Élévations littéraires 2025
Je renoue cette année avec une ancienne habitude, fixer des objectifs de lecture. Je les veux cette fois plus précis :
- Terminer les Rougon-Macquart ;
- Terminer le théâtre complet de Racine ;
- Au moins commencer les Deux Étendards.
6 livres
créée il y a environ 1 mois · modifiée il y a 1 jourLe Comte de Monte-Cristo (1844)
Sortie : 1844 (France). Roman, Aventures
livre de Alexandre Dumas
Kavarma a mis 10/10.
Annotation :
J’aime bien commencer l’année avec un classique gros et haletant. Ca inaugure l’année de lecture avec entrain, lance une certaine impulsion initiale. Il y a en plus la sortie du film que je voudrais bien voir plus tard, donc d’une pierre deux coups.
Comme pour le cycle des Trois Mousquetaires, Dumas puise dans la matière historique de France pour construire une intrigue palpitante, tartiner des pages, les remplir d’action et de dialogues savoureux (la première scène entre Monte-Cristo et Benedetto/Andrea Cavalcanti est un modèle). Ici, on commence en 1815, sur fond de nostalgie impériale, alors que Napoléon est à l’île d’Elbe. Contrairement aux Trois Mousquetaires, l’intrigue tient sur un timbre-poste : Edmond Dantès est marin, se retrouve au château d’If sur fausse dénonciation de bonapartisme, s’en évade après 14 ans, trouve un trésor et s’en sert pour rétribuer et punir. Oui, mais combien de splendeurs sont entrevues par ces quelques éléments ! Combien de voluptés, d’aventures sensorielles se dégagent de ce menu synopsis ! Combien grande est l’épopée promise par ce si simple appareil ! On est à la limite de l’érotisme littéraire, tant Dumas nous en met plein la gueule et tant on en redemande. Un chapitre n’est jamais assez, il faut en lire deux d’un coup, trois, quatre, on atteint une moyenne de 100 pages par jour, le pic de dopamine ne connaît pas de crash, ça ne s’arrête jamais... mais en fait si. La fabuleuse entreprise de Dantès se termine, le comte de Monte-Cristo, cette grande figure taillée par la douleur d’avoir tout perdu, forgée par l’injustice et les murs du cachot, par 14 ans de désespoir, d’obscurité, qu’il mit cependant à profit pour se former grâce au génial abbé Faria, cette grande figure, nimbée d’une aura de mystère, de puissance, de sagesse, de savoir, d’expérience, s’étant investie d’un rôle qu’on ne pourra jamais vraiment dissocier entre vengeur et agent de la Providence pour punir les méchants et récompenser les justes, qui peut gérer à la fois les plus grands bandits de Rome et le portefeuille des maisons concurrentes du baron Danglars, qui peut lessiver un procureur du roi, saboter un pair de France, cette grande figure envoyée de Dieu, elle doit nous quitter un jour. Ou plutôt, nous devons la quitter, au terme de ces courtes et bêtes 1500 pages, qui nous ont donné du plaisir mais qu’il faut abandonner lorsque l’acte a été consommé... Quitte à y revenir plus tard, comme à une vieille maîtresse.
Les Plaideurs (1668)
Sortie : 1668 (France). Théâtre
livre de Jean Racine
Kavarma a mis 6/10.
Annotation :
C’est l’heure d’une session racinienne. Première et unique comédie du sieur, qu’on qualifie plutôt de « pochade » que d’une pièce ayant réellement de l’ampleur, du moins de nos jours, c’est pourtant celle de Racine qui a été la plus jouée et appréciée entre la fin du XVIIe et le début du XXe siècle.
Le choix d’une comédie pour un arriviste qui s’est déjà illustré dans la tragédie est assez curieux, mais s’explique par la même raison. Ayant déjà concurrencé Corneille sur ce terrain, il souhaite égaler son Molière de rival dans son propre domaine. Mais sous son air de ne pas y toucher, Racine accède en fait à une requête de troupe d’acteurs s’étant senti humiliés par ce même Molière, et se laisse avec nonchalance aller à écrire dans un genre qu’on méprise à cette époque. Si le burlesque est le traitement de matières nobles dans un style familier, et qu’on peut qualifier certains éléments de la pièce de burlesque, on est ici dans l’inverse, et on traite d’un sujet vulgaire avec grandes déclamations, ici le système judiciaire. Sujet universel, qu’on connaît en France dès le Moyen Âge, il est cependant emprunté, coutume du genre oblige, à l’Antiquité, précisément aux Guêpes d’Aristophane, mais sans les audaces stylistiques et les obscénités, moralisme du temps oblige. Je n’y ai pas trouvé le brillant des comédies de Molière, et l’action m’est passé assez au-dessus, je dois dire, même s’il y a des dialogues acerbes et certaines scènes du juge Dandin qui sont assez efficaces. Il y a de la verve, ça reste Racine, mais ça manque clairement de profondeur émotionnelle (ce n’est pas ce qui est recherché, certes), ou d’implications du lecteur-spectateur, Racine écrivant pour plaire avant tout, au roi et à la cour si possible, et ne cherchant pas à dénoncer réellement quoi que ce soit. En somme, ce n’est pas déplaisant, mais je qualifierais la pièce de mineure dans l’œuvre du poète.
Britannicus (1669)
Sortie : 1669 (France). Théâtre
livre de Jean Racine
Kavarma a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Tragédie historique, et pour la première fois dans le domaine très sérieux de l’histoire romaine : la concurrence à Corneille s’affirme ici et se cristallise sur son propre terrain. Mais plutôt que de chercher l’héroïsme à Rome, Racine vient y chercher la monstruosité.
Comme en réaction au badinage comique de la pièce précédente, Racine renoue avec la violence de la Thébaïde et compose une tragédie particulièrement sombre, « la plus travaillée » selon lui, ayant pour sujet, emprunté à Tacite, l’avidité du pouvoir de Néron et de sa mère Agrippine. L’avidité du pouvoir, oui, mais pas uniquement, voire très peu, politique : c’est l’empire de soi qui forme le cœur des actions, Néron cherchant à se prémunir de sa castratrice de mère, afin de vivre en empereur libre de s’adonner à ses passions, en une recherche de plaisirs infinis. La concupiscence d’un empereur, qui n’est pas encore le « monstre » proverbial, se dessine déjà, elle lui est intrinsèque et le guide dans sa volonté d’écarter les obstacles à cette voie : au premier rang desquels, son frère Britannicus, rendu bien plus naïf et moral que chez Tacite, sans doute pour accentuer l’aspect tragique de son destin. La lame de Néron plane sur sa tête tout au long de la pièce, balloté qu’il est tel le jouet de l’empereur qui ne sait pas exactement quoi faire, qui hésite encore à l’éliminer au nom du pouvoir ou à l’épargner par devoir familial ou plutôt par appréhension du qu’en-dira-t-on romain, tant il est vrai que combattent en lui uniquement ces deux sentiments, représentés par les conseillers Burrhus et Narcisse. Non, on peut en ajouter un troisième, son amour réel pour l’immaculée, l’innocente Junie, amante de Britannicus, symbole absolu de tout ce que Néron n’est pas et qui se refuse à lui, qu’il convoite en tant qu’elle est sa négation absolue, l’inaccessibilité même d’un désir. L’élimination finale scelle le destin du monstre, l’éloigne de Junie pour toujours et le mène précisément à l’absence de la liberté qu’il recherchait, c’est-à-dire à le faire prisonnier de ses propres passions, dans une course effrénée conclue par le suicide qu’on connaît.
Bérénice (1670)
Sortie : 1670 (France). Théâtre
livre de Jean Racine
Kavarma a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Sujet emprunté très probablement cette fois directement à Corneille, mais en s’en démarquant dans le ton. Une grande sensibilité émane de la Bérénice racinienne, amante du guerrier Titus, qu’il a amenée à Rome après sa campagne de Judée.
A la mort de Vespasien son père, il devient empereur et la pièce se déroule huit jours après l’accession au trône. Ces huit jours sont déterminants, car ils accusent la transformation de Titus, qui est l’exact inverse de Néron : d’abord concupiscent, débauché, vivant de plaisirs, le pouvoir suprême lui fait accepter son nouveau rôle et ses responsabilités. Exit la vie de luxure avec la pétillante Bérénice, il s’est calfeutré une semaine pour réfléchir à comment l’éconduire, les lois romaines proscrivant l’union royale avec des étrangers. Et alors, dans cette pièce sans action, sans péripéties d’aucune sorte, tout l’art sensible de Racine se dévoile, dans ces longs dialogues, les états d’âme dans les monologues, on apprend la patience, parce qu’il s’agit de trouver le bon mot, le bon moment, pour annoncer la douloureuse mais inéluctable séparation qui, selon le mot de Suétone, se fait invitus invitam, « malgré lui, malgré elle » ; Titus s’afflige pendant que Bérénice espère toujours qu’elle l’épousera, mais vient l’annonce, par la bouche du frère d’arme et néanmoins rival de Titus auprès de la femme aimée : Antiochus, le souffre-douleur de la pièce à l’insu de tous, aimant la femme mais se faisant l’ambassadeur de l’amour de Titus auprès d’elle, gardant malgré tout sa loyauté pour lui et sa propre grandeur d’âme. Beaucoup de pathos dans cette tragédie, et beaucoup d’héroïsme aussi : Titus qui se responsabilise, et, à la fin, Bérénice consent enfin à son devoir, la séparation, mais uniquement quand elle est assurée de l’amour éternel de Titus, que, loin de vouloir l’éconduire pour trouver meilleure femme, il lui gardera toujours sa place de reine dans le cœur. Pièce très touchante, qui prend sa place de tragédie morale toute spéciale dans l’œuvre de Racine.
Les Guêpes (-422)
Σφῆκες (Sphễkes)
Théâtre
livre de Aristophane
Kavarma a mis 8/10.
Annotation :
Eh bien comme les Plaideurs, il s’agit ici d’une comédie sur le système judiciaire, mise en scène à travers les personnages de Chéricléon, le père juriste, et Vomicléon, le fils idéaliste. Les noms déjà loufoques annoncent la teneur de l’œuvre, on est d’accord, et renvoient très très subtilement à Cléon, maître d’Athènes au Ve siècle, contre lequel écrit Aristophane : un démagogue ayant réformé la justice sous prétexte de la rendre au peuple (appâter le quidam en le payant 2 oboles de salaire par affaire pour s’instituer juré), mais qui l’instrumentalise évidemment à son profit. Chéricléon prend son travail très à cœur et se sent grand juge appelé par le ciel pour juger tout et tout le temps, et surtout tout le monde, si bien que son fils l’enferme dans la maison pour le guérir de sa « judicarite », comme d’aucuns souffrent de « picolite biberonnante » ! Oui, c’est le cœur du style d’Aristophane : les jeux de langage et l’obscénité, qui rappellent volontiers, d’abord Rabelais, parfois Céline. Il faut dire que la traduction de l’excellent Victor-Henry Debidour rend honneur au style familier et à ces jeux, et donne la pièce lisible comme un délire théâtral du XIXème siècle.
Aristophane n’oublie pas de compisser les sentiments bas et faibles, se pose en anti-démagogue en fustigeant ses propres spectateurs de ne pas avoir cru en les vertus qu’il tente de partager dans son œuvre, rappelant qu’il s’en prend aux puissants en son propre nom et non pas aux petits, tout cela car il « n’entend pas que son commerce avec les muses tourne au maquerellage ». Il est vrai que la différence se pose aussi là avec Racine, outre l’originalité de la forme et du style, il y a la volonté de réellement pointer du doigt les problèmes posés en profondeur. Vomicléon argumente face à son père pour le convaincre qu’en croyant être un maître, il n’est en fait que l’esclave du système des maîtres qui l’utilisent, non seulement à fins politiques, mais en plus pour une bouchée de pain et sans le respect populaire qu’il croit avoir. Ses yeux se dessillent peu à peu, et après avoir jugé un chien pour vol de fromage, il entend les arguments en faveur des bonnes vertus : le bon vin, la bonne tenue dans le monde, le respect qu’on se doit... en somme, une sorte d’épicurisme aristocratique, si j’ose m’exprimer ainsi. Il oublie cependant la modération, consubstantielle au dit épicurisme.
Tite et Bérénice (1670)
Sortie : 1670 (France). Théâtre
livre de Pierre Corneille
Kavarma a mis 8/10.
Annotation :
Si Racine écrit une tragédie de Bérénice, Corneille tire du sujet une comédie héroïque, la deuxième pièce de ce genre-là qu’il écrit, vingt ans après avoir inventé le genre avec Don Sanche d’Aragon.
Pour un même événement (la séparation de Titus, devenu empereur, et Bérénice, reine de Judée), deux esthétiques. Les différences sont palpables, car si Racine écrit une tragédie morale d’amours malheureuses remplie de déclamations élégiaques, Corneille donne une fin assez heureuse à une pièce bien plus axée sur le dialogue rhétorique et les problèmes d’État que pose la liaison des amants, Corneille oblige. Il ajoute aussi un second couple, Domitie, fille d’une famille romaine influente à qui Titus est promis, et Domitian, frère d’icelui. Ces deux-là s’aiment cependant, et en plus de fournir matière à plusieurs dialogues de négociations affectives assez drôles (par ex. Domitian propose que son frère lui donne Bérénice puisqu’il doit remplir son devoir en prenant Domitie, ou Domitie qui veut Tite parce que c’est l’empereur et argumente en ce sens auprès de son propre amant), cet ajout offre de quoi renforcer les aspects rhétorique et politique du style cornélien.
L’histoire, si elle donne autant de soucis aux deux auteurs, se moule avec assez de brio dans les deux genres qu’ils ont respectivement choisis pour en rendre compte, mais pas sans adaptations. Si les amours contrariées donnent plutôt matière à comédie, l’analyse des souffrances du cœur et l’origine politique de ces contradictions ont mené Racine vers la tragédie ; malgré ces aspects-là, Corneille, en s’insérant dans les canons tragiques qu’il a lui-même mis en place après le Cid, voit néanmoins le potentiel comique du récit des amants en remplaçant les déplorations par la rhétorique, les passions tendres (amour, tendresse) par les fortes (puissance, ambition), l’élégie par le pathos aristotélicien, et en faisant l’éloge de la décision finale d’un point de vue héroïque. Comme quoi, un sujet ne vaut rien tant qu’il n’est pas mis en forme.