De ses célèbres Nanas aux installations immersives comme Hon/Elle, Niki de Saint Phalle interroge la société avec une vision unique. Faisant partie du mouvement des Nouveaux Réalistes aux côtés de César, Christo et Yves Klein, elle a laissé une empreinte indélébile dans l’art du XX siècle. Pour mieux comprendre son art et son parcours nous avons rencontré la réalisatrice du film Niki Céline Sallette et l’actrice Charlotte Le Bon qui incarne l’artiste.
Anna Strelchuk : Je voudrais vous poser une question sur le symbolisme dans votre film, notamment en lien avec le tableau Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault et la sculpture de la Méduse de Bernini. Pourquoi avoir choisi la Méduse comme symbole central dans le film ?
Céline Sallette : Le Radeau de la Méduse est un tableau emblématique, évoquant un naufrage, et il est très puissant au Louvre. L'idée de la scène était de montrer Niki face à une œuvre d'art qui, pour elle, représente une montagne à gravir.
Ensuite, il y a la Victoire de Samothrace qui fait écho à ses « Nanas sans tête » et à sa quête pour rejoindre ces figures féminines acéphales. D'ailleurs, elle disait : “Non, pas de tête, pas de têtes pour les Nanas. Nos grosses fesses, nos gros culs, nos gros seins valent mieux que vos têtes pleines d'intelligence et vos machines. C'est nous, c'est la rondeur, l'intuition, le féminin.”
AS : Comment avez-vous choisi les œuvres de Niki de Saint Phalle à inclure dans le film ? Pourquoi avoir décidé de laisser certaines œuvres en dehors du récit, comme les Nanas dont vous avez évoqué ou la Vénus de Milo ?
CS : Les œuvres n'apparaissent pas dans le film car nous n'avions pas l'autorisation de les filmer. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas eu beaucoup de films sur Niki auparavant. Beaucoup de personnes ont voulu réaliser des documentaires sur elle, mais les ayants droit n'ont jamais donné accès à ses œuvres.
Cela dit, je préférais rendre hommage à son parcours plutôt que de renoncer à faire le film. Pour moi, c’était crucial de raconter cette partie de sa vie, qui est souvent méconnue et liée à une période de gestation dans son œuvre. Niki était parfois très violente envers ses créations quand elle les trouvait inabouties.
Finalement, ces œuvres deviennent une sorte de catharsis, où la violence qu'elle subissait se transforme en une violence choisie, engagée dans sa reconstruction. Dans le film, nous avons voulu rendre hommage à son œuvre à travers le cinéma. Par exemple, lorsqu’elle est enceinte, son costume évoque les Nanas, car la première Nana a été inspirée par une amie enceinte.
Le parcours de l'oiseau dans le film est également significatif. On voit constamment des plumes, des oiseaux. L'oiseau symbolise sa relation avec son père qui l'a violée. Puis, il y a aussi le trajet du serpent. Niki évoque souvent l'été des serpents, une saison où elle a vu deux serpents s'entrelacer. Son frère a mis un serpent dans son lit donc les serpents sont associés à son frère. Toute cette symbolique dans la vie de Niki, cette sorte de mythologie personnelle, est omniprésente dans son existence.
L'œuvre que nous évoquons retrace le cheminement intérieur qu'elle a parcouru pour devenir elle-même. En réalité, c'était un processus de transformation, une véritable fabrication de soi. Comment Niki de Saint Phalle a-t-elle été créée à partir de Niki Matthews et de Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle ? C'est en fait la quête de soi, et cela se termine lorsqu'elle se définit par ses tirs. Ensuite, il y a évidemment la Vénus de Milo, une performance extraordinaire. J’ai d'ailleurs écrit un épilogue, quatre ans après les tirs, lorsque Niki avait déjà rencontré le succès. Mais cela devenait trop, cela ne pouvait pas entrer dans le film, car il fallait s'arrêter au commencement du reste de son parcours. La Vénus de Milo représente en réalité un tout autre chapitre de sa vie.
AS : Diriez-vous que ce film est un biopic classique ou autre chose ?
CS : Pour moi, ce n’est pas un biopic classique, même si le film raconte une partie de sa vie. C’est avant tout un hommage à Niki. Nous nous sommes inspirés de son autobiographie Harry et moi où elle raconte des fragments de son histoire. Son parcours est fascinant, et à travers ce film, je voulais montrer comment elle est devenue libre, comment elle a trouvé la force de se transformer.
AS : Vous avez évoqué le choix de rendre hommage à son œuvre à travers le langage cinématographique. Pouvez-vous expliquer l’usage du split screen et de la narration non linéaire dans votre film ?
CS : L'idée des chapitres était de raconter le parcours d’un héros. Nous voulions éviter le sensationnalisme et tirer vers la lumière, en racontant cette histoire un peu comme un conte. Niki a elle-même beaucoup écrit sous forme de contes. Le split screen symbolise également la dissociation traumatique, avec deux dimensions du réel : ce qui est su et ce qui est secret, ce qui est conscient et inconscient. De plus, dans son œuvre, il y a beaucoup de choses qui sont séparées en deux, des arbres avec d'un côté le dépouillement et de l'autre le fleurissement…
Dans le film, elle dit : « Je crois qu'elle voulait être Jeanne d'Arc. ». Elle voulait être un héros, elle se voyait issue d’une lignée de chevaliers, avec tout ce que cela implique. Toute cette idée de s'armer et de partir au combat faisait partie intégrante de son identité, c'était profondément à elle. Au début, nous avions conçu douze chapitres, en nous inspirant de l’Odyssée, du parcours classique du héros, mais en le segmentant davantage. Donc, c’est vraiment le parcours du héros tel qu’il existe depuis l'Antiquité. Ce qui me semblait particulièrement puissant, symboliquement, à ce moment de sa vie, c’est cet état d’amnésie traumatique dans lequel elle se trouvait. Une femme qui va, peu à peu, découvrir son trauma et en faire sa force.
AS : Charlotte, comment vous êtes-vous préparée pour incarner une artiste qui a été traumatisée par son père, notamment le viol, et qui a traversé tant d’épreuves psychologiques ?
Charlotte Le Bon : J’ai écouté des interviews de Christine Angot, qui expliquait que l’inceste est quelque chose d'inconcevable et d’incompréhensible pour quelqu’un qui ne l’a pas vécu. Je ne pouvais pas « jouer » le traumatisme de Niki, mais seulement explorer mes propres parts d’ombre. C'était une préparation très dense dans la mesure où il m'a permis d'explorer toutes sortes d'émotions. C'est un rôle extrêmement riche, et j'ai été subtilement accompagnée par Céline.
CS : Il y a aussi cet aspect de ma propre expérience, d'une certaine manière. J'ai beaucoup fréquenté... je ne sais pas si on peut dire « voyager », mais disons que j'ai essayé d'approcher l'inceste, de m'en rapprocher. Et quand on s'approche de ce crime insensé, auquel il est impossible de donner un sens, on se heurte à une réalité implacable. Des chiffres émergent également avec les recherches actuelles, notamment en anthropologie de l'inceste.
Ce que traverse Niki est, d'une certaine manière, une réaction « normale » face au traumatisme qu'elle subit. C'est cela qui me semble important : grâce à Niki, on peut continuer à dire que 80 % des victimes d'inceste passent par l'hôpital psychiatrique ou tentent de se suicider. Cela signifie que c'est presque la totalité des personnes concernées. Ce type de réaction est intrinsèque à ce traumatisme auquel on ne peut attribuer de sens. Pour moi, il n'y a pas de maladie mentale à proprement parler derrière cela, il n'y a que cette réaction face à l'extrême violence du crime.
De plus, effectivement, les écrans séparés commencent par cette image qui m'est venue : comment raconter le trauma sans plonger immédiatement dans quelque chose de glauque ? La transposition et la mythologie deviennent essentielles, comme dans le Saturne de Goya, où le père dévore ses enfants. J'ai donc essayé de créer cette image du père qui dévore la tête de sa fille.
AS : Était-ce difficile d’imiter la voix et les gestes de Niki, sachant qu’elle avait un père français et une mère américaine ?
CB : J’ai regardé et écouté beaucoup de vidéos pour m’imprégner de sa voix. Étonnamment, l’accent n’était pas trop difficile à reproduire car j’ai grandi avec un beau-père anglophone et une mère francophone. Mais sa façon de moduler entre les graves et les aigus selon ses émotions demandait beaucoup de répétitions.
AS : Connaissiez-vous déjà l'œuvre de Niki avant de commencer le film ?
CB : Je connaissais vaguement ses Nanas et La Cabeza. Mais en travaillant sur ce projet, j’ai découvert bien plus et je suis devenue une grande admiratrice de son travail.Ce qui m'a beaucoup touché, c'est sa peinture, en particulier ce qu'elle réalisait au début. Avant de commencer les tirs et toutes ces performances, elle travaillait déjà de manière remarquable sur la matière et les couleurs. Elle avait un talent exceptionnel. Ensuite, bien sûr, j'ai étudié certaines de ses œuvres, même si elles n'étaient pas directement liées au film. C'était simplement pour essayer de comprendre comment elle parvenait, d'une certaine manière, à rendre le chaos cohérent. C'était sa façon à elle de mettre de l'ordre dans ce désordre.
AS : Une question pour vous deux : ce passage du métier d'actrice et de mannequin à celui d'artiste, avec cette libération du corps, surtout dans les années 50-60 où les actrices étaient très objectifiées et limitées dans leurs rôles. Est-ce que, dans ce contexte, vous vous êtes senties proches de Niki dans sa manière de déconstruire l’idéal du corps féminin à travers ses œuvres ? Puisque vous êtes toutes les deux actrices et artistes en même temps.
CB : En ce qui me concerne, oui, complètement. Être animée par une quête, vouloir posséder son art, s’exprimer librement, de façon indépendante, c'est quelque chose que je comprends parfaitement. J’ai également une pratique parallèle, je dessine. J’ai eu la chance d’écrire et de réaliser un film, donc je sais à quel point ces choses font partie de moi et m’ont permis de me renforcer.
CS : Pour moi, il y a vraiment eu un déclic intérieur quand je me suis pleinement assumée en tant que créatrice, et la liberté que cela procure est immense. Oui, je m’identifie totalement à Niki. Je pense qu’elle a toujours été animée par un désir d’exemplarité. Elle disait vouloir montrer la "folie des grandeurs des femmes", démontrer ce dont une femme était capable, pour ouvrir la voie à d’autres. Elle agissait vraiment dans cette perspective.
Elle était portée par un féminisme de l’exemple. Elle disait : « Moi, je le fais pour que toutes les femmes sachent qu’elles peuvent le faire, qu’il est possible pour une femme, sans diplôme, de construire une maison, d’être architecte, de dessiner un rêve et de le matérialiser. » Elle a autofinancé son Jardin des Tarots, une œuvre qui lui a pris quinze ans. Elle a même fabriqué un parfum. Elle a innové dans tellement de domaines, y compris au niveau du capital. C’était la première à avoir produit un objet commercial dans un but de liberté artistique.
Aujourd’hui, son parc, le Jardin des Tarots, est tout simplement phénoménal. C’est une œuvre unique au monde, sans équivalent. Même Gaudí avait des mécènes pour le soutenir, alors qu’elle, elle a tout accompli seule. Elle a tenté tout ce qui était possible pour réaliser ses rêves. C’est vraiment un exemple fascinant de puissance assumée.