupture. "L’influx nerveux court. Réactions et réflexes. Vitesse du son, vitesse de la lumière", "je peux voler" comme le dit si bien Peko, héros de l’œuvre de Matsumoto.
C’est à ce jeu là qu’il n’y a pas de limites. Car l’expérience se prolonge infiniment, plus grande et extraordinaire, trouve encore un moyen de basculer toujours plus près de la vérité. A ce jeu là, on pourrait encore rêver de voir d’improbables détails, un improbable montage des évènements. Un gros plan sur le pied qui pivote, l’œil suivant la balle, le cinéma s’accomplissant. Et plus encore lorsqu’à force d’échanges, la jauge de puissance des deux adversaires se remplit et atteint son maximum, et qu’à ce moment vient jaillir une lumière faisant disparaître tout autour, ne faisant plus exister que ces deux protagonistes échangeant les coups à une vitesse phénoménale. Qu’on imagine alors le jeu poursuivre encore son travail d’abstraction, et basculer sur une partie de l’antique Pong d’Atari. Au simple rythme d’une partie de tennis de table, il nous serait dès lors possible de sillonner une immense et vertigineuse vallée, remonter aux origines, confondre le réel, l’imaginaire et le symbolique, le présent et le passé. Et avec une désarmante limpidité, nous pourrions contempler le jeu vidéo, conçu par le génie d’artistes inconnus, partant de l’abstraction la plus primaire aux plus folles complexifications, consommé par le monde comme un objet purement magique dont la simplicité externe cache d’insondables mécanismes internes, immense édifice, grande cathédrale en devenir se bâtissant sous nos yeux.