Lectures et commentaires (2018)
118 livres
créée il y a presque 7 ans · modifiée il y a plus d’un anL'Autre Monde (1657)
Les États et Empires de la Lune • Les États et Empires du Soleil
Sortie : 1657 (France). Récit
livre de Cyrano de Bergerac
Elouan a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
15 décembre
22 décembre
Si le personnage une ou deux fois nommé (mea maxima culpa, j'ai oublié son nom) fait un voyage lunaire puis solaire en rencontrant toutes sortes de créatures et d'animaux intelligents (dans le sens où ils parlent, philosophent et légifèrent), de son côté le "voyage" du lecteur serait du côté de la pensée du dix-septième siècle et de temps antérieurs. Beaucoup d'idées, plus ou moins sérieuses, de façons de voir l'autre, le vivant et les éléments sont brassés dans un style drôle et élégant. Descartes, Lucrèce, Galilée, Aristote, Gassendi et Campanella sont évoqués. Comme certaines de ces idées nouvelles pouvaient avoir des répercussions dramatiques dans la société de l'époque, Cyrano joue sur cette corde pour raconter les mésaventures judiciaires que connaît son personnage, la tendance des humains à se croire plus importants que les autres espèces n'est pas oubliée ; elle est moquée.
"Voilà donc la médaille renversée, c'est à qui chantera la Palinodie. L'ouvrage dont ils avaient fait tant de cas n'est plus qu'un pot-pourri de contes ridicules, un amas de lambeaux décousus, un répertoire de peau-d'âne à bercer les enfants ; et tel n'en connaît pas seulement la syntaxe qui condamne l'auteur à porter une bougie à saint Mathurin."
La structure de cette œuvre est donc faite de ces péripéties, de quelques descriptions qui tiennent au merveilleux, de quelques dialogues, mais ces derniers tournent rapidement au discours sur largement les deux tiers de l'ouvrage. Le style de Cyrano fait cependant tout l'attrait de cette lecture, contrairement à ce qu'on m'avait dit, le fait qu'il soit un peu daté ne le rend pas particulièrement difficile. On s'amuse bien, on a envie d'enrichir nos connaissances : je n'avais pas eu vraiment l'idée de lire Lucrèce avant ça.
"― Cependant, encore que vous nous entendiez parler une Langue humaine, ce n'est pas à dire que les autres arbres s'expliquent de même ; il n'y a rien que nous autres Chênes, issus de la Forêt de Dodone, qui parlions comme vous ; car pour les autres végétants, voici leur façon de s'exprimer. N'avez-vous point pris garde à ce vent doux et subtil, qui ne manque jamais de respirer à l'orée des Bois ? C'est l'haleine de leur parole ; et ce petit murmure ou ce bruit délicat dont ils rompent le sacré silence de leur solitude, c'est proprement leur langage."
478 pages – GF Flammarion
La Mort par les plantes (2009)
Tod & Flora
Sortie : 2019 (France).
livre de Helmut Eisendle
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
17 décembre
19 décembre
(traduit de l'allemand par Catherine Fagnot)
Le catalogue des éditions Vies parallèles est décidément très intriguant, très hétérogène en tout cas, au niveau des formes littéraires, avec une solide matière pour questionner le cloisonnement artificiel qu'on applique à la littérature. La présentation de ce livre sous forme de traité avec schémas dessinés à l'appui déstabilise, mais à chacune des "fiches techniques" de plantes toxiques est ajouté une description et narration d'un cas d'empoisonnement, sur une demi-page à peine. On pourrait penser aux formes miniatures de Manganelli ou de Régis Jauffret, mais ici on est quand même dans quelque chose de plus systématique, ce qui ne permet pas facilement à l'ironie sous-jacente de ces petits textes de casser sa propre armature.
160 pages – Vies parallèles
Le Daguerréotype
rapport fait à l'Académie des sciences de Paris le 19 août 1839
Sortie : 1 septembre 1990 (France).
livre de François Arago
Annotation :
15 décembre
16 décembre
"Aussi n'y a-t-il personne qui, après avoir remarqué la netteté des contours, la vérité de formes et de couleur, la dégradation exacte de teintes qu'offrent les images engendrées par cet instrument, n'ait vivement regretté qu'elle ne se conservassent pas d'elles-mêmes ; n'ait appelé de ses vœux la découverte de quelque moyen de les fixer sur l'écran focal : aux yeux de tous, il faut également dire, c'était là un rêve destiné à prendre place parmi les conceptions extravagantes d'un Wilkins ou d'un Cyrano de Bergerac. Le rêve, cependant, vient de se réaliser. Nous allons prendre l'invention de son genre et en marquer soigneusement les progrès."
Clic ! Première familiarisation avec le texte de François Arago (le sujet m'intéresse pour un projet). C'est un peu technique, des choses ont dû m'échapper, tout n'était pas passionnant (François Arago veut essentiellement démontrer que Le daguerréotype est une invention française) mais en tout cas très bien écrit. Emouvant à certains moments, avec de belles photos insérées aux éditions Allia.
A relire avec d'autres documentations sous la main.
95 pages – Allia
Maudit soit Dostoievski
Sortie : mars 2011 (France). Roman
livre de Atiq Rahimi
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
9 décembre
14 décembre
Le lien entretenu par "Maudit soit Dostoïevski" avec "Crime et châtiment" de Dostoïevski, est encore un peu différent de celui de "Meursault, contre-enquête", avec "L'Etranger". On oublierait presque à certains moments (et malgré les quelques analogies, jusqu'aux noms qui se ressemblent) à qui Atiq Rahimi fait référence dans son titre ainsi que l'un des leitmotivs de Rassoul, son personnage. Et certes, c'est un leitmotiv du personnage, mais il y en a d'autres, et le texte fonctionne avec ces quelques motifs obsessionnels. Rassoul vient de commettre un crime sur une maquerelle, et cherche comme dans un cauchemar, les indices qui lui permettrait de rendre compréhensible ce qu'il vit.
Tout le texte semble intériorisé (et à cause de son mutisme, Rassoul répond souvent en pensées aux autres personnages) et il y a néanmoins une alternance entre la troisième et la première personne. C'est comme si ce passage au "il" était le fruit d'une déconnexion de Rassoul envers lui-même ; il se voit. Pendant ce temps, les roquettes explosent.
"J'aime toujours cueillir des histoires concernant la justice. A travers elle, on comprend mieux l'histoire d'un pays." dit un personnage du livre ; c'est au fond ce que tente de faire Atiq Rahimi avec son livre, en s'appuyant sur la référence Dostoïevskienne ou tout simplement celle du crime : Qu'est-ce qui se passe, dans un Afghanistan en guerre (on est dans les années 90), quand on a tué quelqu'un ? Et précisément, sans dire de quoi il retourne, en Afghanistan, Dostoïevski appartient fondamentalement à un autre monde. Disons juste une chose, ses romans qui se trouvaient chez Rassoul, sont pris pour de la propagande communiste. Parce que Dostoïevski était russe.
274 pages – Folio (P. O. L.)
Le Chat Murr
Lebens-Ansichten des Katers Murr
Sortie : 1819 (France). Roman
livre de E. T. A. Hoffmann
Elouan a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
4 décembre
12 décembre
(traduit de l'allemand par Albert Béguin)
Dans son essai sur Don Quichotte (je l'ai lu dernièrement, mais j'aimerais bien lire "L'Ancien et le Nouveau" de Marthe Robert, pour y revenir), Saer évoquait les livres qui se sont inscrit dans une forme de démantèlement de l'épopée, et notamment par l'effet de constantes interruptions dans le récit. Saer évoquait Tristram Shandy, Bouvard et Pécuchet, certains romans de Faulkner (Si je t'oublie Jérusalem ?) mais il n'a pas parlé de Chat Murr. Le célèbre chat, qui se prenait pour un génie de la littérature et de la philosophie.
Le Chat Murr, ou "Les Contemplations du Chat Murr, entremêlées accidentellement de la biographie du maître de chapelle Johannès Kreisler" Il y a là en effet, les fragments de deux livres, mélangés entre eux, certains ont été déchirés par les griffes du chat, et l'ensemble est inachevé. Ce n'est du reste pas de la bouillie, loin s'en faut ! Il est très agréable de se perdre dans les sinuosités de ce roman : chaque fragment est un entre-deux, Murr ou Placards (les parties sur la biographie Kreisler sont nommées Placards), un pli, un retranchement parfois, quand l'un ou l'autre lasse (personnellement j'ai du mal avec les longues emphases sur des choses abstraites). Chaque fragments s'interrompt en plein milieu d'une phrase, et ce n'est pas grave, tout cela est très drôle et magique. Car le comique s'insinue aussi à travers les étranges histoires, toutes imbibées de rêves, qui entourent la maison de la Princesse Hedwiga et son amie Julia.
413 pages – L'Imaginaire (Gallimard)
Meursault, contre-enquête (2013)
Sortie : 7 mai 2014 (France). Roman
livre de Kamel Daoud
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
6 décembre
9 décembre
En plus des quelques libertés que Kamel Daoud prend au sujet de L'Etranger d’Albert Camus ― imaginer que Meursault l'a écrit au lieu de son réel auteur, et inventer un frère (Haroun) et un nom (Moussa) à l'Arabe tué dans le classique français ― l'écrivain algérien créé un lecteur. Un interlocuteur pour être plus précis, de Haroun, attablé dans un bar avec lui, où ce dernier, narrateur du roman, raconte à travers l'histoire de sa famille, quel a été le sort des algériens durant la colonisation et à l'issue de celle-ci, et dans quel conformisme son peuple s'est empêtré. Une autre analogie qui rapproche les deux livres est que les inopportunités d'une façon d'être ou d'agir choquent au lieu du meurtre commis.
Mais, au-delà des nombreuses analogies avec L’Etranger ― auquel il rend hommage par ailleurs ― le rapport que Kamel Daoud établit entre ce classique et son propre roman, est tout à fait particulier. Si l’anonymat de "L’Arabe" occultait la possibilité d’une version autre dans le roman d’Albert Camus, dans Meursault contre-enquête c’est le nom de l’écrivain français qui a disparu, et du même coup, son roman (puisqu’il n’est plus qu’un livre relatant des faits réels). Et faisant basculer ces deux romans dans le fait réel* qui les transcende à la manière d’un mythe, il les noue ― tout en suggérant que l'un fait de l'ombre à l'autre, alternativement ― dans un dessein commun qui est d'écrire une poésie qui parle de l’Histoire.
De même que "L’Arabe" qui selon Daoud, est mis de côté dans l’abondante exégèse sur L’Etranger (il n’y serait qu’à peine un motif) la pensée, et les idées de Camus y seraient beaucoup plus étudiées que sa poésie. "Il écrit si bien que ses mots paraissent des pierres taillées par l’exactitude même. C’était quelqu’un de très sévère avec les nuances, ton héros, il les obligeait presque à être des mathématiques. D’infinis calculs à base de pierre et de minéraux. " dit Haroun en parlant de Meursault... j'ai été moi d'autant frappé par la poésie du roman de Kamel Daoud. Les images coulent du texte sans l'alourdir, et toute la tristesse et la colère mêlées du narrateur aviné qui se lâche et dérive librement d'un sujet à un autre : d'un meurtre à un autre, de la mort de son frère à la sienne, de sa vie et de ses expériences amoureuses, du sort de l'Algérie à celui de l'être humain.
* Avec ce « contre-enquête » dans le titre, on se demande d’ailleurs si Kamel Daoud joue à ne pas écrire un roman !
153 pages – Actes Sud
Albertine disparue (1925)
À la recherche du temps perdu / 6
Sortie : 1925 (France). Roman
livre de Marcel Proust
Elouan a mis 9/10.
Annotation :
relecture
Svastika
Sortie : 1928 (France). Roman
livre de Junichirō Tanizaki
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
28 novembre
2 décembre
(traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura)
Quand Tanizaki dépeint ce qu'il y a de venimeux ou de malsain chez ses personnages, il n'y va pas de main morte. Même au début, lorsque tout est soigneusement dissimulé sous un masque de respect et de franchise, on sent déjà les puissants relents de perversité qui gisent là, sans pourtant soupçonner la forme qu'elle prendra au réveil. C'est acquis, Tanizaki est génial dans la mise en scène de la duplicité, et Svastika illustre bien ce talent. Mais au-delà du degré de scabrosité qu'il atteint avec ce livre, j'ai ressentis un certain malaise. À mesure que l'on tourne les pages, le vice et le complot mis en place deviennent de plus en plus compliqués, on croit avoir atteint le sommet que l'on monte toujours... mais ce jeu-là sent trop le procédé.
Trop attentif à dessiner le schéma très serré de son intrigue, Tanizaki laisse peu de latitude, peu de recul possible à son lecteur (bravo si vous y êtes parvenu, vous). Mais cela ne sert-il pas trop bien son thème du confinement et du chantage affectif (là on se demande si ce terme choisi de "grande sœur" n'est pas anodin) ? Tout ce complot est raconté par l'un des personnages à un écrivain sans nom (qui n'est du reste pas un acteur de l'histoire rapportée) cet écrivain ne serait-il pas Tanizaki lui-même ― et donc finalement acteur d'un autre complot ampliatif ― et le lecteur sa victime ?? Blague à part, un livre réussi, mais bien peu aimable...!
253 pages – Gallimard (Folio)
Les Lauriers sont coupés
Sortie : 1887 (France). Roman
livre de Edouard Dujardin
Elouan a mis 5/10.
Annotation :
29 novembre
30 novembre
Trouver un précurseur d'une technique littéraire s'avère parfois être un problème épineux. Redécouvert par James Joyce dans les années vingt, avec le soutien de Valéry Larbaud, méprisé par Gide ensuite, Edouard Dujardin est un peu oublié aujourd'hui. On retient son nom pour évoquer seulement qu'il serait l'un des premiers ― ou le premier ― à avoir employé le flux de conscience. Il était certes un peu injuste d'avoir écarté Dujardin de l'histoire littéraire pour des raisons politiques, mais barder son livre de noms en quatrième de couverture et dans l'appareil critique n'est peut-être pas lui rendre service (encore que ?). C'est ainsi que chez G. F., après nous avoir cité un chapelet d'écrivains, ils ont la générosité de préciser "et tant d'autres"... à ce tarif, ce n'est plus l'arbre qui cache la forêt, mais l'arbuste (le laurier en est un) caché dans une forêt de chênes puissants.
(et voilà, bavard, t'as encore fait un long paragraphe alors qu'en principe tu voulais oublier un peu toute cette histoire, lire et décrire ce livre pour lui-même, tu préfères brasser de l'air)
Mais voilà, après avoir lu sa longue introduction je présumais avec joie que cela allait être un livre drôle, c'est le cas, et pas seulement. Je suis d'abord impressionné par l'énergie de cette écriture, presque nerveuse à certains moments, dérivant, répétant, courant un peu partout dans l'espace mental ou physique où se trouve notre narrateur. Dans la forme, on voit bien qu'il y a un scrupule à se rapprocher le plus possible de ce qui se passe dans les pensées, jusqu'à alourdir un peu inutilement le récit. En fait, c'est peut-être là où le bat blesse, cette volonté d'en faire beaucoup (et trop) est au détriment des belles qualités de ce livre. De la même manière, certains passages poétiques sont émouvants, impeccables, maîtrisés, d'autres ressemblent à des boursouflures, et cette accumulation, ce débordement finit par lasser. Peut-être parce que tandis que la langue continue à son train, le récit, lui, à peine à la moitié du livre, a tendance à s'immobiliser, à s'obnubiler comme le narrateur pour cette Léa passablement ennuyeuse.
180 pages (75 pour le récit proprement dit) – G. F. Flammarion
La Vouivre (1941)
Sortie : 1941 (France). Roman
livre de Marcel Aymé
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
22 novembre
28 novembre
D'un village du Jura (Vaux-le-dévers), un village imaginaire, Marcel Aymé nous conte la vie de ses habitants : une existence régie par un certain pragmatisme ― surtout en ce qui concerne Arsène, un personnage principal froid et calculateur mais que Marcel Aymé arrive à nous rendre parfois sympathique ― village où sourd des inimitiés muettes ou déclarées, où les uns boivent les autres forniquent, tous s'arrangent pour faire à peu près bonne figure malgré tout et aller à confesse presque régulièrement.
Mais il y a la Vouivre. Une femme qui se baigne toute nue dans la nature depuis des siècles (et même des millions d'années). Elle est immortelle. Comme elle n'est ni sainte ni vierge, ni même une vague cousine de Jésus-Christ, elle est prise comme une créature du diable (comme de plus elle tue de ses vipères tout individu tentant de lui subtiliser le rubis qu'elle possède...) quand elle n'est pas considérée comme une blague ou une légende de paysan arriéré. Elle fait quelques apparitions dans le récit, pas si souvent qu'on l'aurait cru : disons qu'elle fait partie du paysage, comme La Belette, Requiem le fossoyeur, le maire, ou les Mindeur. D'une certaine manière elle met à nu leurs passions, et surtout celle d'Arsène dont elle est amoureuse. La mort s'insinue dans le récit dans toute sa cruauté, ou bien comme une chose enviable, et puis un lieu où même là, les êtres humains ne sont pas égaux.
"Allongeant le bras, Requiem prit sur le tas d'ossements un crâne en assez bon état de conversation.
― Voilà un individu, pour causer. Regarde-le voir, il n'est pas si vieux. Moi qui suis de la partie, je peux te le dire. Par ici du cimetière, la terre est plus forte qu'ailleurs, la viande y va un peu plus vite. Si mon individu est là depuis vingt ans, c'est tout, et quand on est mort, qu'est-ce que c'est que vingt ans ? moins que rien. [...]
Requiem considéra le crâne qu'il avait entre les mains.
― J'y pensais tout à l'heure. Ça pourrait bien être mon père. Je me rappelle, on l'avait enterré dans ce coin-là.
Il jeta le crâne sur le tas d'ossements et ajouta : Plus bête que lui, j'en ai pas connu, mais c'était pas le mauvais homme."
251 pages – Folio (Gallimard)
Le Pavillon d'or (1956)
Kinkaku-ji
Sortie : 1961 (France). Roman
livre de Yukio Mishima
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
20 novembre
27 novembre
(traduit du japonais par Marc Mécréant)
Je n'avais pas vraiment su apprécier le talent de Mishima auparavant. Avec ses quelques nouvelles recueillies dans "La mort en été" et son roman "La Musique" je me disais que je n'avais rien lu que d'anecdotique, que des choses un peu ennuyeuses. C'était donc la troisième tentative et je crois qu'elle ne pouvait qu'être la bonne : sous forme d'une sorte de confession à la première personne, Mishima décompose cet inéluctable glissement vers le fanatisme de son personnage ainsi que sa fascination pour le mal.
On ne le comprend pas pour autant : l'obsession, les visions du pavillon d'or s'imposant à lui, constituent l'armature de sa pensée où se développe une réflexion selon laquelle la beauté ne saurait se sublimer sans sa propre destruction. Tout l'art de ce livre provient de cette description, belle et patiente, des diverses phases mentale qu'il traverse, des rencontres qui le forment. Plus que sa rencontre avec le cynique aux pieds bots Kashiwagi, c'est celle avec Tsurukawa qui m'a vraiment plu. Il y a une sorte d'ambivalence subtilement analysée entre ce dernier et le narrateur. Finalement, le récit faiblit un peu lorsqu'on se trouve sur la dernière ligne droite, désormais dépourvue de réelle hésitation en ce qui concerne notre personnage.
"L'univers habité par Tsurukawa foisonnait de sentiments clairs et d'intentions généreuses; mais, je l'affirme catégoriquement, cela ne reposait ni sur une permanente méprise ni sur un excès d'indulgence dans sa manière de juger. Cette âme remplie de lumière, et qui n'était pas de ce ce monde, était sous-tendue par une vigueur physique, une souplesse puissante qui servaient de régulateur aux actes. Il y avait je ne sais quelle incomparable justesse dans la façon qu'il avait de traduire en autant de sentiments clairs chacune de mes ténèbres intérieures"
376 pages – Folio (Gallimard)
Les Eaux étroites (1976)
Sortie : 1976 (France). Recueil de nouvelles
livre de Julien Gracq
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
20 novembre
"Cependant la pente des coteaux s'adoucit et le soleil, qui décline pourtant, remplit de nouveau toute la vallée d'une lumière plus jaune et comme fruitée, introduisant dans le cours maintenant uni de la promenade le mouvement de pur théâtre qui est celui du retour au calme après la culmination de la scène dramatique. Un détour encore de la rivière, et la fin du bief navigable est en vue, sous l'aspect le plus riant, le plus pictural aussi, que puisse offrir la représentation d'un moulin à eau : la rivière étroite et dormante avec ses palissades de roseaux ― qui sont ici les massettes décoratives aux hauts épis plombés ― les nénuphars entr'ouverts dans l'ombre noire de la berge ― la bâtisse au bord de l'eau, fourrée de lierre et enfouie dans la pénombre des arbres ― le barrage noyé par-dessus lequel les eaux sautent dans le vacarme et la fraîcheur, avec l'arc vif et argenté de la truite. Autant le barrage d'aval entre les banquettes des herbes noires est silencieux et noyé d'ombre venimeuse par sa haute berge, autant le barrage d'amont est réjoui et solaire ; l'œil poursuit encore avec plaisir, mais sans regret, au-delà de sa digue la courbe tentante de la vallée et s'arrête gorgé devant cette barrière symbolique que franchit le saut d'un poisson."
L'intégralité du texte est peu près de la même eau. Les phrases sont longues, difficiles à lire à voix haute, on est bien pourtant dans quelque chose de poétique. Comme dans "La forme d'une ville" écrit un peu moins de dix ans après "Les eaux étroites" Gracq fait une sorte de projection mentale et affective d'un lieu réel, mais ici il ne révèle presque rien, pas d'histoire, peu d'analyse ― ou du moins d'une modalité fort différente ― Gracq ne fait que décrire avec entraînement la nature où il se promène, il ouvre, étend, déplie son sujet sans s'arrêter. On en sent l'eau en train de boire le bout de nos chaussures.
80 pages – José Corti
Nuit
Sortie : 25 novembre 2009 (France). Roman
livre de Tchulpân
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
― 1936
10 novembre
19 novembre
(traduit de l'ouzbek par Stéphane A. Dudoignon)
Sans la chronique sur facebook* de Markowicz qui parle entre autres choses de ce livre ― celui-ci admet de bonne foi ne pas l'avoir lu ― il est fort probable que je n'en aurais jamais entendu parler. "Nuit" est la première partie, écrite en 1936, d'un diptyque (on n'a pas la deuxième, pour l'heure) à la fois très romanesque et historique. Tchûlpan évoque les événements de 1916-1917 en Asie centrale. La guerre et la révolution russe n'auront pas eu moins de répercussion dans cette région du monde qu'en Europe.
Ce contexte, que Stéphane Dudoignon décrypte dans sa postface, ne se trouve qu'en filigrane du récit à son début, jusqu'à ce qu'il prenne trop d'ampleur. Les destins des personnages s'y entremêlent, Tchûlpan met en place une alternance de points de vue : à commencer par celui de Zebi, jeune fille contrainte de devenir la quatrième épouse du mingbochi local (un administrateur), un débauché. Si le récit nous fait accéder aux pensées de beaucoup de personnages, notamment celles du mingbochi, un autre point de vue se distingue de tous, celui du complice de ce dernier, Mir Yacoub. Le questionnement de ce dernier se traduit par exemple par la mise en place d'un dialogue entre les différentes instances de sa personnalité. Il y a également des phases descriptives où la traduction de Dudoignon met au jour des associations de mots et d'idées étonnantes et poétiques. "Nuit" brille moins dans ses variations formelles que "La Régente" (de Clarín : https://urlz.fr/8fwo) par exemple, mais c'est sur un autre plan que se trouve la valeur du livre de Tchûlpan.
C'est finalement par le truchement des manigances intériorisées, des désirs, désarrois ou peurs des personnages que Tchûlpan nous donne une lecture de l'Histoire avec un grand H. C'est aussi de cette manière que l'auteur nous révèle ce qui fait selon lui le fond du drame qu'ils sont en train de vivre : l'ignorance, le ressentiment au premier chef, le mécanisme d'oppression qu'ils subissent et qu'ils alimentent. Un roman éminemment politique, donc.
* : https://www.facebook.com/andre.markowicz/posts/2250082461870720
434 pages – Bleu autour
L'Amour est une région bien intéressante
Sortie : septembre 1890 (France). Correspondance
livre de Anton Tchékhov
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
15 novembre
18 novembre
(traduit du russe par Louis Martinez)
Ce sont quelques lettres, des notes de Tchekhov qui ont été recueillies dans cette édition, aux Cent pages accompagnées d'illustration d'Isaac Levitan et de Thomas Moran. Tous ces textes sont sur son voyage, de Moscou à Sakhaline (une île juste au nord du Japon, dans laquelle existait un bagne) : tout ce qu'il a vécu ― pendant environ deux mois et demi ― les gens qu'il a rencontrés, la navigation le long du fleuve Amour, les paysages qu'il a vu, les contretemps interminables du voyages, les rigueurs d'une météo tout sauf clémentes. Je m'attendais à un texte plus difficile ― sur le plan humain ― et bien sûr que ça l'est, dans le fond on le devine, mais on est surtout frappé par la sensibilité de Tchekhov, qui voit toujours du bon dans tout les êtres humains. Bien sûr ce n'est qu'un voyage, on ne passe qu'un temps très brefs dans chaque lieu, on se quitte très vite pour cheminer plus loin encore. De la même manière, Tchekhov ne raconte ni ne décrit à outrance, il caractérise par petites touches ce qu'il a observé et la façon dont les gens se comportaient sous ses yeux.
104 pages – Cent pages
La Peste écarlate (1912)
The Scarlet Plague
Sortie : 1924 (France). Roman
livre de Jack London
Elouan a mis 4/10.
Annotation :
15 novembre
17 novembre
(traduit de l'anglais par Paul Gruyer et Louis Postif)
Nous sommes en 2073. A partir de 2013, une peste a ravagé l'humanité, et il y a donc soixante ans que la terre est quasiment dépeuplée. "Je ne crois pas, mes enfants, qu'il existe à l'heure actuelle, sur la terre, plus de trois à quatre cents habitants." précise le vieil homme et seul survivant assez âgé pour avoir connu le monde avant que la peste ne se répande.
De la désolation du monde qui est décrite ― décrite est cependant beaucoup dire, London se contente d'évoquer les quelques vestiges d'un temps trop lointain et obscurs pour la jeune génération, ainsi que la sauvagerie primitive dans laquelle celle-ci est tombée : une discrète évocation qui sonne en définitive comme une triste ritournelle ― la peste écarlate en est seulement la cause. Cette maladie n'est pas réellement le sujet du livre, ou seulement d'un chapitre.
Et qu'est-ce que cette peste écarlate ? Une pandémie mondiale d'une efficacité et d'une brièveté sidérante (et en fait peu crédible) ; sans cause connue, inexplicable. Que reste-t-il à raconter ? Le passé. Le vieil homme endosse à ce compte-là toute la responsabilité narrative du roman, dont l'aspect rétrospectif prend le dessus sur tout le reste. Ses interlocuteurs restent incrédules, peu intéressés de choses dont ils ignorent tout et que le lecteur ne connaît que trop : le vieil homme raconte comment était le monde avant la catastrophe, comment il fonctionnait : le lecteur pourra donc apprendre que la terre se peuplait en milliards d'habitants (et qu'est-ce qu'un milliard ? et si, vous aurez droit à un cours là-dessus), qu'il y avait des trains, des téléphones, et d'autres pays dans le monde.
Ce déballage naïf m'a tellement agacé que l'ironie ultime n'a pas pris. Le vieillard est en effet moqué, pris pour un bavard gâteux par ses petits enfants, ceux-là même qui sont en train de reproduire les erreurs de leurs ancêtres. Mais quel était la responsabilité de ces derniers dans le cataclysme ? La cause, comme je l'ai dit, en est resté obscure...
112 pages – Libris (Actes sud)
Mourir (1892)
Sterben
Sortie : 2002 (France). Recueil de nouvelles
livre de Arthur Schnitzler
Elouan a mis 9/10.
Annotation :
10 novembre
12 novembre
(traduit de l'allemand par Robert Dumond)
On dirait que Schnitzler est né avec son talent d'écrivain. Je suis toujours impressionné par cette maturité, cette justesse de toute beauté dans ses premiers écrits comme dans ses derniers romans. Parfois c'était moins le cas. J'ai commis l'heureuse erreur de croire les gens qui me disaient que "Mourir", écrit par un Schnitzler de trente ans, était peut-être un peu moins bon que les autres. Du coup, avec ce livre que je possédais depuis quelques temps, il y avait une sorte de méfiance mutuelle, ou une timidité de ma seule part, je ne sais dire. Il y avait un mystère, comme aux premiers temps. Alors j'ai lu Schnitzler pas du tout pour la première fois, mais c'est tout comme.
Félix, malade depuis quelques temps, apprend par un médecin que ses jours sont comptés. Il l'apprend à Marie avec laquelle il vit un amour encore jeune et passionné, leur destin commun est donc mis en question. Cette nouvelle est toute de tons mêlés, en sus de l'ironie caractéristique du maître viennois. Félix est non seulement morose mais c'est un fat ; il s'agit moins de ressentir de la compassion pour lui que pour sa tendre amie, l'attitude de Félix face à la mort ne se justifie pas, le lecteur éprouve pour le coup une certaine distance à son égard.
Les sentiments de l'un et de l'autre sont retranscrits avec finesse, puis on les voit vivre avec leur poids dans une gaieté environnante. Bah oui, aucun drame personnel n'empêche les rues de s'animer et les inconnus ― et même ceux qui ne le sont pas, finalement ― de ressentir la joie de vivre et de faire la fête. Schnitzler sait en tout cas décrire cette liesse ― qu'eux deux ou Félix seul, ressentent comme un concert lointain et douloureux ― comme les sentiments les plus délicats.
154 pages – Stock
La Forme d'une ville (1989)
Sortie : 1 août 1989. Essai
livre de Julien Gracq
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
7 novembre
10 novembre
J'ai commencé le livre en me disant que j'allais peut-être être en désaccord avec Julien Gracq, notamment sur la comparaison entre Nantes et Angers. Je connais moins la première mais j'y ai des îlots ― le jardin japonais de l'île de Versailles, le parc de la Chézine, la place Emile Zola... ― de souvenirs, y ayant habité dans ma petite enfance. Le titre provient d'un vers du Cygne de Charles Baudelaire : "[...] la forme d'une ville / Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel" la forme est affective chez Gracq. Elle se trouble par la mémoire et par un jeu de représentation visuelle ― à taille humaine, forcément ― et Gracq nous raconte sa ville, Nantes dans les années vingt, trente, quarante, un peu moins dans les décennies suivantes. Les références (peut-être inconnues pour les non-nantais) mises de côté, on a un long développement sur l'importance du lieu pour une mémoire humaine.
Julien Gracq épluche son sujet en prenant simplement son expérience comme exemple, avec ce qu'elle comporte d'intuitions et de sincérité. Les différentes observations qu'il étaye se sont quelquefois trouvées assez comparables aux sentiments que j'avais d'une ville, mais je ne les avais jamais examinés si intelligemment ni même si attentivement. Gracq fournit avec ça d'intéressantes mises en perspective avec l'histoire ― la façon dont elle impacte perceptiblement les mœurs d'une population ― et avec certains écrivains, Baudelaire, Balzac, Breton ou Marcel Proust.
210 pages – José Corti
La Ville dont la cape est rouge
Sortie : 17 avril 2003 (France). Roman
livre de Asli Erdogan
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
2 novembre
6 novembre
(traduit du turc par Esin Soysal-Dauvergne)
Deux ans passés à Rio prennent ici une forme erratique : entre journal, tentatives de transpositions poétiques et romanesques. Le Brésil que nous laisse entrevoir Asli Erdogan est terrifiant, on côtoie la mort au grand jour, l'assassinat et la famine deviennent rapidement des choses ordinaires. Pour autant "La ville dont la cape est rouge" n'est pas destiné à être un compte-rendu réaliste de ce qu'il se passe à Rio, c'est "au mieux" un journal personnel, et on a même du mal à suivre la trajectoire de Ozgür, la narratrice, le fil est sans cesse rompu, pas du tout linéaire.
Outre une angoisse qui envahit la narration ― et qui fait jusqu'à douter de la réalité des perceptions d'Ozgür ― on finit par nous révéler une raison de ce morcellement (je vous laisse l'apprendre, hein). Il ne s'agit pas que de cela : Toutes les formes que prend le récit servent à raconter une expérience au plus proche de ce qu'elle provoque moralement. Si l'ensemble reflète quelque-chose de plombant ― à aucun moment on a envie de sourire ― certains fragments offrent cependant une respiration au roman : soit des envolées poétiques étonnantes ― et qui sont elles-mêmes des ruptures dans le récit, un peu à la manière des transitions de Virginia Woolf dans Les Vagues ― soit des moments où Ozgür parvient à avoir une vie normale...
"L'océan, à l'écart des activités humaines, était serein et franc ; refermé
dans son monde, il était plongé dans ses pensées. La baie de Guanabara était comme une porte s'ouvrant vers l'infini et le ciel, qui s'étendait au-delà de l'horizon, elle était si vaste que nulle beauté ne pouvait la combler. Le crépuscule... L'heure où la vie, avec toute sa somptuosité et sa misère, revêt son manteau pourpre... Sous les tropiques, une fin ne donnait jamais l'impression d'être un achèvement ou une tristesse ; c'était plutôt comme les premières notes d'une symphonie joyeuse, le renouvellement d'un rêve vieilli, usé, épuisé. Un fin filet, tissé de lumière pure, recouvrait le ciel comme le rideau à moitié transparent d'un temple ; les nuages s'illuminaient d'étincelles d'or et de pourpre. L'oiseau géant, obscur, portant la nuit en son sein, déployait lentement ses ailes en flammes. Le ciel était limpide, pur, clair, immortel..."
188 pages – Actes Sud
La Régente (1885)
La Regenta
Sortie : 1885.
livre de Leopoldo Alas (Clarín)
Elouan a mis 8/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.
Annotation :
― 1885
18 octobre
3 novembre
Traduit de l'espagnol par A. Belot, C. Bleton, J.-F. Botrel, R. Jammes et Yvan Lissorgues.
732 pages – Fayard
Histoire d'une jeunesse (1905-1921)
Histoire d'une jeunesse (1905-1921)
Sortie : 1990 (France). Récit, Autobiographie & mémoires
livre de Elias Canetti
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
23 octobre
2 novembre
(traduit de l'allemand par Bernard Kreiss)
Il y a quelques temps (au début de l'année 2016) j'ai lu "Le flambeau dans l'oreille" en apprenant, alors que j'étais déjà embarqué dedans, qu'il s'agit du deuxième tome de ses mémoires, divisée en quatre périodes. Ce n'est pas bien grave, mais je m'étais dis qu'il fallait que je lise le premier tome un de ces jours. Dans l'un comme dans l'autre volume, Elias Canetti nous livre sa vision des époques et des lieux dans lesquels il évolue. Ces fragments ― tous liés à une anecdote, à l'atmosphère de la société d'alors (dont l'auteur nous livre finalement un précieux éclairage), à une personne de son entourage ou une personne historique, une lecture ou un événement important ― sont racontés avec un double regard revendiqué et mis en évidence : celui d'une l'analyse a posteriori et d'une tentative de l'auteur, avec une belle franchise, de se remettre dans la peau de l'enfant puis du jeune homme qu'il a été. Il ne donne jamais l'impression de lisser certains contours, même s'il affirme, à plusieurs reprise, qu'il ne dit pas tout. Heureusement, après tout.
Car par rapport à sa vie d'adulte du deuxième tome (1921 - 1931 ; Canetti est né en 1905) on entre avec ce premier tome (1905 - 1921) dans un cercle plus intime, notamment celui de sa relation avec sa mère, et qui dit des souvenirs peut-être plus imprécis (quoique sa mémoire soit étonnante) dit sans doute une part d'analyse plus importante, et partant, plus précise, approfondie. On pourrait trouver son maniement du scalpel un peu indélicat, à l'égard de sa mère comme au sien, n'était l'intelligence et la compréhension qu'il y applique et qui force l'admiration. On se dit que cette lucidité n'est pas étrangère à l'éducation que lui donne Mathilde Arditti-Canetti, puissante figure maternelle ― bien plus déterminante que celle de Karl Kraus, ce dernier domine le second ouvrage ― surtout à la lecture des dernières pages, où celle-ci juge son enfant sans appel, condamnant l'autosatisfaction (et cet épisode est à l'origine d'un dissentiment entre eux, qui durera plusieurs années, dit-il) dont il avait jusqu'ici fait preuve. Une attitude pour elle incompatible avec un développement intellectuel à la fois rigoureux et éthique auquel elle l'avait encouragé, en l'initiant très tôt à tirer des enseignements de ses lectures et de son existence.
412 pages – Biblio (Livre de poche)
L'Homme qui tua son désir
Recueil de nouvelles
livre de Sadegh Hedayat
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
15 octobre
21 octobre
(traduit du persan par Christophe Balaÿ, Gilbert Lazard et Dominique Orpillard)
Les nouvelles que l'on a réunies ici (provenant initialement de recueil épars) expriment de façon éloquente le pessimisme de Sadegh Hedayat. Dans une atmosphère propice à l'engourdissement ou à la crainte, voire dans une violence bien réelle, on a des personnages voyant leurs aspirations être contrecarrées par la société ou l'État, voire par eux-mêmes. Paix, liberté, connaissance, pureté ou sagesse, l'écrivain brosse leurs rêves ainsi que leurs traits, avant de commencer le récit de ce que la vie ou le destin leur oppose pour leur malheur. On voit, dans le déroulement de ces histoires, là où le bât blesse selon Sadegh Hedayat, et par exemple les personnages sont prisonniers de leurs traditions, de leur ignorance ou d'un orgueil satisfait de quelques apparences de savoir.
Cette approche en deux temps, d'abord sur le personnage, puis ce qui lui arrive, ce contraste entre l'individu et les éléments extérieurs ― afin d'éviter toute binarité, l'antagonisme n'est toutefois pas toujours clair et net ― me rappelle un peu les nouvelles de Tagore (dans le recueil "Le vagabond et autres nouvelles" lu en septembre dernier), tous deux dans leur constat d'une dureté des circonstances, parviennent à rendre leurs personnages touchants même dans leurs faiblesses. Cependant, toutes les nouvelles de "L'homme qui tua son désir" ne suivent pas ce même schéma, on trouve un Hedayat plus ironique dans "Les croque-morts", dans "La légende de la création" sous forme de pièce de théâtre, et surtout de façon assez féroce ou amère dans la première nouvelle, "La griffe".
256 pages – Phebus
La Coupe d'or (1904)
(traduction Marguerite Glotz)
The Golden Bowl
Sortie : 1954 (France). Roman
livre de Henry James
Elouan a mis 9/10.
Annotation :
7 octobre
18 octobre
(traduit de l'anglais par Jean Pavans)
Même si la fascinante et complexe façon dont la narration se déploie a nettement plus d'importance que l'intrigue à proprement parler qu'elle développe, mettons tout de même quelques-mots dessus : deux couples mariés se fréquentent, discutent entre eux avec la plus délicate mais apparente bienveillance. Personne ne se dit la vérité, tandis que l'époux de Maggie a une liaison avec Charlotte, elle-même épouse du père de Maggie.
James alterne les points de vue au cours de son livre, ce qui nous permet d'opposer les perceptions de chacun. Une attention à ce que ressentent les personnages ainsi qu'à tous les détails infimes est portée par cette écriture avec son réseau d'images et de subtilités que l'on suit pour mieux comprendre son développement. On a l'impression que le style de James se dompte, avec les charges qu'il envoie, et malgré tout on fait face, on enchaîne les pages avec plaisir si on est sensible à cette façon de caractériser des choses à plusieurs facettes, les ambiguïtés des personnages ou des situations parfois nébuleuses, d'autres fois très drôles. On se sent complice avec James, on a envie de continuer après la page finale...
717 pages – Points (Signatures)
La Magicienne
Yôba
Sortie : 1999 (France). Recueil de nouvelles
livre de Ryûnosuke Akutagawa
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
8 octobre
15 octobre
(traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu)
Il y a dans les nouvelles d'Akutagawa un charme inexplicable, qui tient sans doute à l'extrême élégance de ses visions. Quelques moments de flottements dans ses récits marquent davantage que ― puisqu'on ne peut même pas parler de péripéties, sauf dans la nouvelle dont le titre est repris pour le recueil, "La Magicienne" ― le cours de l'histoire. Et donc justement, c'est peut-être "La Magicienne" qui de toutes ces nouvelles m'a le moins plu (ces péripéties auraient donc trop de relief ?).
Dans toutes ses nouvelles (et dans cette dernière aussi néanmoins) qui regarde le ciel, qui regarde la mer, qui rêvasse ou bien marque une absence, donne le ton très particulier de ce que veut montrer l'auteur. On est touché par destin de ces personnages, moins par ce qui leur arrive en soit, mais parce qu'Akutagawa nous les fait observer dans leurs plus simples mouvements, et l'on constate l'ampleur d'une défaillance silencieuse, l'imperceptible défragmentation d'une stabilité morale.
206 pages – Picquier
Un voyage de Mozart à Prague (1856)
tirage limite
Mozart auf der Reise nach Prag
Sortie : 1 septembre 2010 (France). Roman
livre de Eduard Mörike
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
10 octobre
12 octobre
(traduit de l'allemand par Léon Vogel) bilingue
Un peu plus de vingt ans après la pièce de Pouchkine "Mozart et Salieri" Eduard Mörike créé sa fiction sur Mozart, l'un des seuls romans qu'il aura écrit avec "Le peintre Nolten". Ici, pas d'histoire d'assassinat, Mörike parle d'une simple soirée au château de Schinzberg en compagnie de la comtesse Eugénie. On est en 1787, Mozart a créé son opéra "Don Giovanni" et en joue un morceau au cours de la soirée. Personne ne peut savoir, alors, que Mozart n'en a plus pour longtemps et quelle triste mort il aura. Mais le lecteur et Mörike le savent très bien, et ce dernier de composer là-dessus en insérant ces intuitions de manières discrètes et poétiques dans le récit. On sent que c'est avec une affection mêlée de tristesse que Mörike nous parle du compositeur et de son art, entre un incident dans un jardin et les quelques vers de nature et de mort qui clôturent le récit. Tout un roman ― certes très court ― ne tient finalement qu'à un hommage et à un soupir.
"― Leoporello ! s'exclama le comte, d'excellente humeur, en faisant signe à un domestique. Apporte trois bouteilles de Sillery !
― Sûrement pas! protesta Constance. C'est fini ! Mon noble époux a eu son compte !
― À sa santé et chacun à sa mesure ! réplique le maître de maison.
― Qu'ai-je donc fait, se lamenta Constance en jetant un regard sur sa montre. Il est déjà onze heures du soir et demain matin il faudra se lever à la première heure ! Comment ferons-nous ?
― Cela ne se fera pas, mon amie, c'est absolument impossible.
― Parfois, reprit Mozart, les choses prennent une allure étrange. Que dirait ma douce Constance si je lui disais que cette partie de mon travail qu'elle voulait entendre est venue au monde à cette heure même de la nuit, la veille d'un autre départ ?"
202 pages – Folio (Gallimard)
La Muraille de Chine
Sortie : mars 1975 (France). Recueil de nouvelles
livre de Franz Kafka
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
― (1902 - 1924)
29 septembre
7 octobre
(traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte et Jean Carrive)
La taupe géante (7) ; Le vieux garçon (9) ; Le pont (8) ; Le chasseur Gracchus (9) ; La Muraille de Chine (7) ; Recherches d'un chien (10) ; Le Terrier (6)*
Non, c'est vrai, il n'y a pas grand-intérêt à dire "Je n'ai pas tout aimé" encore si je savais pourquoi ― et pourquoi ne suis-je jamais parvenu à apprécier "Le Terrier" ? ― alors que d'autres textes (dans ce même recueil) me laissent abasourdis, encore sous le choc, comme de ma première expérience de Kafka (Le Procès) d'il y a un peu près dix ans ? A la lecture d'un recueil j'ai d'autant plus le sentiment de cette disparité d'impacts sur moi, et je ne sais pas vraiment quoi faire, ne retenir que les meilleurs effets ou espérer progresser pour la prochaine fois ? Quelle force, néanmoins, ces visions rendues par Kafka avec ce développement incroyable de précisions, de sentiments intérieurs transformés en objet ou en animaux...
* : Il y a d'autres textes, mais je n'ai pas tout noté.
"Certes, la science progresse sans arrêt, elle progresse même avec une rapidité de plus en plus grande, mais qu'y a-t-il là de glorieux ? C'est comme si on voulait glorifier quelqu'un de vieillir en prenant de l'âge et de s'approcher de plus en plus vite de la mort. Ce n'est là qu'un phénomène naturel, et même douloureux, et je n'y trouve rien de glorieux. Je ne vois que décadence, mais je ne veux pas dire que les générations antérieures furent meilleures. Elles n'étaient que plus jeunes, voilà leur avantage !"
323 pages – Gallimard (Folio)
Concert baroque
Concierto barroco
Sortie : 1974 (France). Roman
livre de Alejo Carpentier
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
6 octobre
7 octobre
(traduit de l'espagnol par René L. .F. Durand)
Récit en huit petits chapitres seulement, mais où l’accumulation et le mélange des genres perd un peu le lecteur qui se raccroche à deux choses : La musicalité du texte et son enfilade d’éclats, de mouvements d’archet, de rires, de grossièretés ; et que cette fête est sous les bonnes auspices des maîtres du baroque. Vivaldi, Scarlatti et Haendel, discutant allègrement de musique ― et notamment de Stravinsky ― et du sort du peuple aztèque avec Moctezuma II (du moins un seigneur mexicain qui se fait passer pour le souverain de Tenochtitlan). Tout un monde en délire, avec les joies d’une écriture excessive, concentré dans quelques cent pages. Peut être un bon test pour savoir si on sera sensible à la prose d’un José Lezama Lima par exemple.
120 pages – Gallimard (Folio)
Danube
Sortie : novembre 1988 (France). Essai
livre de Claudio Magris
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
24 septembre
6 octobre
(traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau)
Il est longtemps assez difficile de cerner où Claudio Magris veut en venir avec ce long essai sur le Danube. Il longe le fleuve d’ouest en est, du sud de l’Allemagne jusqu’en Roumanie en passant par l’Autriche et la Hongrie. Son livre est structuré en petits chapitres thématiques : Soit un écrivain, une guerre, une ville, des mœurs contemporaines, un paysage ou un cimetière ; et Magris passe très souvent d’un chapitre et d’un thème à l’autre, sans transition.
En mêlant de près littérature et histoire politique de ces pays réunit dans cette région culturelle nommée Mitteleuropa, Magris donne bien des éléments pour creuser certaines questions et démontre ainsi une grande générosité de passeur. Kafka, Canetti et Joseph Roth sont seulement les écrivains les plus connus dont il parle, il y a aussi Marieluise Fleisser, Danilo Kiš, Emilian Stanev ou Krleža pour ne citer qu’eux ― car en effet il y a le choix ― enfin des écrivains qui se sont interrogés sur ce qui fondent leurs différences et ressemblances culturelles avec les autres pays et comment ce questionnement se trouve malmené par l’Histoire.
Magris, toujours selon son inspiration, diversifie cependant l'orientation prise par son livre en invitant par exemple et à l'instar de Sebald, à lire des auteurs scientifiques tel Linné ― qu'il qualifie de poète ― tel Buffon. Lui-même se fait d'ailleurs lyrique au détour d'une chose ou d'une autre qui le touche, mais la beauté de son style ne se manifeste (certes avec beaucoup d'élégance) qu'à certains moments, étant plus proche de faire un essai qu'un roman, il y a d'autre part trop de discontinuité analytique pour y faire penser.
557 pages – Gallimard (Folio)
La Princesse Ligovskoï (1836)
Sortie : 1973 (France). Roman
livre de Mikhaïl Lermontov
Elouan a mis 10/10.
Annotation :
2 octobre
4 octobre
(traduit du russe par Gustave Aucouturier)
Mais qui diable peut être ce narrateur à la fois blasé et délicieusement ironique ― peut-être un peu pince-sans-rire ― qui détruit en trois quatre mots bien sentis l'un ou l'autre des personnages de ce récit ? Tout ce qu'on sait, c'est qu'il est un "seigneur capitaine" discutant un moment avec Piétchorine. Il nous donne sa version d'une histoire où il est plutôt question d'honneur que d'amour. Tout commence par l'humiliante indifférence d'un noble après avoir été la cause d'un accident de fiacre dont un pauvre homme "du commun" s'en est sorti indemne, mais la dignité foulée aux pieds.
Toute la méchanceté du récit est un peu près du même style et notre narrateur de la raconter sans pitié, avec, semble-t-il cette même indifférence : à quel moment s'est-il opposé à la cruauté de Piétchorine, qu'il ne décrit pas avec moins d'indulgence que son "rival" accidenté, celui-là même dont on apprend le nom qu'à la moitié du récit, au passage. De toute façon le récit n'a pas de dénouement : comme pour "Un héros de notre temps" Lermontov s'est surtout attaché à décrire les affectations qui étaient du goût des gens à la mode à son époque. Un court récit peut-être encore plus réussi que celui qu'il écrira quatre ans plus tard...
122 pages – Gallimard (Folio)
Le Matin des origines (1992)
Sortie : mai 1992. Roman
livre de Pierre Bergounioux
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
1er octobre
Ce n'est qu'après avoir lu le livre que son titre revêt une résonance particulière. Le style de Bergounioux contient les images des premiers souvenirs : doux et imprécis, enveloppés d'une lumière matutinale. Il évoque avec simplicité les couleurs, sensations et événements que l'on fouille dans notre mémoire, puis que l'on cherche vainement dans les lieux changés et triviaux où ils ont été présent.
"Pourtant, je me souviens d'une femme âgée, aux cheveux de neige, qui se verse gauchement à boire dans une chambre sans fenêtre que nous avons partagée, une nuit, l'été. Je vois les convives d'un repas campagnard dans la pièce principale, à l'arrière de la maison rose, le reflet doré de la fontaine en cuivre où l'on m'a lavé les mains que j'avais jaunes du jus des sauterelles, noires du sang d'un oiseau. Les voix se sont muées en images tournoyantes, celles des femmes représentant des feuillages, des sources et celles des hommes de l'ombre, des rochers. D'un seul coup, la vibration énorme, le grondement d'orage m'arrache à l'étude du kaléidoscope, à mon assoupissement."
56 pages – Verdier
Le Chant du coq
Sortie : 1980 (France). Recueil de nouvelles
livre de Daniel Boulanger
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
18 septembre
27 septembre
Dans ces nouvelles, Daniel Boulanger dissémine quelques traits curieux qui doivent donner vie à ses personnages étranges mais très humains : cherchant un ami, un amant, ou la solitude, cherchant à assouvir des sentiments bons ou mauvais, y parvenant plus ou moins bien. Des promenades à cheval ou avec un ours, des cafés, des village, des ruines de guerre, des gares, des chambres d'hôtels, des décors finalement tous un peu moroses, sont le cadre de ces nouvelles. Boulanger est narratif la plupart du temps ― la description ne l'intéresse pas, disait-il ― mais ce sont donc ces détails, assortis d'adjectifs traduisant des émotions qui donnent de la substance à des récits qui mélangent agréablement tristesse et drôlerie.
282 pages – Gallimard (L'Imaginaire)