Errances
20 films
créée il y a presque 2 ans · modifiée il y a environ 2 moisL'Intendant Sansho (1954)
Sanshō dayū
1 h 59 min. Sortie : 5 octobre 1960 (France). Drame
Film de Kenji Mizoguchi
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Il y a un mélange de sobriété et d'émotion vibrante dans le travail de Mizoguchi qui rendent ses oeuvres difficiles à appréhender. Les Contes de la Lune Vagues après la Pluie m'avait marqué par sa mise en scène, mais la cohabitation des genres et le rythme lent ne m'avaient pas pleinement convaincu. Puis Les Amants Crucifiés et La Rue de la Honte m'ont ouvert les yeux sur un cinéma d'une grande justesse. La lecture des plans, la beauté des cadres et des éclairages, tout converge vers une forme d'harmonie. Un équilibre simple en apparence, mais qui confine au génie. Au delà de la plastique et du jeu d'acteurs remarquables, le fond révèle dans le travail de Mizoguchi une toute autre profondeur à travers le scénario tragique qu'il déploie. Une noirceur qui contraste avec la clarté des images. Sur les thème de la prostitution et de l'adultère, la misère sociale transparaît sans filtres. Heureusement le réalisateur ne sombre jamais dans le pathos, martelant simplement la dure réalité. Rien ne viendra ébranler les codes absurdes de cette société, rien ne viendra briser les tabous et les lois, et rares seront les joies qui leur survivront. C'est dans ce rude parti pris que l'économie d'effets et la maîtrise du rythme viennent s'imbriquer. Tout s'emboîte alors à merveille.
Dans ce même prolongement, L'Intendant Sancho sorti en 1954 incarne un des films les plus reconnus chez le réalisateur japonais. On y découvre une nouvelle injustice sur le thème des paysans exploités, une forme d'esclavage de la part de grands seigneurs qui abusent de leur autorité. Dans cet élan tragique qui recoupe avec le reste de l'oeuvre de Mizoguchi, un pilier va soutenir l'ensemble du récit : la famille. De la rudesse de l'enfance aux souvenirs plus chaleureux, des séparations aux retrouvailles, tout le film s'articule autour de ce noyau familial et des tragédies qui lui échouent. L'histoire malheureuse n'est finalement qu'une succession d'épreuves qui ne viendront jamais à bout de cet amour. Un lien indéfectible, même si en fin de parcours, l'ultime rencontre du fils et de la mère prendront une teinte d'amertume et de mélancolie. Un grand film pour un grand réalisateur.
(Août 2021)
Le Mépris (1963)
1 h 43 min. Sortie : 20 décembre 1963 (France). Drame, Romance
Film de Jean-Luc Godard
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
J'avoue être partagé devant le travail de Jean-Luc Godard. Avec Le Mépris sorti en 1963, je découvre une oeuvre singulière qui abrite un film dans un film. L'histoire entière est habitée par l'Odyssée d'Homère, dans une interprétation si second degré qu'elle frise parfois le ridicule. On assiste également au déclin d'une relation vouée à l'échec, assez intéressante (au delà du charme hypnotique de Brigitte Bardot). L'esthétique générale est très réussie, et la bande originale marquante avec son refrain. La direction d'acteur reste à souligner, dans ces décors vraiment éblouissants. Un film beau pour résumer mais un peu vain, à l'instar des dialogues creux et poussifs de la nouvelle vague.
En visionnant Pierrot le Fou du même réalisateur, j'ai noté comme un gimmick, un refrain musical encore. On y trouve ce duo d'acteurs insolants et incarnés, des décors qui épousent la dynamique des personnages et un charme certain. Mais... toujours des dialogues abscons, des expérimentations au montage plus ou moins réussies (visuelles, sonores), des fils de narration hachés. Une intention louable qui accuse un trop plein. Les efforts sur la forme finissent par obscurcir le fond, et le film en devient artificiel. Comme le cinéma de Lynch qui, dans ses mystères et son étrangeté, recèle parfois une réelle beauté ; toutefois, ce dernier, quand il s'aventure trop loin dans ses délires (type Eraserhead ou Inland Empire) perd ce charme à mes yeux.
Une dernière aventure dans le cinéma de Godard avec A bout de Souffle, encore une romance bousculée et de l'impertinence au montage et à l'écriture. Cette fois heureusement les dialogues sont plus digestes (et plus drôles). L'équilibre semble restauré dans ce troisième visionnage où la photographie en noir et blanc accroche le regard, capturant le héros dans sa course contre le temps. Acculé après un crime évident, il refuse encore de voir la réalité, tentant dans un dernier élan de saisir la vie (et l'amour) à bout de bras. Quitte à détrousser tout ceux qui passent en travers de son chemin. Un cinéma intéressant au global, audacieux pour le moins, un peu tape à l'oeil et trop esthétisant parfois. A creuser, peut-être avec la série documentaire Histoire(s) du cinéma.
(Décembre 2020)
L'Armée des ombres (1969)
2 h 25 min. Sortie : 12 septembre 1969 (France). Drame, Guerre
Film de Jean-Pierre Melville
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
L'Armée des ombres, réalisé par Melville en 1969, dépeint la résistance française lors de la seconde guerre mondiale. Il est moins question ici du mouvement global de la résistance, et de ses rouages, que des personnes qui la composent. Ces hommes et ces femmes nous apparaissent plus nuancés ici que ce que les récits d'histoire ont tendance véhiculer. On suit le parcours de Philippe Gerbier, leader d'un groupe de résistants. Alors qu'il est capturé par la Gestapo, ce dernier parvient à s'échapper mais ses collègues tombent peu à peu dans les filets de l'armée allemande. Tout sera tenté pour les sauver, en vain. En se concentrant sur l'homme et les choix difficiles à entreprendre lorsque la survie est en jeu, Melville tire un portrait tout en relief de ces combattants de l'ombre. Leur lutte, si elle reste nécessaire, apparaît de moins en moins noble au fil des séquences, les poussant au meurtre, à la défiance, au sacrifice des leurs. La solitude emmerge face à l'emprisonnement ou la torture. Préserver les siens et le secret de leurs identités ne peut aboutir qu'à une conclusion : la mort, souvent atroce. Avec une interprétation toute en justesse, les acteurs choisis par Melville s'en tirent admirablement, Lino Ventura et Simone Signoret en tête.
On retrouve la même sobriété dans l'Armée des Ombres que dans la mise en scène et le montage du Cercle Rouge, paru un an plus tard en 1970. Dans les deux oeuvres, l'action occulte parfois le dialogue et le silence habille le reste de la séquence. Lors du long cambriolage du Cercle Rouge, le silence est complet. Plan après plan, la caméra décortique les gestes et les attitudes de personnages rompus à leur activité. Il en va de même lors des phases de poursuite ou d'évasion de l'Armée des Ombres. Bien sûr, dans un cas il est question de policiers et de bandits, dans l'autre de résistants et d'occupation allemande, mais le style et l'approche ont quelque chose de reconnaissable, il y a une vraie signature. Au terme du voyage, cette armée des ombres nous laisse une impression étrange, comme un goût de cendres. Autant de morts pour le prix du silence. A croire qu'endosser une telle responsabilité, accepter un tel fardeau, condamne déjà la personne. Un film éloquent, tout en sobriété, et magistralement interprété.
(Octobre 2020)
Guet-apens (1972)
The Getaway
2 h 03 min. Sortie : 25 janvier 1973 (France). Action, Policier, Thriller
Film de Sam Peckinpah
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Après la Horde Sauvage et son western musclé, riche en fusillades, j'étais curieux de voir d'autres films de Sam Peckinpah. Avec Guet-apens sorti en 1972, je découvre un mélange étonnant de drame, d'action et de road-movie. L'histoire débute sur les même bases que son aîné, un récit de braquage. Le Doc, alias McCoy (campé par Steve McQueen), est libéré de prison par l'intermédiaire de sa femme et d'un type véreux. Rien de gratuit en ce bas monde, le Doc va devoir reprendre du service et ouvrir le coffre de la banque locale, qui s'apprête à être attaquée. S'en suivent des préparatifs et des rebondissements qui conduiront le couple McCoy à fuir sur les routes du Texas. Ils seront à la fois poursuivis par les mafieux et la police, emportant avec eux le butin du hold-up. Comme un goût de Bonnie and Clyde. A l'instar de la Horde Sauvage, Guet-apens n'est pas avare en scènes d'action (celle où McQueen détruit la voiture de police avec son fusil à pompe est jouissive). L'humour est toujours de la partie, et cette légèreté équilibre avec brio l'atmosphère toute particulière du film.
Mais la comédie ou même l'action ne sont finalement pas la cibles du cinéaste. L'ensemble du long métrage apparaît comme un prétexte à capturer l'essence d'une relation complexe. Retrouvaille, mensonges, amour et trahison, ce qui lie le couple est écrit de main de maître, et admirablement interprété par Steve McQueen et Ali MacGraw. Des regards appuyés aux scènes brutales, des sourires de joie aux silences lourds, la partition est jouée avec élégance. Surtout il y a ces scènes suspendues, hors du temps, où la menace constante ravive une relation qui semblait perdue. Le script est un exercice de funambule réussi haut la main, car jongler avec autant de genres n'est pas chose facile. Au terme du voyage, au delà de l'humour et des échanges de balles, c'est bien ce lien entre les McCoy qui nous restera. Alors certes le rythme est un peu haché, notamment avec le trio improbable où le pauvre médecin subit des humiliations. Mais sur l'ensemble c'est du ton bon, quel excellent film.
(Septembre 2020)
Soy Cuba (1964)
2 h 21 min. Sortie : 16 juillet 2003 (France). Drame
Film de Mikhail Kalatozov
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Dans Soy Cuba sorti en 1964, Kalatozov met en scène une ville cubaine au bord de l'explosion, annonçant la fin du règne de Batista. Le film se compose de quatre chapitres distincts, chacun offrant un regard différent sur la révolution de 1959. Je me souviens peu des intrigues, je retiens surtout la virtuosité du réalisateur russe qui transpire à chaque instant, à travers de magnifiques plans séquences et une photographie en noir et blanc nourrie de jeux d'ombre et de lumière. Une voix off personnifiant la ville de Cuba vient marquer la séparation entre les chapitres, de façon mystérieuse. En toile de fond, au delà du cadre politique, c'est la détresse sociale qui sert de le fil conducteur à ces courtes histoires, où les riches de tout bord l'emportent toujours sur les moins favorisés.
Il est intéressant de noter que Soy Cuba se fait l'héritier de Quand passent les Cigognes sur l'aspect esthétique, oeuvre du même réalisateur sortie 7 ans plus tôt. On retrouve par exemple dans le film de 1957 cette même signature dans les plans séquences, comme la scène où Boris est suivi dans les transports de la ville, ce qui précède le long travelling latéral de la foule. Il y a aussi cette montée tournoyante des escaliers, où lorsque l'héroïne hésite à tout abandonner alors que le train arrive en gare. Sans omettre le passage audacieux du déluge de bombes qui s'abat sur la ville, ou encore les souvenirs de Boris, pris dans l'ivresse de ses pensées et de ses espoirs de mariage, vifs jusqu'à son dernier souffle dans le marécage.
Pour chacun de ces films (Soy Cuba et Quand passent les Cigognes), le récit n'est pas dépourvu d'intérêt, avec d'un coté un triangle amoureux bousculé par le contexte de la guerre, de l'autre une crise sociale et une révolution qui marquent une population à vif. A chaque fois de grands élans dramatiques rythment une histoire bordée de situations douloureuses et de rêves brisés. Betty qui trahira son corps pour survivre, Mariano qui rejoindra la révolution par dépit, Pedro et Enrique, trop insouciants. Mais pour les deux oeuvres, l'intérêt se cache vraiment dans la virtuosité formelle qui habille le tout. La narration est efficace certes, et les acteurs sont bien dans leur rôle, quoiqu'un peu emportés parfois (ou alors la direction d'acteur allait en ce sens). Mais ces plans séquences de folie, cette audace improbable de la caméra, c'est ce qu'il me restera de Soy Cuba.
(Septembre 2020)
Nuages flottants (1955)
Ukigumo
2 h 03 min. Sortie : 15 janvier 1955 (Japon). Drame, Romance
Film de Mikio Naruse
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Dans Nuages Flottants sorti en 1955, Naruse s'intéresse au genre shomingeki, un type de film centré sur les classes moyennes du Japon. L'histoire se passe dans un contexte d'après guerre, dans une ville de Tokyo encore marquée par le conflit mondial. Yukiko et Kengo sont d'anciens amants qui se sont connus en Indochine quelques années plus tôt. Alors qu'ils se retrouvent à Tokyo, Yukiko semble toujours attachée à son ancien amant, mais ce dernier la repousse, trop attaché à sa femme. Au fil du temps, les amants vont se croiser sans pourtant réussir à maintenir une relation stable. Naruse exprime à travers ce chassé-croisé des sentiments complexes et passionnés, tout en produisant un film tout en retenue dans les effets qu'il déploie. Pas de surenchère dramatique ni de musique poignante, pas d'effusions de cris ou de larmes. Yukiko et Kengo sont juste incapables d'accorder leur affection, à l'instar d'un climat fragile, impossible à prévoir. En découle cette image de nuages accrochés à l'horizon.
Il est vrai que les personnages sont différents. Yukiko exprime l'amour et la passion alors que Kengo est plus distant dans ses aventures sans lendemain. L'une est prisonnière du passé, de ses souvenirs fantasmés d'Indochine où la lumière se fait plus vive, comme dans un rêve. L'autre est piégé dans une réalité morne d'après-guerre, illustrée par ces ruelles grisâtres au ciel dévasté, incapable de rompre la relation avec son ancienne amante. Deux sensibilités différentes enchaînées l'une à l'autre. Deux archétypes, masculin et féminin, qui ne se rejoindront jamais. A la toute fin, après le soleil radieux d'Indochine et le ciel sombre de Tokyo, les amants se retrouvent près d'une île cernée par la pluie. Un dernier échange qui viendra terrasser le spectateur. Ozu, tout aussi familier du genre shomingeki, témoignera un immense respect à l'égard du cinéma de Naruse, et de Nuages Flottants en particulier. Un film qui m'a touché pour la sobriété du style mise au service d'un thème si brûlant. Il règne un équilibre fragile dans l'oeuvre de Naruse, une rigueur du mouvement entre ce qui est mis en lumière et ce qui est gardé dans l'ombre.
« Courte est la vie des fleurs.
Infinies leurs douleurs. »
(Août 2020)
Assaut (1976)
Assault on Precinct 13
1 h 31 min. Sortie : 5 juillet 1978 (France). Action, Policier, Thriller
Film de John Carpenter
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Assaut, film de Carpenter sorti en 1976, nous plonge dans une banlieue de Los Angeles aux abois. Suite à une violente descente de police, plusieurs membres d'un même gang sont tués. Pour se venger, leur chef signe un pacte de sang qui va initier une guérilla dans les rues de la ville. En parallèle de ces évènements, le commissariat local vit ses dernières heures, réduit au minimum en attendant sa désaffectation. Le Central accueille donc un unique officier chargé de tenir la baraque pour la nuit. Le transfert en bus d'un groupe de prisonniers, en route pour le couloir de la mort, achève de planter le décor. Dans ce paysage urbain et lugubre, les gangs sont comme possédés, emportés dans leur soif de vengeance. Ils tirent à vue sur les passants jusqu'à arriver au Central de police. Dans le même laps de temps, le fameux bus de prisonniers fait escale au commissariat pour soigner un des détenus. Les pièces de l'échiquier sont alors en place. Retranchés dans un bâtiment presque vide, le groupe bigarré formé de secrétaires, d'agents de police et de prisonniers va devoir faire équipe. Alors que la nuit tombe et que l'obscurité se rapproche, l'électricité et le téléphone sont coupés. Le gang encercle alors le poste, une lutte acharnée s'engage.
Esthétiquement, Assaut est d'une clarté absolue. L'action est limpide, les travellings et les mouvements de caméra mettent en valeur les séquences de façon remarquable. La bande originale accentue la tension par sa discrétion, muette parfois pour laisser enfler le suspense avant de reprendre sur des thèmes inquiétants. Niveau jeu d'acteur, c'est du tout bon : de la belle Laurie Zimmer au mystérieux Darwin Joston jusqu'au dévoué Austin Stoker, rien à redire. Assaut est une prouesse formelle et un jusqu'au-boutisme en terme d'action. Carpenter oblige, un étrange malaise s'installe au cours du film. Ce gang qui s'acharne sur le poste de police apparait et s'évanouit avec une rapidité inouïe. Le pacte de sang que le chef des Street Thunder a passé, n'était-ce réellement qu'un engagement moral, ou cela allait-il au-delà ? Les forcenés assiègent le commissariat tel un flot ininterrompu, rappelant la fameuse Légion des enfers. Ce grain de noirceur vient compléter l'atmosphère unique du film, ajoutant aux ingrédients d'adrénaline et de tension un caractère ésotérique qui fait froid dans le dos. Pour Carpenter, Assaut est une vraie réussite et malgré les effets datés, l'oeuvre vieillit très bien. Un must.
(Juin 2020)
La Nuit (1961)
La Notte
2 h 02 min. Sortie : 24 février 1961 (France). Drame
Film de Michelangelo Antonioni
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Dans La Nuit d'Antonioni, un couple de citadins s'éteint doucement sous le regard de la caméra. Giovanni et Lidia laissent ainsi leur mariage sombrer sans parvenir à prendre de décision quant à leur avenir. On les voit errer dans les soirées mondaines, se perdre dans les rues de Milan. Chaque rencontre qu'ils font loin de l'autre est une occasion de s'évader, mais rien n'arrive jamais. A l'instar de L'Eclipse ou de L'Avventura, le temps s'étire lentement, prenant la mesure du déclin qui s'annonce. Si le rythme et le scénario ne plairont pas à tout le monde, le jeu d'acteur et la photographie en noir et blanc devraient en réconcilier certains. Le trio gagnant, composé de Marcello Mastroianni, Jeanne Moreau et Monica Vitti, y joue sans doute pour beaucoup.
On observe donc ce couple aller et venir dans une sorte de fuite en avant. Une fuite qui va les mener jusqu'à cette ultime soirée dans une luxueuse villa. La nuit et la pluie composent alors une étrange atmosphère, propice aux flirts et aux non-dits. Le coeur du film, l'incommunicabilité, se révèle à la lumière de ce couple qui tente une dernière fois de se rapprocher. Dans cette ambiance feutrée, les regards expriment ce que les gestes trahissent depuis trop longtemps. La vérité finit par éclater... en demi teinte. C'est une victoire sur un air de renoncement. Quand le jour se lève, un petit miracle éclot dans la rosée des jardins. Une trêve, négociée à l'encre des souvenirs.
Le dénouement, que viennent apporter l'aube et l'étreinte, peut être sujet à débat. On pourrait imaginer un nouveau départ. On voit d'ailleurs les amants se rappeler, émus à la lecture des mots de Giovanni, de ce qui un jour les a unis. Cependant, il y a peut-être autre chose à creuser. Cette fin, à mon sens, est aussi la fin de leur relation. Giovanni et Lidia ont franchi un point de non retour. L'abandon, dans le calme du matin, est moins une réconciliation qu'un reste de lumière dans le sillage d'un météore. La vérité a un prix qu'il leur faut assumer. Pour faire simple, c'est un film magnifique avec un sujet intemporel, peut-être mon préféré d'Antonioni.
(Janvier 2020)
Le Trou (1960)
2 h 12 min. Sortie : 18 mars 1960. Policier, Drame, Thriller
Film de Jacques Becker
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Le Trou, film de Jacques Becker sorti en 1960, est une plongée en apnée dans l'univers carcéral. Sous l'angle de la caméra, la prison se révèle un royaume de trocs et de routines. Les acteurs, pour partie d'anciens détenus, traduisent de manière édifiante cette impression de vie mise en cage. L'histoire débute avec l'arrivée d'un nouveau locataire dans une cellule qui accueille déjà quatre prisonniers. Passés les doutes des premiers jours, les occupants expliquent au petit dernier leur projet d'évasion. L'objectif est sommaire : creuser un trou dans le sol et dissimuler l'entrée sous des cartons. Le moment venu, il s'agira de s'y engouffrer pour atteindre les sous-sols et rejoindre la sortie par les égouts. Il n'y aura pas de seconde chance, la cohésion du groupe est donc primordiale malgré la défiance naturelle de chacun. La soif de liberté l'emportera finalement, embarquant tout le groupe avec elle.
D'un point de vue formel, la caméra est un prolongement de l'enfermement vécu par les détenus. Le cadrage masque souvent les extérieurs tandis que les gros plan accentuent l'étroitesse de la cellule. Dans les entrailles de la prison, une fois échappé de la cellule, le phénomène de claustrophobie s'amplifie. La mise en scène reste sobre. La musique, ou plutôt l'absence de musique, laisse parler le bruit des gamelles, le grincement des portes, le choc des outils sur la pierre. Les sons viennent renforcer l'isolement et meublent le silence. Mais pour réussir l'évasion, il faudra rivaliser d'ingéniosité. Avec un minimum de moyens, le scénario nous explique comment déjouer les verrous et mesurer le temps à partir de rien. Comment simuler les corps sous les couvertures, et surveiller les gardiens avec une brosse à dents et un bout de verre. Comment évacuer des gravats et recycler le moindre objet discrètement.
Certains longs-métrages en mettent plein les yeux avec leurs effets spéciaux. Ici Becker nous décroche la mâchoire avec de la simplicité et du bon sens. Son film est réellement saisissant, immersif à plus d'un tour. C'est juste une leçon d'écriture et de cinéma. Jusqu'au bout le suspense est entretenu, pourtant la réussite du projet importe peu car Le Trou nous a déjà happé. Le concours de José Giovanni, ancien condamné à mort, a certainement participé au cachet d'authenticité du film.
(Novembre 2019)
Playtime (1967)
2 h 06 min. Sortie : 16 décembre 1967. Comédie
Film de Jacques Tati
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Dans l'art du cinéma muet, deux monstres se partagent la vedette pour la période d'entre deux guerres. Les américains ont Buster Keaton, les britanniques Charlie Chaplin. L'humour et l'absence de paroles sont l'occasion pour eux d'aborder des thèmes forts sous couvert de scènes comiques, et le mélange fait émulsion. En France, on découvrira plus tard le trublion Jacques Tati qui reprend en partie ces codes, avec des oeuvres aussi drôles que touchantes. Drôles, mais pas que. Il y a une dimension d'avant-garde et d'anticipation dans les travaux de Keaton et de Chaplin, dans le fond comme dans la forme. Au delà de l'humour, on décèle chez eux une humanité à fleur de peau. Tati est du même tonneau. Mime talentueux, comédien et poète incarné, les longs métrages tels que Mon Oncle, sorti en 1958, ou Les Aventures de Monsieur Hulot, produit en 1953, dévoilent déjà tout le génie de l'artiste français.
En 1967, Tati réalise Playtime, une oeuvre pleine et ambitieuse créée sans aucune retenue. Du fait de l'échec commercial à la sortie et des difficultés de tournage puis de montage (le film devait durer plus de 3h à la base), le réalisateur y laissera des plumes, d'un point de vue moral et financier. Dans Playtime, on découvre une ville aliénée où les individus sont devenus esclaves des conventions et des contraintes de la ville, au point que leur routine en devient absurde. On observe un immense rond point qui tourne au ralenti sous forme de carrousel, des appartements ouverts aux passants par leurs baies vitrées, des bâtiments de verre et d'acier aussi froids qu'un empilement de cubes, modernes semble-t-il. Les gens sont comme des fourmis, obéissants et accaparés dans leurs tâches sans jamais s'interroger. Dans ce chassé-croisé urbain où deux personnes vont sans cesse se frôler, dans cette quête de perfection où le vice du détail est encouragé, Tati aboutit à une oeuvre totale, un chef d'oeuvre absolu d'anticipation qui fait écho aux dérives des métropoles dans lesquelles nous vivons aujourd'hui. Une leçon de cinéma, une leçon de vie tout court, qui mettra quelques années à germer et à gagner en notoriété (moi le premier, le film m'a laissé de marbre lors de mon 1er visionnage).
(Juillet 2019)
Blade Runner (1982)
1 h 57 min. Sortie : 15 septembre 1982 (France). Science-fiction, Film noir, Thriller
Film de Ridley Scott
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Blade Runner, réalisé par Ridley Scott et sorti en 1982, imagine le futur d'une autre Terre. Los Angeles y incarne le reflet de Metropolis dans ses clivages et sa verticalité. Le film s'ouvre sur les halos des gratte-ciels, dans une ville constellée de lumières et de néons. Alors que l'aéronef s'envole dans la nuit, Vangelis nous hante d'une musique éthérée, hors du temps. L'histoire va s'attacher au personnage de Deckard, un chasseur spécialisé dans la traque d'androïdes. De manière édifiante, Blade Runner reprend les codes du film noir pour créer un genre de polar cyberpunk. L'enquête s'avère bouleversante, dans les thèmes qu'elle aborde comme dans la réalisation absolument remarquable.
Ridley Scott construit son univers à travers une échelle de contrastes. La pénombre perpétuelle s'étend dans une ville baignée de lumière artificielle, l'architecture écrasante de Los Angeles respire par ses décors aériens, et le cadrage, au plus près des visages, ne révèle rien de ce que les personnages abritent en eux. Le thème de la déshumanisation, tout comme celui de l'identité, exploite ces contrastes et illustre une barrière devenue floue entre l'homme et la machine. Ces réflexions se prolongent avec l'ambiguïté du test Voight-Kampff, sensé distinguer l'homme du robot. Mais comment traiter l'androïde qui ignore sa propre nature ? Rachel, rencontrée plus tard, compose-t-elle son propre répertoire d'affects ?
On apprendra que les réplicants, finalement, ne cherchent qu'à contourner leur courte durée de vie, estimée à 4 ans. Leur quête offre un terrain fertile à d'autres réflexions sur la mort, l'héritage, la survivance. On repense à ces buildings taillés en forme de pyramide, un clin d’œil aux pharaons et leur obsession d'immortalité. Deckard finira par retrouver la trace des fugitifs dans un immeuble délabré. Il s'engage alors un duel d'anthologie, gravé au panthéon des improvisations. « All those moments will be lost in time, like tears in rain». Mythique. Blade Runner est aussi un prolongement du roman de P.K.Dick, moins porté sur l'éveil de la conscience chez l'androïde, mais davantage axé sur la solitude de l'homme après un déluge nucléaire (avec des passages sur les animaux artificiels, les boîtes à empathie, les systèmes de castes, ou encore l'exode sur Mars). Blade Runner reste un véritable chef-d'oeuvre aujourd'hui encore, une oeuvre prégnante jusque dans la conclusion et les doutes qu'elle soulève sur la nature de chacun.
(Février 2019)
Metropolis (1927)
2 h 25 min. Sortie : 6 février 1927 (France). Muet, Drame, Science-fiction
Film de Fritz Lang
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Réalisé en 1927 par Fritz Lang, Metropolis incarne l'avant-garde de la SF au cinéma. Le film dévoile un monde dystopique où les plus favorisés, nichés dans les hauteurs, profitent d'une large population terrée dans les bas-fonds. Un pitch intemporel. Le cinéaste allemand va agrémenter son univers de personnages emblématiques tels que les Fredersen, père et fils. Là où le vieux Johhan règne en maître sur la cité futuriste, Freder incarne le changement. La rencontre de ce dernier avec Maria, une belle ouvrière, va amorcer l'intrigue. Touché par sa beauté, Freder la suit jusque dans les profondeurs de la ville. C'est là qu'il réalise la misère dans laquelle vivent les habitants. L'expérience qu'il en tire bouleverse alors sa vision de Metropolis. Lorsqu'il se précipite chez son père pour l'avertir, l'histoire prend un nouveau tournant.
Metropolis peut être perçu de différentes manières. Sous l'angle historique, le film dresse un portrait critique de la lutte des classes et du travail à la chaîne qui préfigure Les Temps Modernes de Chaplin, sorti en 1936. Sous un angle religieux, Metropolis dévoile une prophétie qui annonce l'arrivée d'un messie. Un axe mythologique se dessine également à travers la figure de Moloch qui engouffre ses victimes, tandis qu'un autre aspect, plus théâtral, englobe le récit dans l'interprétation appuyée des acteurs. Mais Metropolis c'est aussi des effets spéciaux inédits pour l'époque, un film d'anticipation qui imagine des gratte-ciels et des réseaux de transports saturés. La surpopulation et l'urbanisme inconsidéré ont accouché d'une architecture folle, un cocktail de courants et d'influences qui va hanter la culture du siècle suivant.
Les ramifications de Metropolis dans la culture contemporaine sont nombreuses, dans le jeu vidéo Bioshock par exemple avec la ville de Rapture et son élitisme morbide, ou dans la saga Final Fantasy avec la ville de Midgard où le dilemme des réacteurs Mako. On peut également citer Gunnm en manga, avec la cité de Zalem suspendue au bidonville de Kuzutetsu. Côté cinéma, l'ombre de Métropolis se devine dans 2046 ou Star Wars, avec C3P0. Un autre exemple plus frappant vient de Blade Runner, deux cités verticales à la circulation intense, grouillantes de monde, se reflettant jusqu'à la thématique de l'androïde à l'apparence humaine. Bref, Metropolis est à voir au moins une fois pour ce qu'il a apporté, même si le rythme et la conclusion du film ne satisferont pas tout le monde.
(Décembre 2018)
Harakiri (1962)
Seppuku
2 h 13 min. Sortie : 24 juillet 1963 (France). Drame
Film de Masaki Kobayashi
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Harakiri, réalisé par Kobayashi en 1962, nous embarque à l'ère d'Edo. C'est une période du Japon féodal où de nombreux samouraïs se trouvèrent sans occupation. C'est le cas de Tsugumo, un rōnin qui se présente un jour aux portes du clan Ii. Plutôt que vivre dans la misère, Tsugumo dit vouloir mettre fin à ses jours. Dès lors, un suspense se met en place par un jeu de flashbacks. Si l'introduction semble s'attacher à l'histoire du shogunat, le film opère rapidement une mutation. Tsugumo raconte ses déboires et la déchéance des siens. L'éloquence du rōnin contraste avec l'assurance qu'il affiche à l'audience. Mais des points d'ombres surgissent, et on apprend que Chijiwa, le gendre de Tsugumo, était venu au clan Ii formuler la même requête quelques temps plutôt. Sauf que pour Chijiwa, la requête était un mensonge. Ce dernier venait en réalité faire l'aumône pour gagner de quoi survivre.
Le clan Ii le força pourtant à accomplir le seppuku, pour faire de lui un exemple. La lumière sur cette folie redistribue les cartes, et le film glisse du drame à la lutte psychologique entre Tsugumo et l'intendant du clan. Alors que ce dernier se mure derrière ses principes, Tsugumo en appelle à son humanité... En réalité, le rōnin a pris les devants, humiliant en combat les bourreaux de Chijiwa quelques jours auparavant. Depuis, ces derniers se sont portés malades pour éviter le déshonneur. Ainsi Tsugumo démontre le lien entre la lâcheté de son gendre et celle des guerriers du clan Ii. Le film s'achève sur une explosion de violence, un authentique chanbara après que l'intendant ait ordonné la fin de Tsugumo. La conclusion nous offre une puissante allégorie à travers ces valeurs de samouraï qui volent en éclat. Les cloisons sont éventrées, les estampes tachées de sang. Ce qui existait de sacré, de noble dans l'art du samouraï a été détruit. Rien ne subsiste sinon un jeu de façades.
Dans Harakiri, à l'instar de Rebellion du même réalisateur, la forme sert le fond avec efficacité. La lenteur des travellings accentue le poids des mots, le cadrage souligne la gravité des visages, les techniques de champ-contrechamp donnent aux débats toute leur ampleur. La bande originale sert une musique raréfiée qui soutient la narration sans excès. La photographie et les décors, des cours du château aux rares zones extérieures, subliment l'histoire, comme ce duel au sabre dans une plaine balayée par le vent. En résumé, un chef-d'oeuvre de bout en bout.
(Novembre 2018)
Les Sept Samouraïs (1954)
Shichinin no samurai
3 h 27 min. Sortie : 30 novembre 1955 (France). Arts martiaux, Aventure, Drame
Film de Akira Kurosawa
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Les Sept Samouraïs, réalisé par Kurosawa en 1954, nous plonge dans un Japon médiéval en proie à la guerre civile. Un petit village isolé au coeur des rizières sert de lieu d'entame au récit. Alors qu'un groupe de bandits menace le hameau, les paysans décident d'aller quérir de l'aide et tentent d'embaucher des ronins, malgré leurs faibles revenus. Avec persévérance, ils réussissent à recruter sept fines lames. La narration se dilue alors sous l'angle de la caméra, laissant le spectateur s'imprégner de l'ambiance et des personnages. Samouraïs et paysans retournent finalement au village pour organiser une solide défense. Au rythme des préparations, un lien d'amitié se crée entre ces hommes que tout oppose. Un beau jour, alors que des trombes d'eau inondent le contrée, l'attaque des bandits a finalement lieu. Le film bascule dans un enchainement de manœuvres militaires et d'affrontements. Le village est encerclé, mais les samouraïs qui le défendent ont bien oeuvré. Sous une pluie torrentielle, la bataille se veut dantesque. Le souffle est épique, chaque action compte, chaque mort est décisive.
Puis le calme revient, et les 3h30 ont filé sans que je m'en aperçoive. Sous le jeu saisissant des acteurs, les héros me sont devenus familiers. Toshirō Mifune campe le plus attachant des ronins, passant du clown naïf au guerrier intrépide, maniant un sabre démesuré. L'extrême lisibilité du long métrage mérite tous les éloges, tant dans l’écriture que dans la mise en scène. Le cadrage est propre, les plans sont limpides. Autour d'une carte dessinée à même le sol, le spectateur suit avec le vieux Kanbei le déroulement de la bataille. Tout est fait pour qu'on s'y retrouve, pour ne jamais perdre le fil des évènements. A noter qu'on ne trouvera pas une simple opposition manichéenne. Le contexte n’a rien de binaire, Les Sept Samouraïs nous conte un récit à trois partis. Les hommes qui arrivent au départ pour aider le village sont mal accueillis car les samouraïs sont craints. Les vestiges d'armes et d'équipement retrouvés plus tard dans les chaumières attestent de litiges sanglants entre ronins et paysans. Et si la confiance se gagne dans l'adversité, Kanbei conclut sur une phrase qui résume toute l'ambiguïté du conflit. Malgré la victoire, selon lui n'a rien changé... Bref un très grand film. En matière de cinéma, Kurosawa sait décidément tout faire.
(Octobre 2018)
Apocalypse Now (1979)
2 h 27 min. Sortie : 26 septembre 1979 (France). Drame, Guerre
Film de Francis Ford Coppola
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Dès la première séquence d'Apocalypse Now, le ton est donné. La guerre que dépeint Coppola a quelque chose de sauvage, d'animal. Si le film est aujourd'hui un monument, le projet a failli ne jamais voir le jour : problèmes financiers, ennuis climatiques, acteurs souffrants. Heureusement le cinéma a triomphé pour une sortie officielle en 1979. On y découvre le capitaine Willard, un américain choisi en pleine guerre du Viêt Nam pour assassiner Kurtz, un ancien colonel devenu fou selon les renseignements. Pour mener cette mission, Willard va tenter de rallier sa cible par la voie des eaux depuis la frontière du Cambodge, embarquant à bord d'un vieux rafiot. Là-bas, la noirceur se mêle à une nature oppressante inspirée du roman de Joseph Conrad. Dans Au Coeur des Ténèbres, le récit se déroule en Afrique Noire, Conrad y décrit un monde ravagé par le colonialisme et l'esclavage. Coppola choisira d'illustrer la guerre avec la même rigueur : perte de l'innocence, banalisation de la violence, racisme, désolation. L'horreur, et son maquillage en faits divers, n'a aucune limite. Pour la faire oublier on organise des show improbables en pleine jungle avec des pin-up, des parties de surf, des raids aériens sur fond de Chevauchée des Walkyries.
Coppola va aussi creuser un enjeu plus fidèle au livre de Conrad : l'opposition entre le monde sauvage et le monde civilisé. Plus le bateau progresse au cœur de l'immense forêt, plus l'étau se resserre sur la fragile embarcation. La nature se densifie, les rencontres s'espacent, chaque escale témoigne du recul de la civilisation. Le langage s'éteint et la communication se réduit bientôt à une pulsation primitive, à des gestes et des peintures tribales. La horde indigène de Kurtz, armée servile et terrifiante, est le point d'orgue du voyage. The End des Doors ouvre et clôt ainsi le film, alors que Kurtz confronte un Willard devenu méconnaissable. Dans ce lieu reculé, l'homme n'est plus qu'instinct et sauvagerie. La folie incarne un levier central dans le film. C'est un espace où, dans cet enfer, chacun finit par se réfugier. A noter qu'il existe une polémique concernant le passage de la colonie française, supposé incohérent, mais cette partie me semble tellement décalée (au regard du spectacle qui la précède) qu'elle participe à ce sentiment de perdition, de monde mystérieux où chaque recoin de jungle abrite l'inconnu. Un film incroyable qui continue à faire parler de lui après tant d'années.
(Septembre 2018)
Stalker (1979)
2 h 43 min. Sortie : 18 novembre 1981 (France). Drame, Science-fiction
Film de Andreï Tarkovski
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Stalker, film inspiré du roman des frères Strougatski, nous plonge dans un univers déroutant. L'action prend place aux abords de la Zone, un territoire industriel à l'abandon. Dès l'intro on comprend que la Zone a quelque chose d'étrange et d'interdit. Son exploration sera au coeur de l'intrigue. On va donc suivre trois quidams lancés dans une dangeureuse expédition, avec un passeur qui mènera la traversée, et un duo improvisé composé d'un scientifique et d'un écrivain. Les trois compagnons vont voyager dans ces terres désolées où la nature semble avoir repris ses droits. L'humidité et la végétation y recouvrent les carcasses de véhicules ainsi que les bâtiments, sans qu'on apprenne jamais ce qui s'est déroulé en ces lieux. Derrière le calme, le paysage verdoyant abrite un labyrinthe des plus opaques.
Tarkovski va dans son film sans cesse questionner le spectateur, ce qui me rappelle une formulation : la saturation du mystère. Dans Stalker, il existe tant de pistes à explorer qu'un seul visionnage ne suffit pas à en épuiser la substance. On s'interroge sur les teintes à l'écran qui changent de couleurs, sur les origines inexpliquées de la Zone ou sur ce téléphone qui retentit au milieu de nulle part. Puis il y a cette gamine qui déplace un verre par la pensée... à moins qu'il ne s'agisse d'un train approchant. Et que dire de la Chambre, le secret le plus enfoui de la Zone. On ne peut avoir l'assurance de rien dans Stalker. Chaque personnage y va de ses convictions, sans jamais parvenir à une quelconque certitude, de la foi du passeur à la science du professeur, jusqu'à la passion animée de l'écrivain.
Avis aux intéressés, le film est plutôt lent, mais avec ses nombreux mystères on reste captivé. On est loin du chemin élagué par le roman où la Zone s'annonce comme le lieu de passage d'une race extraterrestre. Dans le livre, la nature fantastique des événements, des lieux et des objets ne laisse place à aucun doute. Là où le film ne fait que lever des hypothèses, le livre nous dévoile des phénomènes mortels, des enfants mutilés, des habitants qui hantent les murs de leur ancien logis. Il existe entre le film et le bouquin une belle complémentarité. Un jeu vidéo basé sur la Zone a même vu le jour en 2007, Shadow of Chernobyl. Pour conclure, j'ai mis du temps à apprécier l'oeuvre de Tarkovski, à digérer le travail du réalisateur, mais aujourd'hui je peux dire que c'est un de mes films préférés.
(Août 2018)
L'Impasse (1993)
Carlito's Way
2 h 24 min. Sortie : 23 mars 1994 (France). Gangster, Drame
Film de Brian De Palma
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
L'Impasse, sorti en 1993, est un film de truand inspiré du roman After Hours de Edwin Torres. Brian De Palma met une nouvelle fois en scène Al Pacino, ici dans le rôle de Carlito, un mafieux relaxé d'une peine qui s'étirait jusqu'à 30 ans. La trajectoire du film s'éloigne de celle de Scarface dans son approche plus nihiliste, presque désenchantée du thème de gangster. Avant de plonger, Carlito était à la tête d'un réseau de stupéfiants, mais à sa sortie il choisit de faire table rase. Pas si simple comme on dit. Malgré les efforts pour s'extirper du milieu, son ancienne vie le poursuit. Embrouilles, fusillades, trahisons. Dans ce New York trouble des années 70, la confiance se fait rare, difficile d'imaginer un échappatoire. Carlito en pince alors pour Gail, ressurgie mystérieusement de son passé, et tandis qu'il l'observe un soir à la dérobée, tout devient clair. Il lui propose de partager sa vie, mais bien sûr les choses vont se compliquer. Dans l'Impasse, il n'y a pas de fin heureuse.
Le film de De Palma est un parfait mélange entre quête de rédemption et film noir. L'introduction engage déjà le spectateur sur une réflexion atypique. La séquence qui ouvre la pellicule est aussi celle qui la clôt, on peut y voir la fin de Carlito, abattu dans le dos. L'Impasse est comme le chant du cygne d'un malfrat qui n'a aucune chance d'échapper à son destin. L'intrigue est ponctuée d'une voix off, celle de Carlito parlant de ses déboires, de ses choix et de ses erreurs, ses opportunités manquées. La fin ne changera pas d'un iota, mais son sens prendra une autre tournure au terme du voyage. En fait Carlito est le seul à ne pas avoir changé après ces 5 années de prison. Son ami, sa fiancée, son quartier, il ne reconnaît plus rien. L'Impasse est moins l'incapacité d'un homme à incliner le destin dans la direction qu'il choisit, que l'aveu d'un repenti piégé dans ses souvenirs. De Palma signe ici un travail d'orfèvre. Direction d'acteur, rythme, mouvement de caméra, lisibilité de l'action, bande originale. Dix années après le sacre de Scarface, le réalisateur remet le couvert avec Al Pacino pour un des plus beaux films de sa carrière.
(Février 2018)
In the Mood for Love (2000)
Fa yeung nin wa
1 h 38 min. Sortie : 8 novembre 2000 (France). Drame, Romance
Film de Wong Kar-Wai
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
In the Mood for Love, de Wong Kar-wai, débute à Hong Kong en 1962. On y découvre deux personnages, Mr Chow et Mrs Chan, qui emménagent dans des appartements voisins après avoir fui Shanghai. Ces derniers vont se croiser chaque jour sans y prêter attention, mais derrière le calme de la routine un orage se prépare. Lorsque Mr Chow et Mrs Chan découvrent que leurs conjoints entretiennent une relation adultère, ils se confient l'un à l'autre. Au détour des confidences, un lien plus ambigü va éclore. La rencontre laissera planer un espoir de romance mais dans ce contexte de honte sociale et de rancoeur sentimentale, difficile d'y voir clair. L'ambiance devient douce-amère, et le film étire ses lignes de temps, prolongeant les absences et les doutes des personnages dans des séquences qui se font écho. Les décors, les costumes, la photographie, la BO, tout est étudié avec grand soin, c'est vraiment sublime. Un sens du cadre qui se poursuit dans la bande originale vaporeuse, avec un thème lancinant qui rappelle que cette relation couve une tristesse inconsolable.
Puis l'atmosphère va peu à peu basculer vers une forme de songe. La caméra se perd dans un labyrinthe de couloirs et de rues. On saute d'une scène à l'autre comme un album de souvenirs, un rêve éveillé où les repères temporels sont brouillés, les transitions spatiales évacuées. Des évènements résonnent, des lieux se répètent, des croisements reviennent inlassablement, comme la lente montée des marches arpentée par Mrs Chan, qui vacille à la lueur des lampes. Enfin In the Mood for Love a quelque chose de théâtral. La mise en abime ne cesse de jouer la même pièce, celle des amants blessés qui singent la tromperie, imaginant la rencontre à l'origine de l'adultère. Une comédie dans la comédie où la scène, envahie par la nuit, souligne l'errance des personnages. Seule une averse peut les sauver, lorsque la pluie les contraint à l'intimité d'un abri... Une errance qui se prolongera dans le film 2046. On y retrouvera un écrivain imaginant un héros piégé dans une ville futuriste appelée 2046, numéro qui fait écho à la chambre où les amants du premier film se retrouvaient.
« In the old days, if someone had a secret they didn't want to share... you know what they did ? They went up a mountain, found a tree, carved a hole in it, and whispered the secret into the hole. Then they covered it with mud. And leave the secret there forever. »
(Mars 2017)
Persona (1966)
1 h 24 min. Sortie : 21 décembre 1966 (France). Drame
Film de Ingmar Bergman
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Persona est une oeuvre emblématique d'Ingmar Bergman. Sorti en 1966, le film dépeint une relation ambiguë entre deux femmes, dans un cadre contemporain. Elisabeth est une actrice talentueuse, mais lors d'une représentation sa voix s'éteint soudainement. Confiée aux soins d'un hôpital, la comédienne est prise en charge par Alma, une jeune infirmière. Malgré les soins dispensés, Elisabeth ne montre aucun signe de rétablissement, et le médecin lui propose de partir dans un cottage en bord de mer, en compagnie d'Alma. La nature du lien qui unit les deux femmes va alors évoluer, au point de devenir le centre de l'intrigue. L'oeuvre qui s'annonçait comme un drame, avec le mutisme d'Elisabeth et la solitude d'Alma, devient plus nuancée. Le film bascule peu à peu vers une ambiance oppressante.
Le thème de l'identité est ici très marqué. Plus le récit progresse, plus Alma se perd dans les limbes de sa personnalité, au point d'en oublier qui elle est. L'infirmière s'exprime parfois pour les deux femmes, comme si elle avait absorbé le caractère de la comédienne. Deux tempéraments cohabitent en elle. D'ailleurs si le mot "persona" désignait les masques que portaient les acteurs au théâtre, le terme a ensuite été repris en psychanalyse pour signifier la part de personnalité qui organise notre rapport aux autres, à la société en général. Pour paraphraser cette approche, "Persona" est la façon dont chacun doit se fondre dans un personnage prédéfini afin de tenir un rôle social. Un titre qui fait parfaitement sens, après avoir vu le film et compris où il voulait nous emmener.
D'un point de vue formel, Persona est à couper le souffle. La photographie est sublime et le montage particulièrement ingénieux, où les visages se confondent, les travellings accentuent le malaise, et les plans fixes jouent sur les effets d'opacité et de lumière (traduisant l'esprit troublé d'Alma). Avec son atmosphère incroyable qui empreinte ses codes au clair-obscur, le film de Bergman est une claque visuelle où chaque plan brille d'imagination. Son influence est d'ailleurs immense dans le 7ème art, on la retrouve par exemple dans Mulholland Drive de Lynch, fortement inspiré dans ses thèmes de dualité, d'identité, et de sensualité entre deux femmes. Mais ces marques se retrouvent chez bien d'autres cinéastes, notamment Coppola avec Apocalypse Now, ou Fincher avec Fight Club.
(Février 2017)
Il était une fois dans l'Ouest (1968)
C'era una volta il West
2 h 55 min. Sortie : 27 août 1969 (France). Western
Film de Sergio Leone
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Il était une fois dans l'Ouest, de Sergio Leone, est un western italien qui prend place dans une ville imaginaire appelée Flagstone. Dès les premiers plans, le film s'annonce comme un modèle en matière de cinéma. L'introduction sur le quai de gare, parfaitement mise en scène, dévoile les axes du long-métrage. On citera la conquête de l'Ouest, avec l'avancée inexorable du chemin de fer, et le récit de vengeance entre deux fines gâchettes, Franck et l'Harmonica. L'histoire se développe autour de Sweetwater, un îlot perdu en plein désert rocailleux. Le lieu abrite une des rares sources d'eau dans la région de Flagstone. Posséder une telle propriété avec l'arrivée du chemin de fer représente une aubaine, les McBain l'ont bien compris. Toutefois lorsque Jill McBain arrive à Sweetwater pour retrouver les siens, c'est un spectacle de mort qui se dessine sous ses yeux. L'attaque menée par Franck a bien sûr été commanditée, et ce dernier tente de faire porter le chapeau à une autre bande, celle de Cheyenne. Les cartes sont alors distribuées. Cheyenne, l'Harmonica, Franck, Jill. Ils se croiseront tous à un moment donné, chacun avec ses motivations et ses enjeux propres, complétant les coins d'un même puzzle.
La bande originale signée Morricone est grisante. Les musiques épousent chaque personnages, reconnaissables à leur mélodie. Claudia Cardinale hypnotise l'écran de ses yeux ambrés et Jason Robards, sous les traits de Cheyenne, porte le masque d'un vieux renard aussi rusé qu'habile au revolver. Henry Fonda apparaît de manière surprenante en "bad guy", dénommé Franck, le mercenaire qui en impose. Enfin Charles Bronson complète la galerie en nous offrant le mystérieux Harmonica, insondable figure de l'histoire. Bref au delà de la BO et des superbes acteurs, l'essence du film se situe entre tradition et progrès, ce qu'illustre l'arrivée du chemin de fer dans les landes américaines. Avec le progrès la civilisation gagne les terres, une époque va en remplacer une autre. Le Far West va disparaître, et alors que le monde s'efface sur un air d'harmonica, un autre se prolonge au rythme effréné d'une locomotive. Des enjeux qui tiennent en haleine, et relatés par Franck jusque dans ses dernières tirades, le tout savamment relevé de scènes d'action extrêmement réussies. Avec cette perfection formelle et cette écriture aux petits oignons, Il était une fois dans l'Ouest demeure un petit bijou du cinéma.
(Avril 2016)