À l'occasion de la sortie de The Substance de Coralie Fargeat, nous vous proposons un recap sur les films d'horreur au féminin qui subvertissent les identités établies et redéfinissent notre conception de la liberté, du pouvoir et du désir.
Ces œuvres, en plus de réussir le test de Bechdel (voir image ci-dessous), abordent des enjeux sociétaux en remettant en question l'ordre et les valeurs patriarcales. Elles mettent en scène des héroïnes fortes, qui échappent aux stéréotypes traditionnels tels que la "bimbo," la femme fatale, la muse ou la mère.
Dans cet article, nous allons nous concentrer sur trois groupes de sujets soulevés dans les nouveaux et anciens films d’horreur que l’on peut considérer comme féministes, grâce à leur rôle déconstructiviste et subversif dans l’histoire du cinéma, qu’on décidé d’intituler (d’une manière complètement aléatoire) MANGE-PRIE-AIME.
Partie 1 : MANGE
Le premier trope que l’on peut distinguer est le recours au cannibalisme.
Alors, à quoi sert le cannibalisme dans les films féministes ? Dans la culture occidentale, le cannibalisme (et le carnivorisme en général) est lié à deux grands sujets : la question de la force et du pouvoir ; la possession à travers la dévoration, l’appropriation de l’autre par soi, et (dans les pire des cas) sa dissolution absolue. Cet aspect de la possession et du pouvoir à travers l’absorption de la chair est également lié à la sexualité (désir de fusion). Par conséquent, le cannibalisme, et très souvent le cannibalisme des hommes par les femmes (comme dans les films Jennifer’s Body de Karyn Kusama ou Grave de Julia Ducournau), devient à la fois une métonymie pour l'appropriation du désir sexuel par les femmes et la réappropriation du contrôle et du pouvoir dans leurs vies. Ainsi, Dans ma peau (6.4) de Marina de Van est un film où le cannibalisme devient un moyen de reprendre la maîtrise de soi dans un moment de vulnérabilité déstabilisant.
Le vampirisme, en tant que sous-genre du cannibalisme, traite aussi de la possession, de la domination, de la fusion, de l'amour éternel et de la mort. Dans Les Lèvres Rouges (6.5), avec la militante et pionnière du féminisme au cinéma Delphine Seyrig, les femmes vampires chassent et tuent uniquement les hommes et s’aiment entre elles, car elles considèrent que les hommes sont incapables d’aimer véritablement. Tous ces films utilisent le cannibalisme pour déstabiliser les normes patriarcales et offrir une critique de la normativité sociale. Notamment Jennifer’s Body (malgré une note de 4.3 sur SensCritique) subvertit efficacement le stéréotype du personnage féminin, celui de la cheerleader parfaite, qui est normalement censée être la victime, mais qui, ici, devient la prédatrice.
Une autre connotation importante du cannibalisme est la connotation chrétienne, avec le rite du sacrement de l'Eucharistie ou Communion. Le philosophe Jacques Derrida critique les trois postures caractéristiques de la modernité, à savoir manger de la viande, posséder la virilité et la raison. C’est ce qu’il appelle “carno-phallogo-centrisme”. Derrida souligne une “affinité” entre le sacrifice de l’animal afin de le manger et d’autres formes symboliques de cannibalisme (le baiser, l’amour, la religion). C’est ainsi que nous passons à notre thématique clé suivante dans les films d’horreur féministes : le culte religieux.
Partie 2 : PRIE
The Witch de Robert Eggers (6.5 sur SC) et Suspiria de Luca Guadagnino (6.1) réinventent la figure de la sorcière, une catégorie clairement misogyne utilisée à l'époque pour perpétrer des féminicides pendant des siècles. Dans ces deux films, les femmes s'assument en tant que sorcières, se réappropriant ainsi leur pouvoir refoulé par la diabolisation des attributs féminins à travers la sorcellerie. C’est cette transformation en sorcière qui rend le remake de Guadagnino beaucoup plus féministe que le film original de Dario Argento de 1977 : si chez Argento les sorcières reçoivent leur punition, chez Guadagnino elles ressortent triomphantes. De plus, le film de 2018 nous rappelle que le privé est politique, en mettant en parallèle le destin de Susie Bannion (Dakota Johnson) avec celui de la ville de Berlin après la Seconde Guerre mondiale.
La réappropriation de la figure de sorcière et sa transformation en un symbole de résistance contre l’injustice et l’oppression de l'église en tant qu’institution patriarcale traditionnelle est assez typique pour le mouvement féministe même en dehors du cinéma. Pourtant, tout l’avantage des nouveaux films d’horreur est qu’ils montrent l’envers monstrueux des institutions liées au pouvoir.
Dans Pearl (6.6) et surtout X (6.3), Ti West propose un portrait du mari de Pearl qui a une personnalité presque aussi psychopathique qu’elle, puisqu’il participe à la guerre et n'arrive jamais à briser le cercle de violence. Dans le film de Ti West, on sympathise plus avec les héroïnes principales (antisociales et narcissiques, oui, mais aussi charismatiques, indépendantes, inspirantes, déterminées et courageuses) qui sont obligées de se battre contre la société patriarcale avec leurs propres moyens, qu'avec les hommes qui n’ont eux aucune excuse pour les atrocités commises et ne méritent aucune pitié.
Dans le film réalisé par Ti West, l'héroïne incarnée par Mia Goth prie : “S’il te plaît, Seigneur, fais de moi la plus grande star que le monde puisse connaître.” Cette demande contradictoire dès la première approche illustre bien le message principal du film : Ni Dieu ni maître n'arrêtera l'héroïne sur le chemin de son rêve… Pearl est un spectacle charmant et un exercice remarquable de déconstruction du rêve américain, révélant le revers de la culture traditionnelle des Yankees impériaux, tout en étant rétro stylisé, recréant l'atmosphère des films classiques des années 1910 à l'âge d'or d'Hollywood. Pearl (Mia Goth) vit dans une ferme et s'habille en rouge, bleu et blanc patriotiques (on dirait l’histoire de jeune Superwoman). Elle porte une coiffure rappelant Lolita dans l'adaptation d'Adrian Lyne, et rêve de devenir une star. Son histoire comporte aussi une tragédie : Pearl a perdu son mari dans l'une des guerres insensées déclenchées par les États-Unis, ce qui l'a visiblement plongée dans une dépression mentale avec des éléments antisociaux dans son comportement. Maintenant, la jeune fille a un crocodile de compagnie à qui elle donne certains animaux après les avoir tués de ses mains. De plus, Pearl est obsédée par l'idée de réussir un casting qui lui permettrait de pouvoir quitter sa mère abusive et son père invalide. En résidu, si on met l'intensification de l’horreur entre parenthèses, ce film est une histoire de libération d’une jeune fille de sa famille patriarcale et sa poursuite de ses rêves.
Partie 3 : AIME
Le personnage-cinéphile de Scream (6.8) de Wes Craven évoque parmi les règles de film d’horreur celle-ci : pour survivre, l'héroïne principale doit être vierge (“...vous risquez de ne pas survivre dans le film si vous avez eu des relations sexuelles, il y a un facteur de péché…”). Déjà dans le premier Scream la règle se casse, mais c’est le dernier film de la franchise qui l’articule bien : “Vous n'êtes plus obligé d'être vierge !” Finalement, dans la trilogie de Ti West on passe à une règle opposée - la final girl de X est une travailleuse du sexe qui assume sa sexualié et esquive le couteau de la tueuse en série (qui rompt aussi avec les stéréotypes des slashers où les tueurs sont généralement des hommes psychopathes massacrants les groupes des jeunes adolescentes).
Ainsi, la trilogie de Ti West est particulièrement intéressante parce qu’elle réinvente le sous-genre le plus sexiste des films d’horreur : le slasher, qui a évolué à partir du giallo italien. Traditionnellement, les personnages féminins dans les films d’horreur étaient destinés à être soit la bimbo sexy et écervelée massacrée par un sadique, soit la "final girl", dernière survivante grâce à son intelligence, sa réserve et sa virginité. Dans les deux cas, les femmes sont toujours destinées à mourir ou, au mieux, à être sauvées par un homme-protecteur.
Les héroïnes de West, Pearl et Maxine, rompent définitivement avec ce cliché de l’étudiante en jupe ultra courte massacrée par le méchant sadique dès les premières secondes, puisqu’elles sont désormais les méchantes. Le voyeurisme typique des slasher est tout aussi renversé dans la trilogie de West (c’est Maxine et Pearl plutôt qui stalkent que l’inverse) questionnant par la même occasion le regard masculin dans les films d’horreur et dans le cinéma en général.
Enfin, on voit dans les nouveaux films d’horreur féministes une révision de la conception du romance (l’idéal construit de l’amour hétérosexuel). Last Night in Soho (6.7) d’Edgar Wright déconstruit à la fois la vision romantisée de Londres des années 60s et la vision des relations romantiques propres à cette époque, en montrant la désagréable réalité des conditions des femmes à cette époque-là.
La Palme d’or 2021 Titane de Julia Ducournau (6.1) propose une nouvelle lecture sur l’idée de la famille choisie, hors de conventions et rôles sociétaux et même hors des tabous et de la notion binaire du genre.
Les films d’horreur de Coralie Fargeat méritent une attention particulière non seulement grâce à leur approche subversive des genres cinématographiques (thriller de vengeance, rape and revenge movie, body horror) mais aussi grâce à leur approche critique envers l'impératif romantique. Le film Revenge (5.9) traite des thèmes de la rage féminine, de l'autonomie et de la résilience des femmes face à l'adversité, en inversant les rôles traditionnels et en offrant une perspective puissante et rafraîchissante sur le genre. Le nouveau film de la réalisatrice The Substance (7.2) ne parle pas du tout de romance et se concentre sur les relations avec soi-même et l’amour de soi (en reprenant partiellement la métaphore de The Neon Demon (6.5) de Nicolas Winding Refn).
The Substance raconte l'histoire d'Elizabeth Sparkle (Demi Moore), animatrice d'une émission dont le slogan est “Faites briller votre vie”, un hommage à la populaire émission de fitness de Jamie Lee Curtis dans les années 1980. Des problèmes surgissent lorsque le patron d'Elizabeth, le producteur et capitaliste caricatural Harvey (Dennis Quaid), décide que l'émission a besoin d'une animatrice “plus jeune et plus sexy” et accompagne cette décision d'une montagne de commentaires misogynes et âgistes. En désespoir de cause, Elizabeth décide de se tourner vers une étrange substance qui modifie l'ADN et lui permet de devenir “une meilleure version d'elle-même”. Cette version s'appellera Sue (Margaret Qualley) et elle va continuer le job d’Elisabeth à la télé.
Coralie Fargeat ne se contente pas de se moquer avec humour du monde patriarcal et capitaliste qui fixe des idéaux de beauté inatteignables et transforme le corps féminin en objet de désir et en marchandise, mais fait également de ce phénomène socioculturel un élément de sa propre esthétique cinématographique. Elle se réapproprie cette représentation du corps féminin et brouille les frontières entre l'artistique et le politique, le personnel et le public, l'artificiel et le réel, la comédie et la tragédie.The Substance est une étude homérique, entraînante, maniérée et gore qui se penche sur les problèmes de la psychanalyse (“N'oubliez pas que vous êtes Un”). Et dans le final, le film entre dans le territoire de la schizoanalyse (l'envers monstrueux du sujet, le corps sans organes, la forme pré-individuelle et pré-subjective de la vie). Mais derrière cette extravagance, The Substance parle essentiellement de la difficulté de s'accepter face aux exigences excessives à son corps (et plus généralement face aux exigences excessives à soi).
L'amour de soi est impossible sans un équilibre intérieur entre la vulnérabilité et la force, le contrôle et la fluidité. La protagoniste méprise la partie “trop humaine” d'elle-même et, par conséquent, l'équilibre intérieur de sa personnalité ne sera jamais rétabli. Elle ne connaîtra jamais un sentiment de plénitude. Le déséquilibre et le désir de détruire la partie non acceptée d'elle-même conduisent à sa désintégration atomique. Cette scission du moi jusqu'à devenir une sorte de corps sans organes (puis d'organes sans corps) est habilement retranscrite par la réalisatrice dans des images qui citent l'artiste Francis Bacon.
Le récit de The Substance comprend non seulement une couche psychologique, mais aussi des questions culturelles et sociopolitiques - critique du regard masculin et de l'objectivation, particularités de la socialisation féminine avant et après 50 ans. Au cours du film, nous entendons des phrases-clichés qu’on adresse normalement aux femmes, notamment la phrase récurrente comme un mantra, prononcée par les hommes en costumes d'affaires, la phrase que toutes les femmes entendent dans leurs cauchemars : “Les belles filles doivent toujours sourire”.
Enfin, The Substance est également une œuvre puissante du point de vue de la cinématographie. Le film déborde de citations et de réminiscences du cinéma italien noir et giallo, de Cronenberg (La Mouche), De Palma (Carrie, Phantom of the Paradise), Kubrick (The Shining, 2001 : L'Odyssée de l'espace), Ridley Scott (Alien).
Dans ses Notes on Camp (1964), la chercheuse Susan Sontag a écrit : “Le Camp, c'est une expérience du monde vue sous l'angle de l'esthétique. Il représente une victoire du “style” sur le “contenu”, de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique.” En ce sens, The Substance de Coralie Fargeat est purement camp, non seulement en raison de sa parodie de la culture de masse des années 1980, avec ses émissions sportives télévisées qui objectivent les femmes, ses publicités kitsch et autres formes de marchandisation du corps féminin, mais aussi en raison de la prédominance de l'esthétique sur l'éthique, du comique sur le sérieux et l'instruction.