Carnets
47 BD
créée il y a environ 2 ans · modifiée il y a 7 moisLa Route (2024)
Sortie : 29 mars 2024.
BD franco-belge de Manu Larcenet
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Manu Larcenet laisse rarement indifférent, entre des séries douces-amères (dans la veine du Retour à la Terre) et d'autres qui flirtent avec l'abîme (je pense à Blast, notamment). En prenant comme source d'inspiration le roman de Cormac McCarty, on pouvait se douter, avant même d'ouvrir la bande dessinée, de la noirceur qui allait imprégner les pages. Ça n'a pas manqué. Mes souvenirs du roman sont trop lointains pour que je puisse distinguer les détails qui restent fidèles à l'oeuvre d'origine, ou au contraire les prises de liberté. Mais dans l'ensemble l'atmosphère porte cette même signature, ce goût de cendres, une ambiance d'horreur tâchée de solitude et d'abandon. Un père et son fils arpentent un monde sans fin, balloté entre la faim qui tenaille et la peur des mauvaises rencontres. Le dessin écorché de Larcenet sied à merveille au récit. La palette proche du monochrome, les paysages à peine esquissés, noyés de brume, hantés par les morts. L'adaptation m'a fait une bonne impression en gros, un essai qui ravira les fans du romancier autant que ceux du dessinateur.
(Avril 2024)
Le Rite (2022)
Sortie : 12 avril 2022.
BD de Amaury Bündgen
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
Le Rite, sorti en France courant 2022, est la seconde BD que je découvre d'Amaury Bündgen. J'avais été charmé en 2021 par Ion Mud, récit du même auteur dont l'univers s'approchait alors de Blame!. Ici, exit la science-fiction et les vaisseaux labyrinthiques. On suit l'histoire d'un homme de foi doté de pouvoirs psychiques. Dans un monde où les centaures et les créatures fantastiques peuplent les contrées, Le Rite prend le temps de dérouler des enjeux politiques autour du massacre d'un peuple et l'invasion de ses terres. Le fameux prêtre va initier un rituel en vue de venger les siens, étant l'un des rares survivants de sa lignée. A coup de flashbacks et de mises en contextes, la bande dessinée nous embarque dans un passé sanglant qui explique les motifs et les raisons du conflit. Le décor fantastique ne sert que d'habillage à une histoire sordide qui pourrait très bien se refléter dans notre réalité. En ce sens l'immersion est réussie, et le graphisme en noir et blanc s'avère extrèmement lisible et agréable à suivre. Sans être particulièrement innovant, la variété des agencements et des mises en page ne démérite pas. Que du positif ? Et bien non, il faut avouer que les longues explications de ce one-shot cassent complètement le rythme et l'action de l'aventure. On reste sur notre faim en refermant la bande dessinée, un équilibre qui avait été mieux négocié avec Ion Mud, et qui ici fait cruellement défaut à l'auteur. Toutefois, en variant ses universavec audace et en affichant toujours autant de qualité au dessin, je continuerai à suivre avec plaisir Amaury Bündgen, de toute évidence un beau potentiel pour la suite de sa carrière.
(Mars 2023)
Notes pour une histoire de guerre (2005)
Sortie : 1 janvier 2005 (France).
BD (divers) de Gianni Alfonso (Gipi)
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Je commence à réellement apprécier le trait de Gipi. Après S. et La Terre des Fils, je retrouve avec Notes pour une Histoire de Guerre cette même empreinte visuelle, comme un graphisme à fleur de peau. On découvre dans cet opus un splendide travail à l'aquarelle, avec mention spéciale pour les passages oniriques. La finesse du dessin s'exprime pleinement dans ce magnifique bleu sombre. Le récit se scinde en 3 parties. On nous présente d'abord un trio d'adolescentes qui survivent comme ils peuvent dans un contexte de guerre. Puis avec les aléas des rencontres, un des compères va prendre le rôle de leader, s'inspirant d'un autre caïd du coin. Le conflit armé dont on ne sait rien, et qui a déjà fait des ravages, transforme les garçons, les endurcit pour le meilleur et pour le pire. Il est intéressant d'observer, dans cette seconde partie, la mutation chez les garçons, fascinés par l'environnement qui les entoure, malgré le danger. Ils n'ont d'ailleurs pas toujours conscience de la mort, du risque du quotidien. Dans une 3ème et dernière partie, l'aventure se termine dans l'incompréhension, le secret révélé autour de cauchemars récurrents et le retour à une vie normale bouclent le scénario, enfin en apparence du moins. Peut-on vraiment refermer des chapitres aussi traumatisants... A noter que l'ouvrage m'a beaucoup fait penser à une autre bande dessinée, sortie bien plus tard en 2017, Le Chemin des Egarés. On y retrouve cette ambiance d'errance et de désolation pour de jeunes personnes livrées à elles-mêmes qui tentent de fuir la guerre. Les motifs ne sont pas tous pareils, mais les teintes choisies, les perspectives floues, l'amitié qui survit à l'horreur, la solitude qui irrigue le récit, il y a un peu de ça dans les deux univers. Bref, encore une sacrée claque de la part de Gipi, toute en pudeur et en simplicité. Un dernier petit mot sur la préface touchante de l'auteur. Il y fait écho à la disparition de son père et au contexte de sortie de l'album, qu'il conclura ainsi :
« Christian, le P'tit Killer, Giuliano. Ils sont toujours là, eux, toujours en suspens vers le final. Ils s'en foutent de moi et de mes changements, de l'adjectif petit, des gens qui retournent leur veste, de mon endurcissement avec l'âge. Ils tentent de fuir une guerre. Ils veulent trouver à manger. Se faire un nom. Trouver une maison. Ils le feront pour toujours. Ils sont meilleurs que moi. »
(Janvier 2022)
Star Wars, Le Cycle de Thrawn : Intégrale (2010)
Star Wars: The Thrawn Trilogy
Sortie : 20 juin 2012 (France).
Comics de Mike Baron, Edvin Biukovic, Terry Dodson, Frédéric Blanchard (Fred Blanchard) et Olivier Vatine
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Le cycle de Thrawn, en bande dessinée, imagine la suite de la trilogie Star Wars d'origine de Georges Lucas. Le scénario débute à la fin du Retour du Jedi, alors que l'Empire est vaincu. Composé de trois tomes regroupés en intégrale, on devine dès les premières pages ce qui va être le sel de l'aventure, à savoir l'écriture. Au delà des clins d'oeil évidents à la saga, qu'il s'agisse des personnages emblématiques, des lieux comme la cité des nuages, des affrontements au sabre ou des manoeuvres de croiseurs ; on découvre de multiples enjeux captivants. On appréciera par exemple toute la solitude de Luke suite à la disparition de Ben et de son père. La mort de Jabbah va aussi laisser place à de nouvelles figures de la contrebande. Han et Leïa attendent des jumeaux qui compliquent la donne, et l'Empire en déroute a laissé la Rébellion, en proie à des conflits intérieurs d'ordre politique.
A cela viennent s'ajouter d'autres éléments qui participeront à l'attrait du comic, comme une flotte fantôme de l'empire appelée Katana, mystérieusement disparue et dont les vaisseaux sont retrouvés inhabités. Un maître Jedi nommé C'Baoth, dont l'inclinaison restera incertaine, ainsi que de nouvelles créatures permettant occasionnellement d'inhiber les pouvoirs des Jedis à proximité, vont bouleverser l'échiquier en présence. Enfin un peuple servile, les Noghri, offrira une chance à la Résistance de lutter contre un des derniers maîtres de guerre de l'empire, le fameux Thrawn. Cet amiral déchu est le personnage majeur de l'aventure, un stratège hors pair et charismatique investi des pires intentions. Un dernier mot sur Mara Jade, un autre personnage trouble qui croisera la route de Luke, pour le meilleur et pour le pire.
Bref il y a de quoi faire, toutefois tout n'est pas rose. Déjà le rythme et la narration accusent certaines longueurs lorsque les enjeux politiques de la rébellion s'étirent sur de longues pages avec peu de réel impact sur l'intrigue. Autre soucis, le graphisme est vraiment inégal, et rarement réussi. Si vous vous lancez dans l'aventure, ne le faites pas pour le dessin mais bien pour l'écriture. En résumé, des choses intéressantes à trouver dans ce cycle, notamment autour de la survivance de l'ordre Jedi, mais surtout un scénario d'une richesse incroyable qui aurait fourni une trame bien plus passionnante que ce à quoi on a pu assister avec les films des épisodes 7, 8 et 9. Quel gâchis quand j'y repense...
(Novembre 2021)
Star Wars : Infinities, Intégrale (2018)
Star Wars - Infinities
Sortie : 3 octobre 2018 (France).
Comics
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Cette intégrale de Star Wars Infinities reprend la logique des univers alternatifs, dévoilant trois scénarios inédits creusés dans le sillon de la trilogie d'origine, de Georges Lucas. Et si, lors de la bataille finale d'Un Nouvel Espoir, les torpilles de Luke avaient échoué à détruire l'étoile noire, et que Leia, de désespoir, avait sombré du côté obscur ? Et si Han Solo, lors de l'Empire Contre-Attaque, était arrivé trop tard pour sauver Luke du grand froid, ce dernier périssant dans ses bras, et que Leia avait suivi à sa place son entrainement de jedi ? Et si Han n'avait pu être délivré des griffes de Jabba dans le Retour du Jedi, redistribuant les cartes du chapitre final ? Les enjeux, sur le papier, ont de quoi éveiller la curiosité de tout bon fan de Star Wars.
Le premier des trois scénarios se laisse suivre avec plaisir, il faut bien l'admettre, mais l'intérêt décroit avec les deux suivants. De manière générale, cette version alternative de la Guerre des Etoiles souffre de nombreuses défauts. Problème de rythme, où les révélations se bousculent sans prendre le temps de donner une respiration au récit. Problème de graphisme car les visages des personnages sont méconnaissables d'une page à l'autre, et le dessin très inégal n'aide en rien le lecteur. Problème d'identité enfin, ces axes dits Infinities se démarquant trop peu de leur ligne d'origine, ne faisant que singer les scènes iconiques de la saga sans jamais prendre de risque, sans jamais bouleverser tant que ça les enjeux de départ. Restent quelques passages jouissifs, un Dark Vador en proie à ses démons, un Yoda à la tête d'un baroud d'honneur épique, un affrontement entre frère et soeur jedis, mais pas de quoi s'extasier pendant des heures.
(Octobre 2021)
Ayako (1972)
Sortie : 25 janvier 1972.
Manga de Osamu Tezuka
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Ayako est une oeuvre majeure d'Osamu Tezuka, dont je n'avais lu que Bouddha et Sous notre Atmosphère. Publiée en 1972, le manga se présente sous un graphisme simple et, quelque part, trompeur, dévoilant un scénario d'une rare maturité. Le récit s'étale sur plusieurs générations d'une famille névrosée et incestueuse. L'action prend place dans un Japon d'après guerre où le pays vit difficilement l'ingérence des Etats-Unis dans ses affaires internes. Le clan Tengé, auquel on s'intéressera au fil des pages, va essuyer de lourds sacrifices pour maintenir son assise en tant que propriétaire terrien. Au sein du clan, de nombreuses figures se démarquent, toutes plus abimées les unes que les autres. Des enfants aux jeunes adultes en passant par les oncles et les grands parents, tous vont révéler leur part sombre au fil du récit. A ce titre, Tezuka réussit le tour de force de peindre des personnages à la fois répréhensibles dans leurs actes et profondément humains. Chacun dévoile ses faiblesses, avec des penchants qui parfois empoisonnent la famille.
Un personnage se détache de la cruauté ambiante par sa pureté. Ayako, centre des intrigues et des machinations, est l'âme damnée du clan Tengé, condamnée à vivre cloitrée à l'abri des regards. La petite va grandir recluse pour cacher les erreurs de ses aînés, "morte" au sens administratif du terme. Ayako est la Caddy de Tezuka, elle me rappelle l'amour de Faulkner pour ce personnage dans le roman Le Bruit et la Fureur. Il y a comme des correspondances entre ces deux oeuvres, des ponts qui s'établissent entre les personnages. Ne serait-ce que les relations de haine et d'inceste qui se rejoignent, ou les thèmes du secret et de la honte. Ici point de bruit ou de fureur, ce serait plutôt un silence assourdissant, et la peur du regard des autres. Il y a les mêmes sentiments destructeurs, les mêmes haines fratricides, mais ici tout est abrité, enseveli, caché dans une culture de l'ombre et des apparences. Tezuka fait des merveilles je dois dire, contrastant comme à son habitude l'horreur de l'histoire avec un graphisme accessible et épuré. La narration est maitrisée de bout en bout, on ne s'ennuie pas une seconde. Un chef d'oeuvre, mais d'une noirceur absolue.
(Mars 2021)
S. (2006)
Sortie : novembre 2006 (France).
BD de Gianni Alfonso (Gipi)
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
La Terre des Fils, de Gipi, m'avait séduit malgré un graphisme brute et un univers particulièrement sombre. Avec S. j'ai essuyé un déluge de bombes à l'aquarelle. Les pages nous submergent de souvenirs entremêlés, de fragments épars de bonheurs et de souffrances. La chronologie, malgré les saccades et les allers-retours, trouve ici une finesse incroyable dans le lien familial qui se dévoile. Cette sensibilité se décline à l'aune des personnages marqués par la guerre, et leurs enfants, insouciants des horreurs qu'ont vécues leurs parents. Le dessin de Gipi est simple, il paraît brouillon en apparence, mais finalement ce trait contraste avec le tragique de l'histoire qui nous est contée (on découvre un village décimé par les bombardements, dès l'introduction). La nuance entre l'épure du graphisme et l'âpreté du récit est parfaitement dosée, comme une peinture aux teintes pastel qui viendrait adoucir des thèmes plus cruels. Le texte, en marge des cadres, prend des allures de monologue intérieur. L'expérience a quelque chose de vibrant, de durable, malgré la brièveté de la bande dessinée. Semble-t-il S. est une oeuvre autobiographique où le personnage évoqué par le titre représente le père du dessinateur. Pour l'illustrer ainsi, il devait lui vouer une sacrée admiration. Au final, la Terre des Fils et de S. m'ont donné envie de creuser plus loin les autres travaux de Gipi, comme Notes pour une Histoire de Guerre, ou Extérieur Nuit. Suite au prochain voyage.
« La maison de la fiancée de S. n'existe plus. La cousine enceinte a été tuée. La mère de la fiancée de S. est gravement blessée. Elle est secourue. Emmenée à l'hôpital. Mais où est le cheminot ? On ne le trouve pas. Dans la confusion, dans les hurlements, dans la poussière, personne ne sait où il est. La fiancée de S. est couverte de poussière. Elle n'est pas blessée. Elle n'a rien. Juste la pointe d'un coude écorchée et un principe de haine envers le monde entier qui pourrait ne jamais guérir. »
(Février 2021)
La Terre des Fils (2017)
Sortie : 9 mars 2017 (France).
BD (divers) de Gianni Alfonso (Gipi)
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
La Terre des Fils, sorti en 2017, est mon premier contact avec Gipi. Aux premières pages, le trait rugueux et le ton monochrome ne m'ont pas convaincu plus que ça, et il a fallu que je creuse pour apprécier l'univers graphique si particulier de l'auteur. La bande dessinée nous embarque dans un monde post-apocalyptique à une époque indéfinie. On suit les traces d'un père et de ses deux fils dans la routine du quotidien et de la survie. La complexité du lien qui les unit est la première chose qui m'a séduit, la complicité des frères, le rapport difficile entre le père protecteur et les grands qui ont soif d'émancipation. En matière de décors, l'épure du dessin prolonge efficacement l'effet de désolation du paysage, riche d'îlots et de marécages. Pas besoin d'en faire des tonnes. Mais qu'on ne s'y trompe pas, la toile de fin du monde, malgré ses gimmicks cannibales et violents, sert un propos plus intéressant que celui de la "simple survie". Le thème fort est plutôt la préservation du savoir et du respect de la vie, à l'instar du roman La Route de McCarthy. Faire l'impasse sur certains repères permet de se concentrer sur l'essentiel, et ça marche finalement aussi bien en bande dessinée qu'en littérature. Dans cette idée de sauvegarder la connaissance, Gipi imagine un cahier griffonné chaque soir par le père, mais dont les enfants ne peuvent déchiffrer les mots. Lorsque les fils se retrouvent seuls, dénicher une personne qui saura leur traduire le journal devient une quête de premier ordre, qui méritera d'affronter tous les dangers. Dans un univers chaotique proche de l'extinction, la transmission du savoir se révèle aussi importante que la recherche de ressources ou de nourriture. Au terme du voyage, on finit par s'attacher au crayonné et à la poésie de l'histoire malgré son caractère sordide. Chapeau l'artiste, ce n'était pas gagné.
« Sur les causes et les motifs qui menèrent à la fin, on aurait pu écrire des chapitres entiers dans les livres d'histoire. Mais après la fin, aucun livre ne fut plus écrit. »
(Février 2021)
Ion Mud (2021)
Sortie : 20 janvier 2021.
BD franco-belge de Amaury Bündgen
Adagio a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Sorti en 2021, Ion Mud puise son inspiration première chez Nihei et son oeuvre Blame!. De la splendide page de couverture au visuel cyclopéen en noir et blanc, de l'atmosphère futuriste à la profonde solitude qui imprègne le voyage. L'histoire s'attarde sur un personnage nommé Lupo et nous plonge dans un gigantesque vaisseau spatial qui semble abandonné depuis des siècles. Les couloirs du vaisseau constituent un vaste labyrinthe peuplé de créatures hostiles et de drones qui mènent, entre eux, une guerre sans merci. Les rares groupes d'humains encore en vie semblent avoir régresser au point d'ignorer le fonctionnement et les technologies du navire, et pour ne rien arranger, une maladie mortelle contamine peu à peu les survivants. Lupo va donc essayer de retrouver ses proches dont il a perdu la trace depuis des décennies, mais qui semblent parfois lui fournir une aide à distance, à travers l'ouverture de portes ou le mouvement de caméras. En chemin Lupo va faire des rencontres plus ou moins chaleureuses, qui alternent avec de courts flashbacks. La background, quoique mince, saura trouver son public chez les amateurs de SF dans un cadre plus accessible que celui de Blame!. La force de la bande dessinée réside toutefois dans son graphisme, en particulier les décors aux architectures impossibles qui profitent pleinement des doubles pages et du grand format pour exprimer leur plein potentiel. Une bonne surprise venant d'un auteur pour ma part inconnu au bataillon, nommé Amaury Bündgen. Ion Mud étant un one-shot, je suis curieux de découvrir ses futurs projets, il y a matière à faire quelque chose de top mais il lui faudra trouver une vraie originalité, savoir se départir de ses sources d'inspiration trop évidentes.
(Février 2021)
Le Collectionneur (2010)
Sortie : 3 décembre 2010.
BD (divers) de Sergio Toppi
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Le Collectionneur, de Sergio Toppi, regroupe cinq tomes parus en France entre 1998 et 2006. Ces épisodes suivent les aventures d'un aventurier solitaire, un as de la gâchette raisonnablement fou et addict aux mystères. On retrouve pour les connaisseurs le style marquant de Sergio Toppi, tout en strates et en textures ciselées. La couche surréaliste est ici moins présente que dans Sharaz-de, qui paraîtra peu de temps après en France. L'ensemble est certes homogène, mais les décors restent classiques et les personnages se détachent rarement, voire sont difficilement reconnaissables entre les chapitres. La trame également n'a pas le même panache, les twists sont parfois malvenus. Bref on est vraiment dans une saga où le talent peine à se faire entendre. Ou peut-être que Sharaz-de a seulement poussé mes attentes trop loin, et ce que je lis de ce dessinateur, désormais, est voué à une cruelle comparaison. En tout cas la bande dessinée ne m'a pas marqué plus que ça, et ce personnage du collectionneur, pseudo dandy / cow-boy / milliardaire intello, manque de charisme pour me donner envie d'y retourner. Alors, au moins, il y a cette notion de métissage culturel, et les intrigues nous emmènent aux quatre coins du monde, mais diable, avec un tel talent au dessin il y avait matière à faire une série plus accrocheuse en terme d'écriture et de narration, avec des dénouements mieux travaillés. Eviter, par exemple, de ne nous mener grossièrement par sur une incantation vaudou là où un cow-boy/magicien rapetisse son interlocuteur comme un lilliputien. C'est le genre de facilité qui me fait décrocher de ma lecture, malheureusement, en dépit du talent du dessinateur. Avis mitigé, donc.
« Les chemins de la vie sont infinis. Ils se rencontrent, se séparent, se croisent à nouveau, certains finissent, d'autres continuent... »
(Janvier 2021)
Sharaz-de (2000)
Sortie : septembre 2000 (France).
BD de Sergio Toppi
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Sharaz-de propose l'adaptation en bande dessinée d'une partie des Mille et Une Nuits. Sergio Toppi, l'auteur, a débuté ce travail en 1979 pour une 1ère moitié (pubiée à l'époque dans la revue italienne Linus) et l'a achevé en 2005 pour l'autre moitié, à la demande de son éditeur. On y découvre l'imaginaire de Shéhérazade (ou Sharaz-de) qui, à l'instar du récit d'origine, propose au sultan une nouvelle histoire chaque nuit afin de le tenir en éveil et d'échapper à la mort. Pour rappel, le roi de Perse, suite à l'infidélité de sa compagne, a décidé de passer chaque soir avec une nouvelle femme avant de la tuer au petit matin. Fait intéressant, Shéhérazade choisit elle-même de trouver le sultan, se jetant ainsi dans la gueule du loup, comme pour aller au devant du destin. Cette morale du "tel est pris qui croyait prendre", se reflète dans la fable de la diseuse d'histoires comme dans les récits qu'elle nous conte, mis en image par le talent de Sergio Toppi. On retrouve la représentation classique des dieux et des hommes, des mauvais génies et des êtres lâches ou courageux. Quelque soit le contexte, la conclusion finit toujours par surprendre celui qui semblait être si sûr de son pouvoir, ou de son emprise sur la situation. Sans avoir lu l'ouvrage d'origine, je ne pourrai pas juger des détails qui s'en rapprochent ou s'en éloignent, mais la narration, entre morale piquante et poésie, est plutôt agréable, découpée en de courts segments isolés les uns des autres. Visuellement, c'est là que l'oeuvre se démarque le plus. Le trait de Toppi traduit les rendus en une infinité de couches et de strates qui donnent une texture et une consistance incroyable aux personnages et aux décors. Dans une touche presque surréaliste, parfois décors et personnages se diluent et se prolongent. Une atmosphère onirique étend la nature du récit lui-même. Du grand art. La plupart des dessins sont en noir et blanc, mais lorsque les couleurs s'invitent, le résultat est tout aussi impressionnant. Une superbe découverte.
« Ô mon seigneur, je vois que tu congédies sans cérémonie les sages qui t'entouraient. Ils s'en vont le visage sombre, déçus dans leur espérance d'une généreuse rétribution. Ta soif d'apprendre s'est-elle éteinte d'un coup ? Ou bien mon récit t'aurait-il déplu ? S'il en est ainsi, pardonne-moi, je ne t'importunerai plus avec mes histoires... car l'aube est proche et au lever du jour je devrai mourir. »
(Janvier 2021)
New York Trilogie : L'Intégrale (2011)
Sortie : 4 mai 2011 (France).
Comics de Will Eisner
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Dans les années 80-90, en parallèle de la trilogie du Bronx, Will Eisner s'intéresse à New York, transposant une nouvelle fois l'univers urbain en bande dessinée. Dans cette seconde trilogie regroupant La Ville, L'Immeuble et les Gens, l'auteur américain soumet une vision singulière de sa ville natale, où les bouches à incendie, les fenêtres, les perrons, les moindres grilles d'aération sont les organes vivants d'un même écosystème. Tous ont une histoire, des cicatrices, des souvenirs, le tout superbement conté sous le trait plein de tendresse et de malice du dessinateur. Une oeuvre touchante en somme, et pourtant loin de faire dans la sensiblerie car les scènes qui nous sont décrites expriment tout à la fois la beauté des petites joies du quotidien comme la banalité de la souffrance et de la solitude. Les trois parties de la trilogie sont bien différentes mais se complètent intelligemment. La Ville dépeint les reliefs récurrents de New York, déclinés en épisodes de quelques cases à peine. L'Immeuble prend une tournure plus fantastique avec des spectres qui hantent les building et les gratte-ciels. Enfin Les Gens s'attarde sur des tranches de vie à la fois drôles et tragiques. Entre les deux trilogie du Bronx et de New York, Will Eisner est une sacrée révélation pour moi, peut-être cache-t-il encore d'autres chefs d'oeuvre dans son parcours. A suivre.
« A mesure que j'ai vieilli et engrangé des souvenirs, je suis devenu plus sensible à la disparition des gens et des repères géographiques. Ce qui me perturbait le plus, c'était la destruction impitoyable des immeubles. J'avais le sentiment que, quelque part, ils avaient une âme. Je sais maintenant que ces structures, incrustées de rires et tachées de larmes, sont plus que des édifices sans vie. Il n’est pas possible qu’ayant fait partie de la vie, ils n’aient pas, d’une façon ou d’une autre, absorbé les radiations émises par l’interaction humaine. Et je me demande ce qu'il reste quand un immeuble est abattu. »
(Janvier 2021)
La Trilogie du Bronx, intégrale (2020)
Sortie : 15 janvier 2020 (France).
BD de Will Eisner
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
La trilogie du Bronx, composée du Pacte avec Dieu, de Jacob Cafard et de Dropsie Avenue, est une série en noir et blanc parue entre les années 70 et 90. C'est ma première approche avec le fameux Will Eisner que l'on m'a tant recommandé. Globalement, le visuel est fantastique, dans un style sombre et grotesque gorgé d'humour et de mélancolie. On y découvre un immeuble à la dérive noyé dans un océan urbain, tel que le décrirait Will Eisner. Ici habite une communauté modeste qui vivote dans la précarité et l'indifférence d'une banlieue américaine. Quatre histoires constituent Un Pacte avec Dieu, première partie de cette trilogie. Peut-être la plus touchante à mes yeux, avec l'histoire d'un concierge aux moeurs malheureux, ou celle d'un chanteur de rue qui s'abandonne. Un autre récit s'attarde sur un type sans histoires qui au détour de sa vie voit sa fille lui être arrachée. Rage, bouleversement, rancoeur envers Dieu. Eisner lève ici le voile sur sa propre souffrance auquel le récit fait écho, dans un style touchant.
Le graphisme donne un effet de densité aux ombres et aux lumières, en plus de faire vivre les formes des cases et des textes au rythme de ce que l'histoire nous raconte. Très réussi. Et plus on progresse au fil des histoires, plus le trait gagne en audace et en assurance. La narration ne souffre, elle, d'aucune faille, du tout bon vraiment. On enchaîne donc les récits avec Dropsie Avenue et Jacob le Cafard. Ce dernier, dans ses aventures grand guignolesques, prend des allures de clown triste. Sa vie est un grand huit qui, malgré l'espoir d'une lente ascension, ne pourra terminer son chemin qu'en s'écrasant prestement, selon la loi de la gravité. J'ai aimé, au delà du dessin, cette absence de manichéisme dans l'écriture des personnages. Leur caractère est tout en relief, comme leur silhouette. On sent une véritable tendresse de la part de Eisner pour ces figures abimées par la vie. C'est beau, pas grand chose d'autre à ajouter. Hâte de lire la trilogie new-yorkaise.
(Octobre 2020)
Les Mythes de Cthulhu (2018)
Los Mitos de Cthulhu
Sortie : 9 mars 2018 (France).
BD (divers) de Alberto Breccia
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Alberto Breccia m'a fait bonne impression quand j'ai découvert Mort Cinder. Le dessinateur argentin abordait, en 1962, un mélange d'horreur, d'enquête et de récit historique, le tout porté par un noir et blanc des plus audacieux. J'étais happé, captivé par l'atmosphère surnaturelle qui se dégageait de l'histoire. Avec les Mythes de Cthulhu parus en 1973, Breccia a la volonté d'adapter les fameuses nouvelles de Lovecraft. Et quelle splendide rencontre que leurs deux mondes réunis. Après le clair-obscur improbable de Mort Cinder, l'artiste se lâche et expérimente comme un forcené. Collage surréaliste, découpe de photographies, mélange de reliefs et d'aplats, de crayonné et d'encrage. Breccia ne retient plus son style. Par cette galerie de mythes fantastiques, il bascule vers un art plus abstrait encore. Au fil des pages les cases se remplissent, les contes s'enchainent, et chaque nouvelle a sa propre identité visuelle. J'avoue avoir mis un temps à me familiariser avec la bande dessinée, d'une densité certaine, puis j'ai été conquis.
Je l'avais déjà mentionné sur d'autres billets, Lovecraft a cette appel pour l'horreur tout en laissant, dans son vocabulaire, une part de flou, de sorte que chacun est libre de se projeter à travers le cadre de l'histoire. Ce que réalise Breccia, par son adaptation, s'inscrit dans cette démarche, il reste fidèle à la signature toute Lovecraftienne. L'abstraction que l'on découvre dans les planches provoque un premier effroi, puis l'expérience se propage par l'imaginaire, l'impalpable, ce qui colle à l'ambiance onirique de Cthulhu. Surtout, il réside une part d'interprétation dans ces cases surréalistes qui fait que chacun réagira différemment au graphisme. La matière est comme façonnée, modelée au gré des humeurs du dessinateur, interprétée au gré de celles du lecteur. On peut ressentir chez Breccia cette urgence de communiquer par n'importe quel biais. Les nouvelles sont connues, elles ne déstabiliseront pas le lecteur averti, en revanche le style de Breccia est viscéral, abrasif. Il vous prendra aux tripes. Jetez juste un oeil aux silhouettes de Cthulhu, cela vous donnera une petite idée. Une superbe bande dessinée en gros, et un artiste qu'il me faudra continuer à explorer.
(Septembre 2020)
Mort Cinder : Édition Intégrale (2016)
Sortie : 16 novembre 2016.
BD (divers) de Héctor Germán Oesterheld et Alberto Breccia
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Mort Cinder, sorti en 2016, est pour moi une belle surprise. A travers la dizaine d'histoires qui composent le recueil, je découvre le style sans concessions d'Alberto Breccia. Les décors sont abstraits, les visages burinés. Le dessin de l'argentin est sublime dans un noir et blanc expressionniste du plus bel effet, prolongeant l'ambiance de film noir amorcée par Oesterheld à l'écriture. Ezra, un vieil antiquaire sans histoires, nous servira de héros d'introduction. Ce dernier laissera rapidement place au véritable premier rôle, Mort Cinder, un être immortel. L'étrange personnage remontera le fil du temps pour nous conter ses aventures sombres et rocambolesques. L'atmosphère est difficile à établir, entre horreur, polar, et drame historique. Les deux héros, que tout oppose, vont camper un duo efficace dans ce capharnaüm, la force et l'assurance de Mort Cinder complétant l'intelligence et la fragilité d'Ezra.
Les épisodes s'enchaînent avec rythme, et la narration compte de nombreux rebondissements. Seul bémol, la mise en page de la version intégrale semble respecter le format de l'époque, incluant des séquences dont les cases s'étirent horizontalement. La bande dessinée, à l'origine, était parue dans un journal hebdomadaire appelé Misterix, il est probable que ce format horizontal vienne de là. Problème, cette mise en page implique de tenir le gros volume de côté, à un angle de 90 degrés, pas très pratique avec l'épaisseur du papier et la lourde couverture cartonnée. Hormis ce détail, c'est du tout bon, la signature graphique du dessinateur donne envie d'en voir plus. Je vais enchaîner avec les Mythes de Cthulhu, adaptation Lovecraftienne par Breccia. Cette fois l'artiste semble expérimenter un tas de procédés pour aboutir à une oeuvre tout en relief. Un créateur singulier, qui mérite bien plus d'attention.
(Septembre 2020)
Les Chefs-d'œuvre de Lovecraft : Dans l'abîme du temps (2018)
Toki o Koeru Kage
Sortie : 19 septembre 2019 (France).
Manga de Gou Tanabe
Adagio a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Après les Montagnes hallucinées, Tanabe a poursuivi son adaptation du cycle de Cthulhu avec l'Abime du Temps, sorti en France en 2019. J'ai beaucoup aimé le lien construit entre les deux oeuvres. Il y a dans le récit des Montagnes Hallucinées comme une recherche de fragments, une collecte d'évènements égarés au fil des périodes. Dans ce même lieu glacé, perdu dans les confins de l'antarctique, le lecteur remontait les époques. On partait du présent avec les scientifiques restés sans nouvelles de leurs collègues, puis on découvrait le massacre d'autres chercheurs, produit quelques jours plutôt sur le campement. Enfin c'est un bond de plusieurs millénaires que l'on faisait pour déchiffrer l'histoire de cette cité inconnue et de ses étranges occupants.
Dans l'Abime du temps, le lecteur remonte également le temps, sauf que le fil rouge n'est plus un lieu mais une personne en particulier. Au dédale inquiétant de la montagne se substitut ici la mémoire endommagée du professeur d'économie, et son amnésie de plus de 5 années. Il y a cette même impression de puzzle, de pièces cachées qui se dévoilent et s'imbriquent peu à peu. Un autre lien s'établit d'ailleurs entre les deux oeuvres, au delà du lore de Cthulhu, des références au livre Necronomicon ou à la cité d'Arkham et son université. Tanabe convoque en effet certains personnages de sa première adaptation dans la seconde (il me semble que ce lien n'existe pas dans les livres de Lovecraft, ou alors le lien est ténu, voire suggéré).
J'aime bien l'idée de tenter un rapprochement des oeuvres de Lovecraft qui ne se fasse pas seulement sur le thème ou l'ambiance sombre. A voir si l'auteur continuera ce petit jeu de piste avec les prochaines adaptations du mythe. Pour le moment c'est du tout bon, et la finesse du graphisme est toujours au top, même si certaines planches pourraient gagner en lisibilité sûrement. Petit détail, j'aurais préféré des encarts de texte sur fond blanc, avec de vrais phylactères, à lire ça aurait été plus agréable. Prochaine étape, La Couleur Tombée du Ciel. Un dernier point d'attention déjà mentionné, les couvertures en faux cuir sont vraiment excellentes. Ces adaptations mises côte à côte donnent un superbe effet sur les étagères.
(Août 2020)
Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes hallucinées (2016)
Lovecraft Kkessakushū: Kyōki no Sanmyaku Nite
Sortie : 4 octobre 2018 (France).
Manga de Gou Tanabe
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Lovecraft n'en finit plus d'inspirer ses pairs, quelque soit le médium. Cette adaptation BD des Montagnes Hallucinées, sortie en France en 2018, n'était pas chose aisée à coucher sur papier. La nouvelle est une de mes préférées de l'écrivain dans son cycle de Cthulhu. L'histoire accuse certes quelques longueurs, mais elle construit une atmosphère intéressante entre l'exploration d'une cité ancienne cachée aux confins de l'antarctique, et des évènements sanglants qui se déroulent dans le camp de chercheurs aux abords de la montagne. Pas facile à dessiner car malgré la quantité de détails fournis par Lovecraft, ses descriptions laissent toujours place à une part forte d'interprétation, de façon à ce que le lecteur fasse travailler ses méninges.
Or ici, le trait de Tanabe parvient à mettre en dessin de manière admirable ces villes antiques et cyclopéennes, effrayantes et pourvues d'un certain magnétisme. Il réussit à modeler toute l'étrangeté des Anciens, de leurs esclaves Sshoggoth jusqu'aux dieux du mythe de Cthulhu, et ce sans fausse note. Les expressions inquiètes des explorateurs, la morphologie horrible des monstres, la silhouette escarpée des montagnes, l'architecture impossible de la métropole oubliée. Tout est parfaitement retranscrit, c'est vraiment génial (et pourtant, essayez d'imaginer une cité qui "défit les lois de la logique"... ça restera toujours très vague et subjectif). Le gigantisme des décors en prise de vue aérienne est aussi exceptionnel dans son relief en noir et blanc.
Au delà du graphisme, la narration est à saluer, avec une écriture qui alterne les pauses angoissantes et les passages plus rythmés. Après Les Montagnes hallucinées, Tanabe a déjà entrepris d'autres adaptations de Lovecraft, comme l'Abime du temps, même si celui que j'attends de pied ferme'est La Couleur tombée du ciel, peut-être ma nouvelles préférée du mythe, celle à l'ambiance la plus glauque et cauchemardesque, sans que l'auteur se perde en descriptifs ou en longues digressions. Avec une telle qualité, je ne serais pas contre une adaptation complète du cycle, même si ça prendrait à Tanabe plus d'une dizaine d'années ! Reste un dernier point, j'apprécie particulièrement la couverture en effet cuir qui donne beaucoup de charme aux ouvrages de la série, en plus d'être un clin d'oeil probable au Necronomicon.
(Juillet 2020)
Cité de verre (2005)
City of Glass
Sortie : 10 juin 2005 (France).
BD de Paul Karasik, Paul Auster et David Mazzucchelli
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
La Cité de Verre, portée en bande dessinée en 2005 par Paul Karasik et David Mazzucchelli, ne manque pas d'attrait. Adaptée du roman de Paul Auster publié en 1987, l'histoire se déroule dans la ville de New York, dans une ambiance très polar qui n'a rien à envier aux films noirs. On suit Daniel Quinn, un écrivain qui se trouve forcé à jouer les détectives privés. A l'origine, Virginia Stillman le contacte par erreur pour protéger son conjoint. Maltraité depuis l'enfance, le mari craint la prochaine libération de son paternel. Virginia engage donc Daniel pour surveiller le vieux Stillman dès sa sortie. On comprend que le récit concerne moins l'enquête policière que le thème du changement d'identité (successif) que vit Daniel. Retour arrière. Après la disparition de ses proches, Daniel décide de changer de vie. Exit les poèmes et le théâtre, il se met à publier des polars sous le pseudonyme de William Wilson. Mais ce dernier finit par s'identifier à l'enquêteur Max Work, personnage de ses écrits. Puis à travers la sombre histoire de maltraitance de la famille Stillman, l'écrivain bascule du policier fictif Max Work au détective Paul Auster, avant de se perdre, au sens propre comme au sens figuré, dans les rues de New York.
La mise en abime entre le metier d'artiste et le scénario de la Cité de Verre est impressionnante. Par un habile jeu de miroirs, allant jusqu'à reprendre le propre nom de l'auteur (Paul Auster), l'histoire propose une réflexion sur le processus de création, et sur le phénomène de dépossession de soi qui l'accompagne. A force de balades imaginaires et de traumas personnels, l'esprit finit par vagabonder en dehors de ses propres limites, et parfois l'artiste ne parvient plus à distinguer la réalité de la fiction. Daniel devient successivement William, Max, puis Paul. Son identité se noie dans un capharnaüm d'images et de reflets déformés, un peu comme dans une cité de verre. L'idée de fond se répercute dans le graphisme du comic. Mazzucchelli propose un mélange de ses propres influences. D'un côté, on retrouve l'architecture très réaliste dans ses proportions et ses géométries, d'un autre côté il règne une atmosphère surréaliste dans la nature des prises de vues, l'évolution des visages ou l'agencement des cases. La mise en abime se décline jusque dans le visuel. Tout est pensé avec minutie, de la police de caractères à la forme des phylactères. Un travail admirable qui préfigure ce que sera Asterios Polyp.
(Mars 2019)
Le Grand Pouvoir du Chninkel (1988)
Sortie : avril 1988 (France).
BD franco-belge de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Le Grand Pouvoir du Chninkel, sorti en 1988, oscille à la frontière du monde franco-belge et du roman graphique. A cette époque, l'ambition de Van Hamme était de produire une histoire sur un format moins rigide que celui de Thorgal. On y découvre donc J'on, frêle rescapé d'une terrible bataille, titubant dans un univers moyenâgeux. Alors que notre héros tente de sauver sa peau, il se voit investi d'une mission par Dieu en personne : réunir les Immortels à l'origine de nombreux bains de sang, et mettre un terme à leurs conflits.
Le graphisme de Rosinski est très réussi, en particulier l'édition en noir et blanc. Les détails impressionnent et les expressions des visages, tout comme l'étrange morphologie des habitants, en mettent plein les yeux. Niveau intrigue, Van Hamme nous livre un anti-héros attachant qui se retrouve empêtré dans une quête impossible. Heureusement l'humour potache et l'anachronisme ambiant équilibrent bien l'ensemble. Les péripéties de J'on, brûlant de désir pour G'wel ou tentant simplement de fuir son destin, donnent lieu à des scènes cocasses. Triste en amour mais increvable face au danger, J'on surmontera les embûches, et on finit par se prendre d'amitié pour ce petit être lâche paumé dans un univers violent.
Pour étoffer l'histoire, Van Hamme puise certaines références dans la culture populaire, du folklore du Seigneur des Anneaux au monolithe de 2001 de Kubrick. De nombreux éléments s'inspirent aussi de la religion chrétienne, à mi chemin entre le périple de Moïse et le parcours de Jésus. Dieu vociférant ses commandements, scène de pardon ou de miracle, marche sur les eaux, traversée du désert, crucifixion. L'influence religieuse est partout, et la fin sombre qui se dessine au terme du voyage rend le propos percutant. Une forme de nihilisme teinté d'humour noir, à contre courant de l'idéologie religieuse. Van Hamme exprimera d'ailleurs :
« Dieu a créé une multitude d'univers habités, et il a usé de la même méthode avec chacune de ses populations afin de les soumettre à son autorité. Dans un premier temps, les peuples primitifs vouent une adoration unilatérale à Dieu. Mais celui-ci se débrouille pour que ses créatures se détournent dans un second temps de lui. Il les punit en leur infligeant le Déluge ou toute autre catastrophe aussi épouvantable. Il les laisse macérer dans leur détresse pendant quelques générations, et sème l'idée qu'il faudrait un Sauveur pour racheter les fautes commises. »
(Mars 2019)
Ping Pong (1996)
Sortie : 1996 (France).
Manga de Taiyō Matsumoto
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Ping Pong est un manga imaginé par Matsumoto et publié entre 1996 et 1997. A mi chemin entre le shonen et le seinen, l'histoire s'attache au destin de jeunes joueurs de ping pong qui évoluent dans le même club. Le manga propose, autour de ce pitch assez simple, une réflexion intéressante sur le sport de haut niveau. Les diverses personnalités des joueurs, passées au crible, vont offrir autant de manières de vivre la compétition sportive. Pour l'un d'entre eux, il s'agit d'un lourd fardeau à porter car le sport est devenu une obligation, une réelle contrainte au fil des années. Pour un autre joueur, le haut classement du ping pong est un rêve de gosse, une ambition à atteindre coûte que coûte, quel qu'en soit le prix. Pour un dernier enfin, le tennis de table reste un divertissement, un loisir qui ne passera jamais avant le respect de l'autre.
Le sport prend ici une place capitale, mais le contexte en dehors du ping pong ne manque pas d'attrait. Les personnages, comme la grand mère ou le vieux coach sportif, tissent des liens qui viennent donner du relief aux tournois et à la psychologie des joueurs, parfois fragilisés. Les matchs prennent une dimension tantôt féroce, tantôt touchante d'humanité. Puis il faut le dire tout net, le dessin est hallucinant. Les lignes de fuite semblent danser à l'intérieur des cases, brouillonnes à première vue, mais à bien y regarder l'ensemble est une cohérence incroyable. Les angles de vue sont retranscrits avec un effet de zoom saisissant, comme si un appareil photo ou une caméra se prêtaient à l'exercice du mangaka. On a l'impression d'être aux côtés des personnages, au coeur même de l'action. Enfin il y a ce rythme très shonen, sans temps mort, qui donne une vraie dynamique au récit. Bref tout y est : la maturité du propos, la maitrise de l'écriture, la qualité du dessin. Un 21-0 en faveur de Matsumoto.
« Ping pong is probably nothing but suffering for him. There's strength in that, too. I'm sure you'll understand too, someday. The melancholy of winning ... The pain of praise. The weight on your shoulders. The loneliness and agony ... The time will come where your efforts will seem meaningless. And your victories empty. You'll torment yourself wandering what you've been fighting for all this time. You won't let that stop you, though. That would give them ... an opening ! And openings lead to defeat ! And defeat is death ... »
(Février 2019)
Ashita no Joe (1968)
Ashita no Jō
Sortie : 1 janvier 1968.
Manga de Ikki Kajiwara (Asao Takamori) et Tetsuya Chiba
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Ashita no Joe est un manga iconique sorti en 1968 qui prend pour cadre l'univers de la boxe. Le dessin est sobre et limpide, dans les combats rapprochés comme dans les plans larges des quartiers de la ville. En s'attardant sur les expressions des visages comme sur les magnifiques décors en double page, on réalise à quel point ce dessin vieux de 50 ans est excellent. Au delà du visuel, on découvre les dessous houleux du monde du sport de haut niveau, dans le milieu défavorisé du Japon d'après guerre. En tête d'affiche, Joe, un gamin des bas quartiers qui va se hisser jusqu'au sommet. A travers ce parcours atypique, le sport servira d'ascenseur social à Joe. Ce dernier ne reniera ses origines, et les fractures de l'enfance seront d'autant plus vives que le boxeur rappelera souvent d'où il vient pour expliquer qui il est.
Il faut le dire, l'écriture est incroyable. Il émane une telle humanité des personnages qu'arrivé au terme de l'histoire, difficile de ne pas éprouver un pincement au regard du chemin parcouru. Le rythme reprend les codes du shonen avec ces adversaires emblématiques, distincts dans le style mais toujours plus forts. Il y a aussi ces dérouillées violentes avant les sursauts salvateurs. Joe est pourtant loin d'être aussi prévisible. Son caractère irrespecitueux et provocateur contraste avec son sens inné du combat et son charisme. Le jeune boxeur sacrifie tout pour monter sur le ring et malgré ses victoires, il reste un être abimé, physiquement et psychologiquement. Le gamin impertinent des débuts va peu à peu gagner un regard chargé de mélancolie, accusant le poids des années. Après il y a les autres personnages, tous écris avec grand soin. Puis cette fin... La grande classe. Le mot de la fin sera pour Joe :
« Perhaps I didn't explain myself very well... I'm not fighting just because of my feelings of debt or obligation to others. I fight, 'cause in the end, I love boxing. It's certainly quite a world apart from the bright youth you talk about, but that burning sense of worth and completeness... is something I've only tasted on a bloodied ring. And this burning sensation isn't a momentary sputter that others my age go through. It's so intense that it burns your entire body in an instant. And when it's over, only white ashes remain... not even any tiny cinders.... only white ashes. »
(Janvier 2019)
Dômu, rêves d'enfants (1980)
Dōmu
Sortie : 19 janvier 1980 (France).
Manga de Katsuhiro Ôtomo
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Un archipel de tours noyées dans un océan de béton. Des gamins dépassés par leurs pouvoirs grandissants. Un style qui exhale comme un air de fin du monde… Les symptômes ne trompent pas, c’est bien Ōtomo qui est aux commandes. Dômu, produit entre 1980 et 1981, fait figure de précurseur dans le domaine du 9ème art, dessinant les contours de ce que sera le cultissime Akira. Dômu est un one-shot de 250 pages. L’histoire prend place dans un environnement urbain contemporain où une série de suicides et de morts suspectes attirent l’attention des autorités. Si le récit pourrait prendre le chemin d'une enquête policière, le mystère autour du meurtrier est dévoilé dès les premières pages. L’intérêt de l'oeuvre réside ailleurs, loin de la recherche d'indices et du genre polar.
Le manga suit la confrontation entre un vieillard cruel, ancien habitant de la ville, et une jeune fille qui vient d’emménager avec ses parents. Tous deux sont pourvus de capacités hors du commun, et ils semblent incarner comme le reflet inversé d'un même symbole. D’un côté le vieil homme a la mentalité espiègle d'un enfant, de l'autre la petite fille fait preuve d’une maturité étonnante pour son âge. Leur affrontement va gagner rapidement en intensité jusqu'à ravager la ville. Après quelques recherches, j'ai trouvé une analyse intéressante sur l'ouvrage. Si Dômu aborde le thème de l’enfance, Akira traite celui de l’adolescence en illustrant des personnages à la transition entre deux âges. Exit les bancs du lycée pour Tetsuo et Kaneda, à Néo-Tokyo pas le temps de grandir.
En poussant le raisonnement, c’est comme si Ōtomo dessinait une certaine progression dans son parcours : l’enfance avec Dômu, l’adolescence avec Akira, et la parenté avec Mother Sarah. Un fil conducteur qui rappelle qu’au delà du cadre SF, l’auteur s’intéresse toujours à l'être humain et à son cheminement. La part de fiction du récit ne sert qu’à souligner l'épaisseur des personnages. J’en ai peu parlé mais le dessin de Dômu est de grande qualité. Plus on évolue dans l'histoire, plus les cadres et les perspectives gagnent en audace, s'étirant et élargissant le champ de vision. Au final, même si le dénouement laisse le lecteur sur sa faim, le graphisme, l’atmosphère et les thèmes suffisent à passer une agréable lecture. Une oeuvre à ne pas manquer pour tout fan du mangaka.
(Décembre 2018)
Trois ombres (2007)
Sortie : 12 septembre 2007.
BD de Cyril Pedrosa
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Trois Ombres est un conte en noir et blanc produit en 2007 par Cyril Pedrosa. La bande dessinée aborde avec pudeur le thème du deuil. On y découvre Joachim, un enfant qui vit avec ses parents en pleine forêt. Rien ne semble troubler l'existence paisible de la petite famille jusqu'au jour où trois silhouettes menaçantes se détachent à l'horizon. Au fil des jours les ombres se rapprochent et les parents les soupçonnent de venir chercher Joachim. La métaphore est à peine voilée, on parle ici de la mort comme le cas d'une maladie incurable ou d'une cause désespérée. Les parents vont bien sûr tout tenter pour faire face au destin, comme fuir le plus loin possible. Rien n'y fera malheureusement, mais le voyage ne s'arrête pas là.
Le style de Pedrosa se veut organique, espiègle même. Si la page de couverture en met plein les yeux, l'intérieur de l'ouvrage n'est pas en reste avec une nature expressionniste qui danse littéralement au rythme du vent. Les arbres se courbent sous les effets de lumière ou s'écartent pour laisser passer les personnages. Le jeu des ombres se répercute sur chaque forme, jusque dans les contours des corps et des visages. Pedrosa maitrise son sujet, le trait s'affine ou s'épaissit à loisir, tout en gardant une certaine cohérence. Entre l'histoire et le graphisme, peu de choses à reprocher à ce one-shot. Seul point que l'on pourra critiquer : le découpage narratif un peu brute, où l'histoire est scindée en trois parties très cloisonnées avec l'introduction dans la forêt, la fuite en avant puis l'épilogue fantastique.
Personnellement le découpage ne m'a pas gêné, mais il est vrai que le thème et le rythme se diluent un peu. A voir avec les affinités de chacun, mais j'ai trouvé que l'oeuvre avait sa propre identité, un petit quelque chose de différent qui fait toute sa signature. A vrai dire, il y a dans Trois Ombres cette même étincelle que je retrouve chez Frederik Peeters, dans Pilules bleues ou Lupus. Une mosaïque de tons qui, alliée au visuel, offre un regard plein de pudeur et de tendresse sur un thème difficile. L'écriture qui semble brouillonne de prime abord prend finalement tout son sens, ce qui m'a d'autant plus surpris que je n'avais pas accroché à Portugal, du même auteur. L'aventure se termine comme elle a commencé, par un secret bien gardé.
« Tenir debout. Rester du côté des vivants. »
(Décembre 2018)
Watchmen (1986)
Sortie : novembre 1998 (France).
Comics de Alan Moore et Dave Gibbons
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Le récit de Watchmen débute en 1985 dans une ville de New York aux abois. Le Comédien, un ancien justicier, vient d'être passé tabac et jeté du haut d'un immeuble. Rorschach, un des derniers Watchmen encore en activité, va alors mener l'enquête. Qui voudrait tuer Eddie Blake alors qu'il avait raccroché le costume depuis si longtemps ? Rapidemment, le comic s'avère dense. Le dessin de Gibbons s'appuie sur des teintes criardes, des costumes extravagants et des aplats de couleur. Un aspect à l'ancienne qui contraste avec d'autres effets inspirés du cinéma, notamment les travellings et les perspectives. Cette richesse dans le visuel se reflette dans la narration de Moore. Le récit multiplie les points de vue et les flashback. Les chapitres sont entrecoupés de pages de journaux et de divers extraits qui participent à la cohérence globale de l'univers.
Les enjeux ici sont multiples. Si Watchmen répond aux codes du polar avec le rythme lent, l'ambiance nocturne, les commentaires en off et les meurtres à élucider, le comic inclut également une part d'anticipation à travers son uchronie. Ici les évènements de la guerre du Vietnam ont été réécrits, Nixon est prolongé jusqu'à un 5ème mandant, et une 3ème guerre mondiale se profile à l'horizon. Plus qu'une relecture du passé, le comic offre à travers ses héros une profonde réflexion sur un genre éculé en bande dessinée. Les justiciers sont vieillissants, peints avec toutes leurs aspérités sans jamais rien leur épargner. Pas de chevalier blanc ni d'antagoniste qui fait le mal sans raison, le manichéisme semble totalement absent. Dans Watchmen, on contemple un portrait brute de l'être humain.
Parmi les gardiens il y a bien sûr le Comédien, immoral et cynique, mais qui perdra ses moyens à l'approche de la fin. Il y a Rorschach aussi, le paria. Rorschach a compris que le combat était perdu d'avance, mais il continue seul à perpétuer un symbole éteint, à défendre sa vision de la justice dans une société qui pourtant le rejète. Puis il y a Manhattan, ou le Doc, un type au potentiel inimaginable. Omniscient et omnipotent, ou presque, il peut façonner la matière par la pensée, se téléporter à sa guise et même lire dans l'avenir. Des pouvoirs qui ont un coût, car Manhattan, dans sa quête de savoir, y a laissé son âme. Il ne ressent plus rien pour les autres. Et que dire d'Ozymandias... Bref sur tous les points (et j'en oublie certainement beaucoup), Watchmen est un monument.
(Novembre 2018)
Silence (1980)
Sortie : octobre 1980 (France).
BD franco-belge de Didier Comès
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Dès le premier regard sur l'illustration de couverture, ma curiosité a été piquée. Silence, écrit et dessiné par Didier Comès en 1980, nous immerge dans un conte cruel. Le titre est celui du héros de l'histoire, un personnage simplet qui restera enfant dans ses pensées, toute sa vie durant. Muet, incapable de s'exprimer autrement que par des gestes ou des mots griffonnés à la craie sur une ardoise, Silence est malmené depuis toujours par la communauté de son village. Pour faire simple, il s'agit des habitants de Beausonge, petit îlot rural perdu dans la campagne. Le récit nous emmène au croisement de plusieurs mondes. Il y a bien sûr le cadre de nature isolée où Beausonge campe un décor haineux, triste et abêtissant. A cela vient s'ajouter la couleur du surnaturel dans cette terre où croyances et sorcellerie s'affrontent depuis toujours. Enfin le thème du passé revient sans cesse, notamment les souvenirs dont on ne peut se défaire. Silence va appréhender ces différentes thématiques mais avec ses mots à lui, ou plutôt avec "ses bulles" qui trahissent une pureté, une sorte de candeur mal orthographiée. Malgré les épreuves et la noirceur ambiante, la haine ne semble pas l'atteindre.
Fasciné par l'océan et la nature, Silence navigue à vue sans comprendre les motivations des habitants qui l'entourent. Il déambule comme un clown triste coiffé d'un chapeau d'arlequin, perdu dans un songe. Les cases s'enchainent et rien ne lui sera épargné. Le dessin de Comès, dans ce contexte, fait des merveilles. Sublime jeu d'ombres et de lumière, l'épure en noir et blanc happe le lecteur avec autant d'efficacité que la trame du récit. Certaines transitions, par effet de superposition, sont justes parfaites, on soupçonne même quelques influences cinématographiques. En refermant la bande dessinée, une toile reste gravée sous mes yeux. Une de ces planches où la nuit, comme figée dans un ciel d'encre, couve un paysage endormi. La foudre libère alors une grappe d'éclairs et illumine les ténèbres du logis. Puis une porte s'entrouvre et dévoile un théâtre de fortune dans une grange qui semble abandonnée. La scène s'anime dans la pénombre, le voile de l'obscurité s'estompe. Une scène magnifique. Dans sa préface, Henri Gougaud parle de Comès comme d'un artiste impitoyable et tendre. Je n'aurais pas mieux résumer la bande dessinée.
(Novembre 2018)
Batman : Année Un (1987)
Batman: Year One
Sortie : août 1988 (France).
Comics de Frank Miller et David Mazzucchelli
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Year One est un comic produit en 1987 par Frank Miller et David Mazzucchelli. Après avoir pensé la fin de Batman dans The Dark Knight Returns, Miller rempile pour nous conter les origines du justicier. On y retrouve un Bruce Wayne qui fait ses premières armes dans les rues de Gotham, la démarche encore mal assurée. Visuellement le comic est abouti, les teintes pastel confèrent un charme de l'ancien qui colle plutôt bien à l'atmosphère de polar. Je dois avouer que le graphisme est un soulagement après The Dark Knight Returns où les esquisses de Miller sont inégales (tout le reste est génial ceci dit). Il n'y a pas encore cette extravagance dans le trait de Mazzucchelli qu'on trouvera dans La Cité de Verre en 2005, et qui éclatera dans Asterios Polyp en 2010, mais la maîtrise du dessinateur est déjà frappante.
Le comic est très (trop) court, une petite 100aine de pages, heureusement Miller parvient à nous immerger promptement dans son polar dont l'intrigue est bien ficelée. Au delà de Batman, on a plaisir à retrouver des personnages emblématiques de la saga, notamment Selina Kyle (Catwoman) et Harvey Dent (Double-Face). D'ailleurs le héros masqué partage ici la vedette avec l'inspecteur Gordon. Le policier fait lui aussi ses débuts à Gotham City, et les sections où apparait le futur commissaire sont tout aussi passionnantes à suivre que les passages centrés sur Batman. Charismatique et tête brûlée, Gordon révèle ici sa part sombre, tourmenté par une ville où la corruption et le crime prolifèrent. C'est un régal de voir ce personnage prendre une autre envergure que celle de faire-valoir pour Batman.
Avec un visuel propre, un récit qui plonge dans la noirceur de Gotham et des héros placés là où on ne les attend pas, l'oeuvre est une belle surprise. Point de morale ici, au fil des pages on assiste àjuste au combat de chacun dans une ville décrite comme un gouffre, par Gordon lui-même. "Faut pas venir en train à Gotham... en avion, d'en haut, on ne voit que les rues et les édifices. On peut croire que c'est civilisé." Il est intéressant de noter que, quelque soit la période ou l'arc narratif, quelques soient les générations de héros ou d'antagonistes, Gotham a toujours été ce repaire malfamé, ce lieu de perdition et quelque part, de fantasme. Liée de près à Batman, c'est aussi un symbole qui reflète pour tous, bons ou mauvais, un genre de purgatoire. Une épreuve cruelle pour nombre d'entre eux.
(Octobre 2018)
Superman : Identité Secrète (2007)
Superman: Secret Identity
Sortie : novembre 2007 (France).
Comics de Kurt Busiek et Stuart Immonen
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Tout le monde connait Superman, alias Kal-El, alias Clark Kent, adolescent vivant dans le Kansas qui se découvre un jour des pouvoirs de surhomme. La pop culture a digéré le phénomène depuis des années, distillant le comic à travers moult médias comme le cinéma, les séries ou encore les jeux vidéo. Là où le scénario d’Identité Secrète trouve son originalité, c’est dans l’idée de placer ce super boy dans un univers parallèle où Superman est déjà connu de tous. Imaginez donc un gamin baptisé Clark Kent, sans aucun pouvoir, grandissant dans la bourgade de Picketsville (à défaut de Smallville) dans le Kansas. Pas simple tous les jours de s’appeler Superman à l’école. Imaginez maintenant que ce gamin, ayant vécu toute son existence dans l’ombre du héros, voit finalement s’éveiller en lui ces fameux pouvoirs… Fantasme de gosse ? Etrangement ce qui va tenir en haleine, ce sont moins ces nouvelles facultés que tout ce qui est absent de cette Terre Prime. Cet univers alternatif ne compte pas de super vilain, ni Lex Luthor ni Kryptonite, et le destin de Clark imaginé par Busiek sera loin des tumultes habituels. Identité Secrète, c’est la vie ordinaire d’un héros dans un monde qui pourrait être le nôtre.
Alors comment vit-on les railleries des merdeux quand on a la force de démolir plusieurs immeubles à mains nues. Comment progresse-t-on dans ses relations amoureuses, ou comment éduque-t-on des enfants qui portent de super gènes, sans autres indices que la connaissance intime de ses propres facultés. Le comic porte diablement bien son titre, tout est question d’identité ici, ou comment un héros parvient à trouver sa place dans l’anonymat d'une société qui n’a, dans le fond, pas vraiment besoin de lui. Les états d’âme d’un héros qui a le temps d’une vie pour réfléchir et nous dévoiler ses pensées, voilà ce qu’offre Identité Secrète. Une chance d’approcher au plus près de ceux que l'on perçoit en général seulement au coeur de l'action. Bref le comic est une franche réussite tant du point de vue formel (le dessin d'Immonen est fabuleux) que scénaristique. La naissance, puis le déclin d’un Superman qui va hésiter toute sa vie à dévoiler au monde sa vraie nature :
« Si je m’étais dévoilé… En fait, j’aime ma tranquillité. J’aime m’isoler pour réfléchir et régler les choses moi-même, seul. Je n’aime pas le bruit, la foule ni le chaos. Si je m’étais dévoilé, j’aurais eu à subir le bruit, la foule et le chaos du monde. Indéfiniment. »
(Octobre 2018)
Adrastée : Intégrale (2016)
Sortie : 2 septembre 2016 (France).
BD franco-belge de Mathieu Bablet
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Je connaissais Mathieu Bablet pour Shangri-La, une dystopie matinée de science-fiction, et pour La Belle Mort, un conte urbain post-apocalyptique. Dans Adrastée, on retrouve la signature de l'auteur, les mêmes formes et les mêmes traits, et cette tendance à peindre d'immenses décors où l'homme n'est guère plus qu'un grain de sable dans le paysage. On retrouve également cette sensibilité chromatique particulière, avec des teintes de couleurs vives et des tonalités changeantes au fil des pages. On aime ou on n'aime pas. Personnellement, malgré l'imprécision de certaines perspectives lorsqu'on suit du regard la ligne de fuite, j'accroche à ce style qui garde une certaine constance au fil des oeuvres.
Le récit en lui-même a une saveur de fin du monde, une fin particulière toutefois car l'histoire se déroule à une époque différente de ce à quoi nous avait habitué l'auteur. Dans Adrastée on nage en pleine mythologie. On suit le parcours d'un roi immortel, béni des dieux semble-t-il. Son immortalité, on le comprend vite, résonne davantage comme une malédiction. Le roi voit périr les siens les uns après les autres et, les siècles passant, il ne reste du prince et de sa gloire plus qu'un royaume vide et silenci8eux. Le roi décide alors d'aller questionner les dieux pour comprendre les raisons qui ont mené à lui confier un tel don. L'homme déambule ainsi à travers le monde à la recherche de l'Olympe, et traversant mille contrées, il croise des figures divines parmi les plus connues du panthéon.
La singularité du contexte et de l'histoire ne sert qu'à mettre en valeur l'humain, comme toujours. Le roi, égaré parmi les ombres et les souvenirs, a quelque chose de touchant. Les siècles ont passé, effaçant de sa mémoire jusqu'au visage de celle qu'il aimait, jusqu'aux plus lointaines images de son enfance. Il ne reste de lui plus qu'une feuille blanche. Ce ne sera bien évidemment pas la fin du voyage, mais ça il est préférable de le découvrir soi-même, à la lecture de la bande dessinée.
« Le bruit de la mer, je vais l'oublier.
Le soleil qui fait plisser les yeux, je vais l'oublier aussi.
Le vent sur mon visage. Les vieilles rancoeurs.
Un sourire ami. Et le désert.
L'odeur des pins. Du sang.
Les hommes et leurs histoires.
Ma famille... »
(Septembre 2018)
2001 Nights (1984)
2001-ya Monogatari
Sortie : 5 mai 1984.
Manga de Yukinobu Hoshino
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
2001 Nights rassemble une vingtaine de contes écrits et dessinés par Yukinobu Hoshino en 1984. Le recueil traite de l'exploration de la galaxie par une humanité encore aux balbutiements de la colonisation spatiale. Avide de fouler d'autres sols mais nostalgique de ses contrées, l'homme progresse d'un pas hésitant sur le sentier des étoiles. A noter que les contes ne sont liés que par le thème, ou par les évènements qui jalonnent une certaine chronologie. On découvre l'histoire d'un jeune garçon qui arpente le cosmos à la vitesse de la pensée, malgré un corps figé dans un caisson de cryogénie. Un autre conte s'attarde sur un astronaute hanté par les souvenirs de la Terre alors que sous son scaphandre l'univers s'étend à l'infini. Il y a également ce récit d'enfants élevés par des robots, embarqués comme cobayes pour un voyage de plusieurs millénaires à destination d'une colonie lointaine. Une jolie variété.
La référence du titre au 2001 de Kubrick pourrait laisser penser, de prime abord, à une adaptation du film mythique en bande dessinée. Il n'en est rien. Le recueil vise une inspiration plus large pour son odyssée, évoluant dans une ambiance qui rappelle celle de Planètes, de Makoto Yukimura. L'homme y est dépeint comme au seuil de découvertes vertigineuses lui ouvrant les portes vers d'autres mondes, un ailleurs effrayant toujours plus éloigné de ses origines. Le graphisme est très plaisant, la SF de 2001 Nights est lumineuse comme la réussite de l'homme domptant les secrets de la science. Les vaisseaux brillent, étincèlent dans un noir et blanc épuré. Seul regret, le manga est presque introuvable, ou alors à des prix insolants (500 euros pour le coffret, minimum). C'est bien dommage, ces fragments de nuit de 2001 Nights tracent les contours d'une réflexion passionnante sur la conquête spatiale.
« La lune glace le coeur des hommes, soeurette. Ce n'est pas un endroit pour les humains. C'est un monde coupé de tout ce qui réconforte l'esprit humain. Mais il y a bien pire que la stérilité de la lune. Sais-tu ce que c'est ? L'imagination. Et si tout l'univers était comme ça ? Alors pourquoi ? Si tout ce que nous trouvons dans le cosmos est la mort, cruelle et vide, s'il n'y a nulle part le moindre signe de vie, quel genre de sens peut-on espérer trouver ? Vers quelle fin les hommes s'aventurent-ils plus profondément dans une éternelle nuit de mort ? »
(Août 2018)
Monster (1994)
Monsutā
Sortie : 20 octobre 2001 (France).
Manga de Naoki Urasawa
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Monster, publié par Urasawa entre 1994 et 2001, est un terrain d'essai passionnant pour le mangaka avant les futures sagas 20th Century Boys et Pluto. Ici la narration et le graphisme portent déjà une signature évidente. Un des aspects qui frappe dans le dessin, c'est la dimension photographique des prises de vue, la transition entre les cadres en devient limpide. La maîtrise dans l'enchaînement des pages évoque presque un montage cinéma. Pour revenir sur le fond de Monster, la trame suit le parcours de Johann, un tueur qui sème la mort dans une Allemagne contemporaine. Un des fils rouges de l'histoire repose sur le fait que le docteur Tenma sauvera la vie de Johann, encore gamin, en ignorant que chez l'enfant sommeillait un meurtrier en puissance. Rongé par la culpabilité, le médecin va dédier sa vie à pourchasser Johann. Sans être manichéen, Monster s'articule autour de ces deux personnages que tout oppose.
En analysant l'histoire, on décèle certains schémas. Les intrigues secondaires dévoilent des protagonistes qui vont évoluer de manière radicale au contact de Johann et Tenma. Pour résumer grossièrement, Johann exploite le pire qui sommeille en chacun, alors que Tenma révèle le meilleur en les personnes qu'il croise. Tenma et Johann polarisent l'univers de Monster, leur lien étroit représente les deux facettes d'une même pièce, donnant un relief inattendu à l'intrigue. Monster a aussi cette capacité à peindre le surnaturel là où il n'est pas. Urasawa utilisera cette même ficelle dans 20th Century Boys et Pluto. Johann réalise tout le long de l'histoire des attrocités qui sont commises avec tant de brio que l'on commence à songer que le meurtrier est doté de capacités surhumaines, un être que l'on imagine omniscient et qui efface ses traces comme par magie.
Si on doit trouver un défaut à Monster, on peut pointer ce problème récurrent chez Urasawa dans sa capacité à clore l'histoire. Le scénario s'étale sur trop de chapitres, plusieurs intrigues secondaires sont largement dispensables. Le synopsis reste bon, mais le manga aurait gagné à être plus condensé. Malgré tout l'oeuvre reste sympathique, juste un peu en dessous de Pluto et 20th Century Boys de mon expérience.
(Octobre 2017)