Bibliophilie pas vraiment obsessionnelle — 2016
Résolution 2016 (que je m’empresserai malgré moi de ne pas tenir) : lire plus.
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2015 : www.senscritique.com/liste/Bibliophilie_pas_vraiment_obsessionnelle_2015/912898
6 livres
créée il y a presque 9 ans · modifiée il y a environ 8 ansLe Prince (1532)
(traduction Jacques Gohory)
De Principatibus
Sortie : 1532 (Italie). Essai, Philosophie, Politique & économie
livre de Nicolas Machiavel
Morrinson a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
C'est en lisant un tel livre qu'on se rend compte à quel point certaines notions sont mal connues et à quel point certaines dénominations et/ou connotations sont totalement infondées. Certes, on peut toujours utiliser le terme "machiavélien" plutôt que "machiavélique", mais il n'en reste pas moins que la définition de ce dernier, terme pour le moins largement péjoratif aujourd'hui, fait référence à une forme de perfidie, de traîtrise et de manque de scrupule.
Ce qui est particulièrement étonnant dans ce traité politique, et qui fait que deux camps s'opposent quant à son interprétation, c'est que les conseils (je parlerai plutôt d'une liste de faits avérés, antiques ou contemporains, plutôt que de véritable réflexion ou théorie, mais peu importe) qui sont donnés pour devenir prince et le rester sont entièrement dénués des précautions morales d'usage. C'est en ce sens un traité censé participer à l'"éducation" d'un "prince" très différent de ce qu'on a d'habitude en tête, puisqu'il n'hésite pas à mentionner et recommander des actions peu scrupuleuses (au sens de la morale bien sûr), et c'est un euphémisme. Le propos est assez agréablement illustré par une quantité d'exemples de l'histoire antique mais aussi de l'histoire italienne de l'époque.
La chose la plus surprenante dans la forme, c'est probablement le style très simple et très doux (opposé au fond), sans ambages comme annoncé en préambule. Sans être un tyran ou un apprenti dictateur, on peut éprouver un grand plaisir à la lecture d'une telle édification (le livre fut adressé aux Médicis), le côté pédagogique est aussi amusant qu'agréable à lire.
Bien sûr, le contenu est extrêmement pertinent, comme une synthèse perspicace des stratégies à adopter au 16ème siècle. C'est d'ailleurs une autre source de plaisir : parcourir un monde à la configuration très différente de celui d'aujourd'hui, mais dans lequel les enjeux stratégiques en géopolitique n'étaient pas si différents des nôtres. Sans doute parce que la description sans complaisance des rouages du monde des puissants d'alors est minutieuse et parce que les "princes" n'ont pas tant changé. Certains leviers politiques sont toujours d'actualité. On a vraiment l'impression que Machiavel met en lumière une partie cachée des mœurs de domination de son époque, en rupture totale avec la conception politique qui faisait référence. La politique réaliste, telle qu'elle est, sans aucune illusion, sans fard, loin des bons sentiments et des théories normatives.
Les Bienveillantes (2006)
Sortie : 13 septembre 2006. Roman
livre de Jonathan Littell
Morrinson a mis 6/10 et a écrit une critique.
Annotation :
L'histoire d'un personnage fictif, Maximilien Aue, pour illustrer la Seconde Guerre mondiale de l'intérieur. Une chronologie morbide des événements du front Est principalement, avec les massacres des fosses communes en 1941, la bataille de Stalingrad en 1942-43 (dont il sort vivant, miraculeusement, une balle lui ayant traversé la tête), les camps de concentration et la chute de Berlin en 1945.
C'est un rapport complexe à la réalité, car d'un côté le contenu historique est immense, la qualité de la documentation évidente, mais le protagoniste cumule tellement de tares et de vices qu'il contredit quelque part les thèses de Christopher Browning sur les "hommes ordinaires". Des obsessions sexuelles hors du commun, partagées entre l'inceste avec sa sœur jumelle Una et ses pulsions homosexuelles (pas franchement avouables quand on fait carrière chez les SS).
De plus, le style est parfois très lourd, les comparaisons franchement racoleuse, l'horreur en dehors de la guerre trop apparente. L'auteur veut nous empêcher de prendre de la distance et nous faire vivre, littéralement, l'engagement nazi de Max pour le peuple allemand (des Einsatzgruppen au rang de SS-Obersturmbannführer). Il y a en tous cas des passages descriptifs assez pénibles à lire, quand ils ne servent qu'à adjoindre à l'horreur de l'Histoire celle de son personnage. Par contre, les passages comme celui où il est victime d'un délire total dans l'ancienne maison de sa sœur en Poméranie, pure hallucination participant à créer une ambiance loufoque autonome, ne souffrent pas de ce fâcheux parallèle.
Les élucubrations philosophiques pour relier les théories de Hobbes aux idéaux nationaux-socialistes, autour des thèmes liés à l'état de nature et au contrat social, sont assez pénibles à lire. Des passages très longs, sans temps mort, confus, jouant sur plusieurs tableaux (le premier d'entre eux étant l'illustration de la folie mental de Aue, je suppose) qui ne me sont pas apparus comme très pertinent. Les réflexions sur le bien, le mal, la notion d'inhumain et de nécessité ("aveugle et cruelle chez les Grecs") semblent bien limitées et peu intéressantes en dehors du récit.
↑ (suite) ↓
Les bienveillantes de Jonathan Littell
Fiche de lecture
Sortie : 22 avril 2014 (France).
livre de Graulich T
Annotation :
↑ (suite) ↓
D'un côté il assume cet épisode, sans désarroi moral, et de l'autre il somatise, avec vomissements et diarrhées décrits avec minutie. Quelque part, on peut voir dans la figure des deux policiers Clemens et Weser, qui le poursuivront inlassablement dans l'enquête du meurtre de sa mère, une forme d'expression de sa conscience qui le torture. Une trame qui rappelle le rôle du major Grau dans "La Nuit des généraux" d’Anatole Litvak : un crime pendant la guerre.
Un des buts du roman est de le faire passer pour un "gentil" (parmi les "méchants"), notamment à travers son rôle actif dans la gestion de la "capacité productive" du "réservoir humain" que constituent les prisonniers juifs. Il veut les faire travailler plutôt que de les tuer, et donc bien les alimenter. Comme s'il se dégageait de ce ton neutre, en traitant la force de travail juive comme n'importe quelle autre force de travail, une forme d'objectivité positive. Tout cela ne l'empêche pas de terminer sur une dernière horreur, en assassinant son meilleur ami, qui lui aura sauvé la vie à de nombreuses reprises, afin de sortir de cette guerre muni des papiers d’un Français du STO.
Les intersections avec l'Histoire vraie sont nombreuses, mais les mille pages du livres permettent de les espacer dans le temps. Le passage en France, où il rencontre Robert Brasillach et le milieu de l'extrême droite d'alors, ets glaçant. Max sera amené à cotoyer les plus hauts respondables nazis, le Reichsführer Heinrich Himmler, le responsable de la logistique de la "solution finale" (Endlösung) Adolf Eichmann, et Adolf Hitler lui-même (à qui il pincera le nez... hum).
Au cœur des ténèbres (1899)
(traduction Jean Deurbergue)
Heart of Darkness
Sortie : 1902 (France). Nouvelle
livre de Joseph Conrad
Morrinson a mis 7/10.
Annotation :
J'ai probablement été victime du syndrome "les grandes attentes ne peuvent être que déçues", à mon plus grand regret, même si d'un point de vue plus objectif, on a affaire à un court roman assez unique. Peut-être est-ce la traduction (mais j'en doute étant donné que Conrad a d'abord appris le Français avant de partir au Royaume-Uni), mais du point de vue du style, quelques incongruités m'ont surpris.
À commencer par le fait que l'histoire n'est pas directement racontée par le personnage principal, une brève introduction s'interposant entre le début de la nouvelle et le récit de Marlow. L'intérêt doit probablement tenir au fait qu'on écoute l'histoire comme les personnages, mais cela ne m'a pas paru d'une efficacité évidente. Reste que son expérience coloniale et sa vision de découverte du continent africain sont mémorables. Un éloignement géographique, à mesure qu'il remontera le fleuve Congo vers le mystérieux Kurtz (que je me suis imaginé avec la tête de Marlon Brando, bien sûr), qui se mue peu à peu en un éloignement moral de la "civilisation", à mesure qu'il s'enfonce dans la jungle peuplée d'esprits sauvages et primitifs. Une progression intrigante autant que menaçante.
On a forcément en tête les images d'Apocalypse Now de Coppola (transposé durant la guerre du Viêt Nam) et d'Aguirre, la colère de Dieu, de Herzog (transposée dans l'Amérique latine des conquistadors). Et il y a des chances que ces images aient parasité ma propre lecture, m'empêchant de pleinement déployer mon imagination. Mais la construction minutieuse du personnage de Kurtz, cette aura qui l'entoure avant de le rencontrer, est excellente. C'est le point fort du livre, avec le personnage de la nature entre le fleuve et la forêt mystérieuse. Une atmosphère aussi étrange et inquiétante dès son arrivée en Afrique, avec des navires qui bombarde la jungle à l'aveugle, des constructions inutiles, et toutes sortes d'activités illusoires. Le chaos commence en réalité très vite dans l'histoire.
L'Homme qui mit fin à l’histoire (2011)
The Man Who Ended History: A Documentary
Sortie : 25 août 2016 (France). Roman
livre de Ken Liu
Morrinson a mis 8/10.
Annotation :
C'est probablement le genre de livre de science-fiction que je préfère : une thématique bien ancrée dans le genre, comme par exemple ici le voyage dans le temps, mais qui sert un propos tout à fait différent, qui ne se contente pas de décrire un univers bigarré et ses codes. Ken Liu questionne ici l'Histoire, la notion de vérité, de témoignage, et de pardon. Et il le fait à mon sens très bien, de manière très concise qui plus est.
Le livre se focalise sur les atrocités commises par l’Unité 731, un groupe de soldats japonais qui se sont livrés à des expériences sur des cobayes chinois durant l’occupation japonaise (1932-1945). Dans un secret encore aujourd'hui bien présent, les expérimentations visaient, entre autre, le développement d’armes chimiques et le perfectionnement de la technique médicale, notamment en chirurgie. Mais Ken Liu ne verse pas dans le putassier, il ne se complaît pas dans la description de l'horreur : au contraire, de tels passages sont bien présents, mais de manière extrêmement parcimonieuse. Il est bien plus question du silence coupable d'hier et d'aujourd'hui, de la mauvaise foi et de l'aveuglement qui gangrènent les sociétés contemporaines. Jusqu'aux États-Unis, qui ont à l'époque bénéficié des connaissances ainsi acquises, sur le mode du transfert de compétences, en offrant un traitement de faveur aux officiers en question à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le principe de la machine (dont j'ai oublié le nom) qui permet d'explorer le passé par petits bouts, à l'aide de particules dites de Bohm-Kirino se basant sur une théorie pas inintéressante de la propagation de la lumière (le passé évolue vers l'infini de la galaxie par sphères concentriques), est comparé à l'archéologie ancienne. La mesure d'un milieu détruit ce même milieu. La question de la nécessité du témoignage se pose alors en termes originaux et stimulants. Si je ne suis pas entièrement convaincu par la forme (notamment le style faussement "documentaire"), les réflexions qui émergent de ce livre valent clairement la détour.
Victoire (1915)
Victory
Sortie : 1915. Roman
livre de Joseph Conrad
Morrinson a mis 6/10.
Annotation :
Je crois bien être au mieux insensible, au pire réticent au style de Joseph Conrad. Il m'est souvent arrivé au cours de la lecture de ce "Victoire" de bloquer sur certaines formulations descriptives, de les relire plusieurs fois et de les trouver fondamentalement absconses, inélégantes, indigestes. Est-ce la faute à la traduction ou bien au matériau d'origine, je ne saurais dire, mais je pencherais plutôt pour la seconde option étant donné que cela m'était déjà arrivé avec "Au cœur des ténèbres".
Pour le reste, le contenu du récit recèle un charme certain, vénéneux, noir. Un récit de rencontres contrastées, dont les chocs et les dommages collatéraux sont anticipés très longtemps à l'avance, faisant ainsi monter une tension anxiogène salement efficace. La description de l'univers (au-delà des éléments de langage qui me rebutent à titre personnel, donc) est poisseuse à souhait, un monde en plein déliquescence avec tous les opportunistes que cela génère et entretient. C'est une forme de chaos qui se structure dans les restes d'humanité qui semblent parsemés dans une grande région située autour d'une île tropicale indonésienne : le titre du roman est dans cette perspective un beau paradoxe. La folie en germes dans les trois personnages maléfiques (Mr. Jones, Martin Ricardo, et le serviteur bourru Pedro) est toujours sous-jacente mais bien présente, menaçante, annonçant le carnage à venir. La folie des uns se heurtant à l'amour des autres, consacré par le couple Lena / Heyst durant un moment. Et tout au long du récit, ce sentiment tenace que toutes les actions des personnages portent en elles les éléments constitutifs de sa destruction.
Dommage, donc, car avec un peu plus de style (pour ma petite personne), cet univers semi-apocalyptique aurait pu avoir une ampleur incroyable.