Années 1940 : les livres
Top des tops : les incontournables de la décennie. La littérature a droit aussi à son palmarès !
Début de siècle : http://www.senscritique.com/liste/Debut_de_siecle_les_livres/417937
Années 1910 : http://www.senscritique.com/liste/Annees_1910_les_livres/220206
Années 1920 ...
30 livres
créée il y a plus de 11 ans · modifiée il y a environ 1 moisAurélien (1944)
Sortie : 1944 (France). Roman
livre de Louis Aragon
bilouaustria a mis 10/10.
Annotation :
Tout est habilement distillé dans ce chef d'oeuvre : le romantisme, le cynisme, la passion de l'argent, la passion des femmes, Aragon trouve un équilibre parfait entre narration et éclats poétiques, son amour pour ses personnages et son amour pour Paris. Ah Bérénice ! Il y a de vraies trouvailles, des perles par colliers dans ce sommet de notre littérature, sorte de rencontre idéale entre "Vanity Fair" et "Les deux étendards". Aragon ne complique pas inutilement : le plaisir d'écrire est aussi évident que notre plaisir gourmand à lire et à s'ébaudir devant l'ampleur de cette réussite où les hommes sont aussi grands que bas et vils. Le parallèle politique qui prend forme dans l'épilogue est probablement l'idée de départ du livre. Si ce n'était Rebatet, Aragon écrit ici LE roman d'amour français, un roman dix-neuvièmiste au possible, plein d'amertume, qui s'offre même quelques clins d'oeil à Bovary.
Fictions (1944)
Ficciones
Sortie : 1944 (France). Recueil de nouvelles
livre de Jorge Luis Borges
bilouaustria a mis 10/10.
Annotation :
"Pierre Ménard" ou "La bibliothèque de Babel" sont des nouvelles que l‘on n’oublie jamais. Elles sont le cœur même de ce que fait Borges, des créations littéraires, qui jouent avec la littérature parce que tout est ludique chez lui, mais qui y jouent avec un grand sérieux - comme un grand enfant. Borges raffole des faux détails, des fausses notes de bas de page, des fausses précisions biographiques etc. Et il construit ses textes en les tendant comme une flèche vers l’infini, si bien que ses histoires, souvent, continuent de vivre d’elles-mêmes après le point final. Comme le plus puissant des hors- champs. Je me souviens du choc électrique en le découvrant et je sais que j‘ai vu sa présence et son héritage partout depuis.
Le Jeu des perles de verre (1943)
Das Glasperlenspiel
Sortie : 1943 (France). Roman
livre de Hermann Hesse
bilouaustria a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Dernier grand roman de Hesse, ouvertement en opposition au régime Nazi, "Le jeu des perles de verre" est, dit-on, le livre qui lui a valu le prix Nobel en 1946. Il aura passé près de douze ans à l’écrire. Situé au XXVème siècle, il revient sur la vie d‘un maître, Joseph Valet, sous la forme d‘une biographie fictive. Dans ce futur, on se croirait à vrai dire plutôt dans le passé, chez les moines peut-être. Valet est celui qui est parvenu à maîtriser parfaitement le jeu et cela donne l‘occasion à Hesse en suivant son parcours et son éducation d’écrire à nouveau une forme de Bildungsroman, ce qu‘il a toujours fait brillamment. Joseph Valet est à la tête d‘une école où d‘un mouvement philosophico-pédagogique qu‘il est difficile de décrire mais l‘auteur nous porte tout au long de ces presque 600 pages et forme une saga méditative et palpitante qui redéfinit notre culture et ses valeurs. La réputation ardue du livre est surfaite, ça se lit comme un feuilleton qu’on ne peut plus lâcher. (Dans le cas d’une première lecture, attention à la préface qui spoile méchamment.)
Un enfant du pays (1940)
Native Son
Sortie : 1940 (États-Unis). Roman
livre de Richard Wright
bilouaustria a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Roman exceptionnel sur le racisme, la violence et les rapports de classe dans la société américaine. Difficile d’en parler sans en révéler quelques éléments importants… Construit en 3 grandes parties, Richard Wright atteint des sommets dans son final qui évoque un peu un “In cold Blood“ avant l‘heure. Avec ses éléments de roman policier, de suspens et en même temps d’étude de notre société et de réflexion politique, Wright rencontre tous les lecteurs et élève les différents genres par la même occasion. “Native Son“ est simplement un des plus grands romans américains et une révélation à sa sortie (1940) - un auteur noir a écrit ce livre immense ! On y trouve clairement des éléments autobiographiques, le ghetto de Chicago, la collusion avec le Parti communiste… Comme souvent avec les textes essentiels, on est frappé par l’actualité de “Native Son“ encore 80 ans plus tard et la postface américaine revient sur l’assassinat de George Floyd et les problèmes liés au racisme dans l‘Amérique de Trump. L’intelligence vieillit toujours bien.
Les Fous du roi (1946)
(traduction Pierre Singer)
All the King's Men
Sortie : 1950 (France). Roman
livre de Robert Penn Warren
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
On a parfois rapproché le travail de Robert Penn Warren de celui de Faulkner. "All The King's Men" est un grand roman sudiste, écrit dans les années 1940 mais la comparaison s'arrête à peu près là. Par son humanisme, son refus de tout manichéisme, la grande richesse de ses personnages, le côté non-spectaculaire de son écriture aussi, RPW serait davantage de la veine du grand Steinbeck (période "East of Eden"). On croit un temps que le texte, parce qu'il se concentre sur le personnage fascinant de Willie Stark, ne sera qu'un portrait politique au vitriol ou les ups and downs d'un paysan en quête de gloire, et on se serait presque contenté de ce roman-là tant RPW le mène avec brio, tambour battant. Puis le livre bascule vers autre chose de plus difficile à définir : à travers d'habiles sauts dans le temps, quelques rebondissements étourdissants, RPW tire de ces vies leur essence même, et raconte trois générations en mettant le doigt sur ces choses qui n'ont pas de nom. Le passé ? Le temps ? Les regrets d'une vie ? Les potentialités ? L'hérédité ? La responsabilité de chacun ? Un roman qui englobe tout ça et plus avec une ambition et une confiance bluffante (il y avait facilement la place pour trois livres) et qui s'avère particulièrement émouvant dans son dernier tiers.
Bourlinguer (1948)
Sortie : 1948 (France). Récit
livre de Blaise Cendrars
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
Combien d'écrivains rêveraient d'avoir écrit ce livre ? Cendrars l'a fait ! Mieux : il l'a vécu ! En 11 chapitres, 11 noms de ports, Cendrars le voyageur se raconte, d'une prose riche et trouble de la couleur de ses souvenirs. Pas un registre mais bien toutes les langues, on énumère, on enjolive, on gouaille, on crache, on admire, on regrette, et toujours avec une poésie insensée, avec un coeur qui vous pulse jusque dans les doigts de pieds. Il y a du sang, de la vie plein les textes de ce recueil, des nouvelles ou un roman ou une autobiographie, bref ça bourlingue, c'est de la littérature merde ! Et les anecdotes de Blaise sont de l'or en barre : cette fois où il a sauvé Modigliani de la noyade (bourré, avec un bras, en le tirant par les cheveux), cette fois où sans le sous il a vu un chèque miraculeux arriver de Nouvelle-Zélande (une admiratrice). Et j'en passe, on en remplirait des volumes. Une bagarre inoubliable à Rotterdam, le bombardement d'Hambourg, Cendrars est tout là-haut, au panthéon de la langue française.
Journal du voleur (1949)
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Jean Genet
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
Texte séminal sur le désir et l’interdit. Prose extraordinaire. Un mythe se met en place avec ce roman : celui du voleur, sale et attirant, moralement repoussant mais physiquement irrésistible. Des courants contraires sont à l’œuvre et créent cette tension, sublimée par l’écriture, qui a élevé cette figure masculine dans l‘imaginaire homo-érotique. Sans Genet, pas de Fassbinder ou de Pasolini. Genet sublime l’exercice autobiographique par ses mots, il transforme la crasse et le délit en beauté, il travaille la mémoire et l’identité en n’oubliant jamais la matière poétique. Il renverse notre code moral, bouscule nos présupposés. Une légende est en route.
Un roi sans divertissement (1947)
Sortie : 28 janvier 1948 (France). Roman
livre de Jean Giono
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
Le plus grand Giono est un roman hors catégorie, étrange, lent, avec plusieurs narrateurs et une intrigue policière qui n‘en est pas une. Ça ne devrait pas tenir, si ce n’était par cette écriture saisissante dès les violentes premières pages. Paysages de neige, désolés. Ennui. Engourdissement. Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Un homme capable de tuer pour sortir de sa torpeur ? Langlois est un des personnages fascinants de notre littérature et Giono le pacifiste du sud semble envoyer tout valser avec ce livre triste à pleurer et énigmatique.
La Puissance et la Gloire (1940)
The Power and the Glory
Sortie : 1948 (France). Roman
livre de Graham Greene
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
La poussière, une odeur tenace d'alcool dans l'air, des vautours dans le ciel, la chaleur qui fait transpirer, Greene pose vite une atmosphère poisseuse sur ce Mexique pauvre et violent. On parle du livre comme d'un des grands romans catholiques pour une raison : le dilemme moral du prêtre défroqué, sa quête de rachat au milieu des crimes et du cynisme ambiant, sa lutte intérieure pour essayer d'être à la hauteur sont tragiques mais élèvent ce qui aurait pu se résumer à une décadente chasse à l'homme. Ainsi née une forme de beauté angoissante, au milieu de pages de souffrance, quelques éclairs de puissance et de gloire, de volonté. Comme cet amour filial étrange et interdit ou cette dernière messe au bout du monde avant le jugement dernier. Dans le Mexique de l'âge d'or (Artaud, Eisenstein, Kahlo et Riviera, Trotsky, Lowry...), la mort semble être encore plus présente, essentielle.
Black Boy (1945)
Sortie : 1947 (France). Roman
livre de Richard Wright
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Richard Wright, c'est un peu un Baldwin avec moins de lettres mais plus de tripes. Jamais je n'ai ressenti le racisme dans le sud avec autant d'acuité. C'est terriblement oppressant. Mais Wright ne s'embarrasse pas de formules, il écrit très simplement son expérience de jeune homme assoiffé de vérité, incapable de faire un compromis même si sa vie en dépendait. On ne fera pas baisser la tête à cet adolescent mais son orgueil n'est pas le sujet du livre, il n'est question de fierté, de narrer des exploits mais bien les horreurs et montrer combien la fierté est une défense nécessaire. C'est ça ou tout abandonner. Direct, universel, "Black Boy" est un modèle de roman autobiographique, qui est bien sûr parfaitement d'actualité et urgent de découvrir ou relire. Il annonce peut-être aussi la colère des Black Panthers vingt ans plus tard. L'impasse est si évidente que Wright impose par son livre des changements à venir. C'est en plus dans sa dernière partie le livre d'un apprenti écrivain, ce qui est toujours touchant et à mon sens révélateur.
Hiroshima (1946)
Lundi 6 août 1945, 8h15
Sortie : 1946 (France). Récit
livre de John Hersey
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Because explosion atomique et because essai monumental et expérience irréelle, mon premier réflexe serait de rapprocher ce livre de celui d’Alexievitch “La supplication“, texte effrayant sur Tchernobyl. Mais les récits de ces survivants d’Hiroshima va peut-être encore plus loin. Pour raconter une expérience vécue, il faut mettre un soin à se rappeler les détails parce que les détails changent tout, ils vous donnent à voir, ils sont plus vrais que nature et ce petit livre, qui a été publié à l’origine comme article puis allongé au fil des années, ce livre en regorge. Hiroshima c’est l’enfer sur terre, c’est l’apocalypse. Ce docteur, cette infirmière, ce prêtre le racontent avec leurs mots mais tous parviennent à nous transmettre des images horrifiques et terrifiantes. John Hersey a suivi ces survivants pendant plus de trente ans, a pris de leurs nouvelles, les a observés dans leur vie après la catastrophe, pour voir s’ils se remettaient du choc, pour regarder leurs corps aussi soumis aux radiations. C’est un grand livre simple et plutôt modeste qui raconte sans fioritures - pas besoin d’en rajouter, l’événement en soi est dessus de tout ce qui est imaginable.
Le Fond du problème (1948)
The Heart of the Matter
Sortie : 1950 (France). Roman
livre de Graham Greene
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Et si Graham Greene était simplement l’un des écrivains les plus sous-estimés du 20ème siècle ? Si son Power and the Glory est un magnifique roman, The Heart of the Matter est aussi saisissant et dramatique. Dans une Afrique de fiction, chaude et humide, pourrie par la corruption, Scottie est le dernier flic honnête, la boussole morale de cette ville portuaire (qui rappelle la Sierra Leone où l’auteur a vécu et sans doute puisé une partie de son inspiration). Greene est connu pour ses romans catholiques et Le fond du problème en est un exemple parfait : Scottie va tomber amoureux et céder dans ses principes, commencer à faire des compromis. Évidemment, tout va lui tomber dessus à ce moment là. Et l‘homme le plus droit et le plus juste d‘entre tous va devenir aussi vulnérable qu‘un autre. Sa faiblesse, c’est son cœur. Il sera trop tard pour aller à confesse - l’honneur et la morale, c’est bien sûr entre soi et soi-même. Greene écrit l’effondrement d‘un homme fort qui ne peut plus tenir sa foi et les codes éthiques qu‘il s’était fixés. La chute est terrifiante.
La Septième Croix (1942)
(traduction Françoise Toraille)
Das siebte Kreuz
Sortie : 23 janvier 2020 (France). Roman
livre de Anna Seghers
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
J’ai retrouvé dans le roman d’Anna Seghers ce qui m’avait fait apprécié « Uranus » de Marcel Aymé, où cohabitaient résistants et collabos dans une France complexe et ambiguë. Dans « La septième croix » il s’agit d’évadés d’un camp de travail nazi dans les années 1930. Ces sept prisonniers qui se sont faits la malle vont devoir trouver des appuis dans le village voisin, c’est une question de survie. Mais ils ne savent jamais si les gens qu’ils vont croiser sont prêts à faire un geste pour les aider, prêts à risquer quelque chose pour un inconnu, ou bien si au contraire ils seraient décidés à les dénoncer. Seghers marie la psychologie au roman de suspens, construit parfaitement chaque personnage secondaire de son livre, agence patiemment les détails qui font la vie d’un homme, de quel côté il bascule, pourquoi et quand mentir ou être soi-même. Les rencontres sont pleines de regards, de silence, parfois tout se joue en une seconde sur une intuition : faire confiance ou fuir. Extrêmement intelligent et lisible, un très beau roman qui fait réfléchir tout en restant constamment haletant.
Les Coups (1941)
Sortie : 1941 (France). Roman
livre de Jean Meckert
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Félix est ouvrier, il n’est pas un intellectuel. Son histoire n’est pas du tout romanesque, elle est même terriblement ordinaire et c’est bien consciemment que Jean Meckert se lance dans ce type de roman. Par son écriture simple et profonde, il va réussir le tour de force de raconter un homme qui ne trouve pas les mots pour dire ce qui lui arrive, qui se frustre et qui frappe parce qu’il ne sait pas toujours exprimer autrement son amertume. C’est une histoire de classes, un texte puissant sur le langage comme élément central de la vie, mais toutes ces choses ne sont pas exprimées telles quelles, tout est en arrière plan, le quotidien prend toute l’énergie des personnages, les petites joies, les conflits un peu minables, le dîner, le chef au boulot. L’histoire d’amour est à l’avenant, étriquée, une parodie, dont Félix rêve un temps avant de comprendre que la réalité colle aux semelles, que sa petite femme le trahira comme elle a trahit le précédent. Et puis il boit volontiers. Félix est un personnage incroyable et unique parce qu’on s’identifie dans une certaine mesure, il est le héros, le coeur du livre, mais il est aussi limité et violent. Pourtant il dit des choses belles et pertinentes parfois, à sa manière un peu bourrue. „Les coups“ capture tout ça, l’amour, la petitesse, les ambiguïtés, tout est étroit et sale mais on ne peut se retenir de capter de la beauté ça et là.
Les Dukay (1949)
Résmetszet alkonyat
Sortie : juin 2000 (France). Roman
livre de Lajos Zilahy
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
“Les Dukay“ est le premier tome d‘une trilogie que Zilahy écrit à New York où il émigre en 1947. La saga couvre plusieurs générations d‘une grande famille, depuis l’époque napoléonienne et jusqu‘au milieu du vingtième siècle et elle décrit la chute de l’aristocratie - un peu comme le faisait Lampedusa avec “Le guépard“. Sauf qu‘ici Zilahy écrit une grande fresque historique et familiale (plus de 800 pages pour ce premier volet), très lisible et attachante, avec des personnages hauts en couleurs et une nostalgie sans doute moins prégnante. Divertissement XXL et de grande qualité. L’écrivain hongrois qui avait plus d‘une corde à son arc fut aussi journaliste, traducteur, dramaturge pour le théâtre et réalisateur de films !
1984 (1949)
(traduction d'Amélie Audiberti)
Nineteen Eighty-Four
Sortie : 1 juillet 1950 (France). Roman, Science-fiction
livre de George Orwell
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Big Brother, roman culte. Adapté au cinéma, cité partout, il est surtout la trace géniale de l’intuition Orwellienne. 1984 est aujourd’hui dans tous les recoins de notre société qui donne mille fois raison au romancier. Comme dans «Animal Farm», Orwell met en mots sa vision, ses idées, mais pas vraiment un style littéraire frappant. Il y a simplement une grande efficacité et une cohérence dans son texte qui compensent largement pour le manque de recherche formelle. De la société qu‘il développe dans son livre résonnent encore les slogans («l’ignorance c’est la force») et la surveillance absolue. Reste encore comme un des plus grands romans de SF jamais écrit. D‘autres livres l’annonçaient (je pense à Zamiatine) mais personne ne l‘a formulé aussi clairement et avec une telle force.
LTI, la langue du IIIe Reich (1947)
Carnet d'un philologue
LTI - Notizbuch eines Philologen
Sortie : 1996 (France). Essai, Culture & société
livre de Victor Klemperer
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Alain Brossat dans sa postface en parle comme d'un manuel de résistance. LTI est plus que ça : une étude systématique des mots employés par Hitler, Goebbels et consorts durant le troisième Reich. Klemperer est philologue, il est donc un expert du décorticage sémantique. Ce démantèlement de la langue ennemie, il l'a compilé au péril de sa vie pendant la guerre pour finalement publier ses résultats en 1947. On y découvre abasourdi l'influence rampante des discours de propagande dans la langue quotidienne, la mécanisation de l'allemand au dépend d'une humanité meurtrie, l'utilisation délirante des mots "héros" et " héroïsme", la transformation absurde du terme "fanatisme" en valeur positive. Klemperer s'en prend même à la ponctuation, non pas aux points d'exclamation mais aux guillemets ironiques (le "scientifique" Einstein). Il moque aussi Hitler et son goût pour les mots étrangers qu'il germanise à tout crin sans toujours les comprendre, parce que ça impressionne le peuple (il s'approprie discriminer en "diskrimiren" au lieu de dire "diskriminieren"). Finalement, cette LTI, langue de l'oppression s'infiltre partout et ce sont les juifs qui l'utilisent malgré eux. "Les mots poétisent pour nous" écrit-il mais ils sont aussi parfois notre meilleur ennemi.
La Peau (1949)
La Pelle
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Curzio Malaparte
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Malaparte revient, toujours aussi mal-aimable, offrir une suite à « Kaputt » et ses splendides et morbides souvenirs de guerre. Il écrit avec mauvais goût et toujours un sourire un peu tête à claque mais le talent, la formule, l’insolence, la puissance lui donnent raison même quand il a tort. On y croise la peste, des prostituées mineures, des soldats américains gouailleurs et beaucoup de scènes auxquelles on aimerait ne pas assister dans l’Italie décadente de Mussolini.
Les Braises
A gyertyák csonkig égnek
Sortie : 1942 (France). Roman
livre de Sándor Márai
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Règlement de compte cinglant entre deux vieillards. On pourrait croire que le temps apaise les esprits… Il n’en est rien, nous dit Sándor Márai, écrivain hongrois qui excelle dans les dialogues et les silences qui les ponctuent. Court et mordant, le texte peut évoquer certains films de Bergman où des personnages mordants crachent leurs vérités : c’est violent et même stupéfiant, et puis on commence à prendre la température de ce bain amer. On y prend goût presque, d’une manière un peu perverse. Longtemps après les flammes de la passion, restent les braises.
Rue de la Sardine (1945)
Cannery Row
Sortie : septembre 2000 (France). Roman
livre de John Steinbeck
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Steinbeck ce grand story-teller. Une galerie de paumés, un projet de pénitence, voilà le point de départ d'un roman simple comme bonjour : raconter la rue de la sardine et ses habitants ordinaires. Oui mais il faut un certain art pour raconter cette vie bien banale. Pour y distiller cette atmosphère de bien-être, y dresser des portraits attachants, et ne jamais nous annoncer tout à fait où il nous emmène. Cette rue n'est pas aussi gaie qu'elle en a l'air. Les malheurs nous sont montrés, mais il y a comme une magie, on se sent bien avec Lee, Mack, Doc, Dora, Hazel et la bande. De petites choses en rachètent d'autres et la vie suit son cours, bon an mal an, sous le soleil de Californie.
Van Gogh : Le suicidé de la société (1947)
Sortie : 1947 (France). Essai
livre de Antonin Artaud
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Ce n'est pas tellement l'idée que la langue qui est ici renversante. Le style d'Artaud emporte tout, comme une inondation, un torrent de boue (parce que tout n'est pas joli joli dans cette langue acerbe) qui peut rappeler Bloy par sa flamboyante colère ou Lautréamont qui est ici cité en exemple de ces suicidés de la société - modèles ou précurseurs d'Artaud lui-même. Jamais la peinture ne Van Gogh n'avait aussi parlé, et c'est la force des mots, choisis avec un soin inouï, qui accomplit ce miracle. On sent les matières, la vie, le pouls du peintre, la colère sous la peau, le désespoir plein la toile, l'alcool, le génie. L'avant-propos est aussi somptueux, et il souligne ce travail du mot juste, montrant comment les sonorités, les analogies, l'étymologie participent des choix d'Artaud, il y a parfois des mots pour d'autres qui inconsciemment dégagent une force supérieure. On peut avoir de loin le sentiment Célinien qu'il n'y a que force et provocation dans ce court essai mais comme chez Céline, la facilité trompe : il faut un soin incroyable pour arriver à un tel résultat, profond, sensoriel, musical.
Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (1947)
Invisible Man
Sortie : 1952 (France). Roman
livre de Ralph Ellison
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Ellison procède par épisodes et c'est là qu'il brille. Son écriture grossit les traits, son oralité donne du rythme et de la vie, tout devient bigger than life, avec parfois un humour noir qui donne un côté cartoon à certaines scènes improbables. La trajectoire de son héros "invisible" est des plus chaotiques. Le pauvre se fait balader d'un endroit à un autre, voulant reprendre le contrôle de sa vie mais incapable de résister à cette force elle aussi invisible qui vous chasse de l'université, vous entraîne à NYC ou fait de vous un homme politique d'importance. Il y a dans ce mouvement malgré soit qui fait office de métaphore quelque chose de kafkaïen, puisque chaque scène est trop grosse pour être prise littéralement mais que le livre, une fois refermé, laisse un goût désagréable de réel et de malaise. Furieusement en avance sur son temps, il faut lire la critique de l'époque du New York Times pour comprendre l'importance de "Invisible Man" : "no one interested in books by or about American Negroes should miss it". Consternant. Simplement un grand livre, mais un premier roman, avec des hauts très hauts et pas mal de bas, écrit avec les tripes, duquel on aurait pu enlever une centaine de pages mais qui n'en marque pas moins les esprits au fer rouge.
La Loterie (1949)
et autres contes noirs
The Lottery and Other Stories
Sortie : mars 2019 (France). Recueil de nouvelles
livre de Shirley Jackson
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
En voilà un recueil qui remue son lecteur ! Des nouvelles denses et dérangeantes, toutes très réussies et efficaces, dans un genre fantastique où 99% des événements sont vraisemblables mais un petit rien cloche et angoisse le lecteur. Shirley Jackson aurait inspiré Stephen King. On est dans les années 1940 et ses textes créent le malaise dans des cellules habituellement stables : la famille, le couple. Aussi les nouvelles rassemblées dans "La loterie" m'ont avant tout fait penser au "Body Snatchers" de Don Siegel. L'Amérique propre sur elle de Shirley Jackson présente bien et ne laisse pas imaginer les horreurs qu'elle cache en son sein. On apprend à se méfier de tout le monde, les chauffeurs de bus, les vieilles dames, les sympathiques villageois, le mal est partout et rôde. Au point que je me suis demandé s'il y avait là aussi un sous-texte rouge...? Peu importe, l'efficacité de Jackson est simple comme bonjour, elle installe avec patience dans ses phrases un certain doute qui va grandissant et nous empêche progressivement de respirer à notre aise. On se demande si cet homme de famille comme il faut ne serait pas un tueur ou un psychopathe (Hitchcock n'est peut-être pas si loin non plus en fait). Un nouvelle convoque un fantôme, une autre un genre de Jack l'éventreur, la meilleure de toutes un type qui n'arrive pas à rentrer chez lui... Dans toutes les situations, Jackson brille et laisse le lecteur seul, les mains moites et incapable de trouver le sommeil.
Le Pleure-Misère (1941)
An Béal Bocht, no an Milléanach
Sortie : 1941 (Irlande). Roman
livre de Flann O'Brien
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Flann O'Brien en fait des tonnes et des tonnes mais c'est ça qui rend son petit roman irrésistible. C'est tellement absurdement énorme que ça en devient vraiment hilarant, la misère irlandaise dans toute sa superbe. Le froid, la pluie, la famine, tout prête à rire, l'alcoolisme, l'illettrisme, O'Brien se moque avec beaucoup d'amour des siens et grossit le trait comme un étranger n'aurait osé le faire. On se moque de soi-même avec plus de sincérité, cruauté ou justesse que quiconque. Derrière la farce, on sent bien que tout est triste à pleurer mais le texte est trop bien tourné pour qu'on puisse prendre le temps de se morfondre : et déjà la prochaine situation délirante qui pointe le bout de son nez. Une famille qui crève de froid et de faim vit aux milieu des cochons. Comment en partant de là on aboutira à quelques scènes d'anthologie ? Voilà tout le mystère et le talent de Flann O'Brien, la troisième étoile littéraire irlandaise, moins célébré ou connu que Joyce et Beckett mais brillant dans son style à lui.
Le Fusil de chasse (1949)
Ryoju
Sortie : 1963 (France). Recueil de nouvelles
livre de Yasushi Inoué
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Très court roman où trois lettres de femmes éclairent une histoire d'adultère. Si l'amour est le dénominateur commun, le texte reste froid comme le canon de ce fusil de chasse que le mari pointe en direction de sa femme. Dans "Ryoju", les personnages s'aiment davantage qu'ils n'aiment et comme chez Kawabata, les non-dits sont légion et le malsain n'est jamais loin. La force d'Inoué c'est cet intense concentré de sentiments contradictoires en seulement 90 pages parfaitement maîtrisées.
Si c'est un homme (1947)
Se questo è un uomo
Sortie : 1987 (France). Autobiographie & mémoires
livre de Primo Levi
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Récit témoignage devenu indispensable sur la Shoah et la grande déshumanisation à l’œuvre, Primo Levi écrit, comme dans le magnifique « La trêve » ses souvenirs simples et extrêmement émouvants. La vie dans le camp, ce sont les règlements de compte entre détenus, la bassesse, l’impensable tous les jours, pour survivre on piétine son prochain. L’homme est un loup pour l’homme, et si Levi a survécu à Auschwitz, ses cauchemars le hanteront jusque dans les années 1980 et son suicide. Peut-être que les livres et les mots ont aidé, peut-être que la langue ne peut rien contre des souvenirs aussi insupportables.
Le Monde d'hier (1942)
(traduction Serge Niemetz)
Die Welt von Gestern. Erinnerungen eines Europäers
Sortie : 1942. Autobiographie & mémoires
livre de Stefan Zweig
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Autobiographie toute en retrait. Plutôt l'histoire d'une génération ou, oui, d'un monde qui n'est plus ("die Welt von Gestern"). Zweig veut bien se prendre pour sujet quand il s'agit de littérature : les discussions avec Joyce, les rencontres avec Romain Rolland, la première impression que lui fit Rilke etc. Mais quand les enjeux deviennent politique, l'auteur disparaît derrière la violence et la complexité du monde, il traduit ses expériences et sentiments à hauteur d'homme. La modestie de l'ensemble est troublante, son caractère bienveillant peu sembler moins percutant que le texte de Klaus Mann paru dans les mêmes années. Zweig est un passeur, il ne veut ici pas briller, délibérément, jamais tirer la couverture à lui. Il donne envie au lecteur de vivre cet âge d'or. On sent aussi que ce bilan est légèrement amer et dressé par un homme de soixante ans (là où Klaus Mann garde le mordant et la suffisance parfois de sa jeunesse). Mais cette douce nostalgie ne laisse pas imaginer le drame personnel à venir.
Il suffit d'une nuit
Up at the Villa
Sortie : 1941 (France). Roman
livre de Somerset Maugham
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Maugham allie parfaitement le littéraire et le divertissement, ses dialogues sont piquants d'intelligence et toujours vifs, ses personnages superbement troussés en quelques phrases. C'est très court, le pitch est trop gros pour être crédible, mais peu importe, c'est le plaisir de lecture qui emporte tout (même les plus sceptiques, même moi !). Comme dans ses nouvelles qui sont imparables, il saisit le lecteur dès le premier chapitre et ne relâche jamais la délicieuse pression, entre romance, roman policier, exquis cynisme british, calculs mesquins. Maugham aurait été, incognito, un espion du gouvernement pendant une grande partie de sa vie, un John Le Carré avec des lettres, un Graham Greene exotique, je paierais cher pour un dîner avec Somerset Maugham... Il nous reste ses romans, et un sacré paquet. Au boulot !
Premier amour (1945)
Sortie : 1945 (France). Récit
livre de Samuel Beckett
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
On connait l'absurdité drôle, à la Ionesco. Beckett écrit l'absurdité tragique, triste à pleurer, sans queue ni tête d'un homme un peu perdu, un peu fêlé. Court, concis, poignant, même quand le sens est défaillant, peut-être le livre dont Camus rêvait avec son Étranger.
De Caligari à Hitler (1947)
Une histoire psychologique du cinéma allemand
Sortie : 1947 (Allemagne). Essai, Cinéma & télévision
livre de Siegfried Kracauer
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Un livre important sur le cinéma allemand des années 1920 et 1930 jusqu'à la prise de pouvoir des Nazis et leurs films de propagande. La théorie de Kracauer, critique de cinéma à l'époque pour la Frankfurter Zeitung est que chaque film répond en quelque sorte à une demande du public, annonce des tendances, les succès comme les échecs en disent long sur l'état d'esprit du peuple. Donc on peut d'une certaine manière voir ce que les films nous disent du monde à venir, de ce que leurs personnages ou leurs scénarios anticipent. Selon Kracauer et c'est une théorie séduisante, les films de Lubitsch, de Lang, de Robert Wiene bien sûr, de Pabst et les autres parlent plus ou moins d'Hitler, présentent son arrivée, la favorisent parfois sans le savoir. L'étude est très détaillée et intelligente mais avec cette grille de lecture très politique et sociale qui peut aussi réduire certains films à une certaine sociologie en faisant abstraction de la grammaire et de la simple efficacité cinématographique. Les dernières pages sur Goebbels et les films de propagande (dont Riefenstahl) sont aussi remarquables. Une somme d'informations très riche, qui donne envie de se replonger dans tous les films de cette période et qui éclaire cette période historique (disons de 1914 à 1936) sous le prisme des films et de leur réception.