Journal de bord Littérature - 2023

Annotation :

Janvier / Lu.

Le vol de la bécasse Ernest Pontifex. Il n'y a pas de fumée sans feu, et c'est en retraçant la généalogie de ce volatile débile que le lecteur peut entrevoir le pourquoi de la mièvre destinée d'un enfant cabossé par le puritanisme. Le narrateur, ange-gardien quelque peu indifférent, observe avec un certain amusement les déboires de son supposé protégé. Distance ironique et plutôt cruel d'un flegmatisme tout albionais.

Un peu verbeux par moment il faut bien le dire, mais la fresque des mœurs est bien là, et pauvre petit Ernest ne peut qu'attirer notre sympathie.

Annotation :

Janvier - février / Lu.

Une succession d'images, d'évocations plutôt, peut-être de photographies, du spectre noir de l'histoire abattu sur les plaines de France. Récit d'un écrivain en gestation, invoquant ses ancêtres en chassé-croisé, dans l'espoir de conjurer, de ramener, de ranimer une mémoire sensorielle qu'il a reçu en héritage.

Annotation :

Janvier / Lu.

Depuis maintenant des années, l'ombre épaisse de Thomas l'obscur m'empêchait de replonger chez le grand Solitaire, par peur sans doute d'être déçu. Mais bon, la vie est trop courte pour s'embarrasser de ce genre d'atermoiements trop longtemps tout ça tout ça.

L'ombre d'ailleurs, motif qui sillonne L'arrêt de mort : ombre d'une menace, pénombre d'une chambre, ombre de la mort, de la maladie. On en sait pas bien d'où vient le malaise, et là où Thomas s'engouffrai dans une sorte de virtualité vertigineuse, angoisse abstraite et totalement intérieure, le narrateur ici reste bien arrimé à la réalité : c'est un témoin d'évènements, mais qui ne peut parler, empêché par le secret et le mystère de la vie-mort.

Annotation :

Janvier / Lu

Mariana Enriquez s'impose au fil de ses publications comme une autrice incontournable. Son monde est peuplé de détraquages et détraqués, gens cabossés et bizarreries glauques, enfants disparus ou ados au bord des nerfs.

La frontière du fantastique semble plus proche cette fois-ci que dans son autre recueil de nouvelles, Ce que nous avons perdu dans le feu. Plus proche mais encore au service de l'explorations de maux bien réels, cette violence sécrétée par tous les pores de la civilisation.

Annotation :

Janvier - février / Lu.

Au départ très enthousiasmé à l'idée de retrouver Louis-René après une longue absence, Ostinato est un livre-en-cours, collage-épars de bribes-parcellaires, livre aveu d'une défaite contre le silence. Par leur nature même ses fragments ne s'organisent pas ; ils s'égrainent. Et c'est peut-être ce qui, à la longue, a fini par avoir raison de moi. Tantôt saisi par la beauté de cette langue en pleine recherche, tantôt abandonné par elle.

---

"A relire la plupart des de ces notations éparses, il a perdu la raison que peut-être il n'eut jamais de les mettre noir sur blanc. Qu'il les y ait mises toutefois et maintenues laisse conjecturer qu'elle répondirent en leur temps à quelque nécessité réelle, pour obscur qu'elle lui paraisse aujourd'hui, ne plus comprendre ce qu'on a voulu dire pouvant être le signe qu'on a dit l'essentiel, comme aussi bien la preuve d'une inaptitude à le formuler en termes intelligibles."

Annotation :

Janvier - février / Lu.

Travail remarquable et captivant. 500 ans de généalogique et génétique du fait complotiste. Des origines du sabbat à QAnon, à travers pays et continent, des liens logiques se dessinent dans la protéïformité du fantasme conspirationniste.

C'est d'autant plus intéressant que ce livre-bible mêle adroitement les catégories historiques, politiques, ou sociologiques pour analyser cette hydre civilisationnelle ; SRA, Paul-Is-Dead, Dutroux, Manson, procès de Salem, Pizzagate... La myriade d'évènements convoqués finit par former une gigantesque carte qui permet, malgré son étendue, d'y voir plus clair.

Annotation :

Février / Lu.

Honnête démarche que celle de Bayard, avouer publiquement ne pas avoir lu bon nombre des "classiques" et des livres de ses collègues chercheurs. Cet aveu a le mérite de poser plusieurs questions intéressantes, sur ce que c'est que de lire, pour au final définir la culture en négatif et comme un ensemble réseautique de livres oubliés, inconnus ou évoqués.

L'idée n'est pas nouvelle, et comme souvent, on reste sur sa faim.

Annotation :

Février / Lu.

Livre bouleversant mais en retenu et sous un voile, celui de la démence qui petit à petit plonge la mère du narrateur dans un brouillard ; récit tout en point d'interrogations sans réponse (que pense grand-mère, que ressent-elle) et en oscillation (entre la frustration de l'incompréhension et l'apitoiement attendri pour celle qui perd la boule).

La vie sensible de grand-mère se renferme dans l'immédiateté, où son esprit fatigué de vivre tente de faire sens de ce qu'il voit, écrivant ainsi un "drame dont elle est l'auteur". Par une sensibilité accrue aux détails, par l'association trop libre des signes, elle reconstruit son monde secret et malheureusement inaccessible.

Annotation :

Février / Lu.

Le livre aurait pu tout aussi bien s'appeler l'Idiot, tant ce personnage est bêta, balloté par les mouvements d'intrigues de sa propre famille qui l'utilise comme pigeon voyageur, ou comme allié de circonstance à qui ont peut tout faire croire. Réfugié dans sa tête, il divague sur son absurde idée sensé guidé sa vie, mais qui n'est qu'en fait qu'un bête fantasme vite abandonné quand certains démons (le jeu, les intrigues de famille) toquent à sa porte.

Ce monologue interne ahuri se double d'une intrigue biscornue et embrouillé, où les parts d'ombres sont plus nombreuses que les informations sûres. Assez loin d'être mon préféré, la structure du texte a une certaine pesanteur (de l'aveu même de Markowicz) parfois peu engageante.

Annotation :

Février / Lu.

Désarmant moment de grâce délicate. Impression été brulant, où les jeux de lumières à travers les feuilles colorent les âmes tourmentées d'une aristocratie sur le déclin.

Annotation :

Février - avril / Lu.

Morizot marche un peu sur des œufs (et il y parvient avec brio) : comment réconcilier diplomatiquement l'humain et le vivant, sans tomber dans un naturalisme naïf, ou un "retour à la nature" tout aussi fallacieux qu'illusoire. Tout en reconnaissant que les sciences de la nature sont des machines à détruire les prodiges, on peut également les concevoir comme des grimoires de diplomatie interespèces, une tentative de comprendre et rendre possible notre cohabitation avec d'autres vivants (du loup au champignon), dans un échange basé sur autre chose que l'exploitation et la destruction.

Toutes les pages sur le loup, l'équilibre complexe et ambigüe entre les vivants mis en jeu (loup brebis chien bergers et scientifiques), ou bien celle sur l'éponge et le sel sont particulièrement émouvantes.

Annotation :

Février / Lu.

C'est le Paris des Egyptiens et des Romas qui est ici convoqué ; puissances occultes, secrètes, antédiluviennes et isiaques qui prennent d'assaut les esprits maladifs des poètes maudits de la capitale, ou guidant ésotériquement les révoltes, révolutions et autres communes.

Une crise de folie de Nerval et c'est à cause du diable vauvert émanant de la rue d'Enfer.
Un épisode de spleen baudelairien et c'est parce que Saint-Denis promène sa tête sur l'ile Saint-Louis.
Une inspiration bretonnienne et c'est le château de Hautefeuille et ses habitants fous qui provoquent des champs magnétiques.

Annotation :

Février - mars / Lu.

D'une force poétique ébouriffante, tout en étant un "roman" quelque peu difficile. Internet et la mort rôdante, nettoyage et traumatismes.

Annotation :

Mars / Lu.

Tout simplement adoré cette escapade scandaleusement érotique, cette double découverte du corps de l'un l'autre qui entrecroise une naissance de conscience de classe, où l'esprit et l'argent s'opposent au corps et au don.

Roman "féministe" un peu en avance, qui pourtant ne s'empêche pas régulièrement de tomber dans la misogynie crasse, c'est un peu le paradoxe.

Annotation :

Mars - avril / Lu.

M & D sont sur un bateau, coincé dans la dualité d'un monde en scission. L'épopée vers l'Ouest précédée de celle vers le Sud, de l'Ancien vers le Nouveau Monde, où les enjeux de la Raison sont viciés par des jeux de pouvoirs invisibles et insaisissables, et où une décision topographique entraîne(ra) la guerre. Tracer des lignes imaginaires à travers des contrées mythifiées, tel est le projet insensé que la rationalité dix-huitièmiste se fixe.

Dans un mouvement de pendule, Pynchon agit en même temps comme astronome et astrologue, comme scientifique et ésotériste : que les Golem de glaise côtoient des parallaxe et des longitudes, que le canard mécanique de Vaucanson prenne vie et cherche l'amour, ce qui compte c'est que le monde regagne un peu de chaleur face à la froideur d'un astrolabe ou d'une coordonnée cartographique.

Annotation :

Mars / Lu.

Blessure béante littéralement par balle.

---

"J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie. "

Annotation :

Mars / Lu.

Calme après la tempête.

---

"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.
Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.
Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.
Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant."

Annotation :

Mars / Lu.

Prélude à la fin d’un temps, ou comment la brutalité d’un homme d’une époque lointaine fait face à la brutalité de l’Histoire et du Progrès. En l’espace de quelques pages surgit un nouveau monde, qui balaye et rase l’Ordre Ancien qui a régit des terres et des peuples pendant des siècles. Mais ne s’agit pas de naïvement idéaliser un passé fantasmé, car l’œil d’Achebe se comporte comme un réaliste qui perçoit nettement les horreurs des hommes des lieux, il est simplement question de constater, avec froideur, la destruction d’une société dans tout ce qu’elle a de plus sacré, jusqu’à sa disparition totale.

Annotation :

Avril / Lu.

Relecture de la Bible hébraïque pour en dégager un sens libératoire plutôt que de soumission. L'histoire critique est passionnante : comment s'est opéré le glissement de sens des textes mésopotamiens quand ils sont réécrit par les scribes hébraïques, pour passer d'un texte d'asservissement à un pouvoir impérial (et donc géographique) vers une allégeance à un pouvoir divin (et donc universel et déterritorialisé).

Mais Segré va beaucoup plus loin puisqu'il dégage de cette lecture un principe de destitution du pouvoir des hommes sur les hommes, menant à ce qu'il appelle donc une souveraineté adamique.

---

Sur le supposé hasard interprétatif de la guematria cabalistique : "Est-ce la venue au jour d'un sens caché, ou le hasard transformé en nécessité? Et après tout, qu'est-ce que le hasard transformé en nécessité sinon ce dont procède l'affirmation "Je suis" ".

Annotation :

Avril / Lu.

Le vieux Melville à l'aube du grand saut se fendit donc d'un dernier chef-d'œuvre.

L'agneau Billy Budd, garçon radieux et cœur trop pur, pendu haut et court pour s'être laissé surprendre par la félonie faite homme. La thèse de Melville est sans ambiguïté : innocent dans l'absolu et coupable dans les faits ; c'est la guerre somme toute, le Droit est le Droit. Il n'y a pas de critique, pas de mise en question ou de morale, c'est l'implacable dureté de la loi de Mars qui régit les marins, point.

Soufflée à demi mot, l'étreinte pré-sacrificielle entre Billy et le capitaine Vere, à l'abri de tout regard, a tout d'un aveux inverti : mi-sacré mi-charnel, c'est un moment d'une grâce indescriptible, et qui cristallise l'idée pure du récit : l'innocence faite corps condamnée par la loi des hommes mais pleurée par les mêmes hommes.

Annotation :

Avril / Lu.

Après tout pourquoi pas ce parallèle, entre périodes de décadence et chute, étrangement liés par ce sermon de Saint-Augustin signalant un éternel retour : la Corse ou Carthage, un bar en perdition ou la nef d'un cathédrale assiégée.

Annotation :

Avril / Lu.

Disons le tout de suite, c'est le moins bon de Richaud des 4 que j'ai lu (et il est tout de même très bon).

Forcément le poids du tabou a perdu de sa puissance en presque un siècle, mais on ne doute pas du scandale qu'à pu provoquer cette nouvelle tristement implacable. Le livre relate un heurt, une collision entre le désir, intense mais innocent, et le jugement alourdit par la terrible Histoire en cours.

Annotation :

Avril / Lu.

Soseki aura pour son dernier roman pousser sa conception du narratif au bout, là où l'anecdote prend des proportions inimaginable pour devenir drame : étirée par tout son long, pour que chaque repli psychologique des personnages ai son quart d'heure d'étude. Un mouvement de tête presque imperceptible, une inflexion légèrement plus haute que d'ordinaire ou un objet négligemment posé ici plutôt que là, et c'est un monde de significations qui en découlent.

Annotation :

Avril / Lu.

Le corps sans métaphore, dans toute sa texture et ses replis. Le vocabulaire médical, sec tranchant et froid, se fond dans la chaleur de la passion lesbienne exprimée ici ; il ne peut y avoir d'autre point de départ d'une nouvelle conception de l'écriture qu'un matériau paradoxalement inerte comme les termes anatomiques.

Wittig laisse derrière elle toute la tradition (le Canon mais aussi la sienne propre), pour "lesbianiser" son sujet, soit créer une forme inédite non assujetti au regard masculin et à l'hétérosexualité.

Annotation :

Avril / Lu.

C'est très plaisant cette confrontation, ces visions de la justice et la loyauté qui s'affrontent sur fond d'une intrigue dont le dispositif est passionnant. Dommage qu'il y ai un certain déséquilibre entre les parties dialogués et les lettres qui tombent quelque peu dans la mièvrerie.

Annotation :

Avril / interrompu.

Pas réussi à m'accrocher à cette laideur. Un autre jour surement.

Annotation :

Avril / Lu.

Tout ceci est bien désincarné. Certes la matrice catégorielle servant d'analyse de la Recherche (ordre/durée/fréquence, mode et voix) a un certain intérêt pour conceptualiser toute la complexité géniale de Proust, mais qu'en retirer d'autre qu'une accumulation de formes qui ne disent pas grand chose, sinon que justement elles sont complexes?

Annotation :

Avril - mai / Lu.

La carte comme meilleur allié du pouvoir : rendre lisible ce qui ne l'est pas, par une simplification grossière de la complexité du réel, pour pouvoir mieux taxer, enrôler, contrôler, rentabiliser (processus applicable aux villes, aux forêts, aux patronymes, aux projets agricoles etc.).

Je crois que s'il faut retenir une leçon tactique de tout ça (et Scott en bon scientifique ne s'y aventure pas), c'est qu'il faut donc être illisible.

Annotation :

Mai / Lu.

Ca fuse et ça grince, réussissant l'exploit d'être à la fois un roman d'action et d'observation : Darien semble avoir trouvé l'élixir de la littérature XIXème, à sa toute fin. Décrépitude des bourgeois exploiteurs, quoi de mieux qu'un voleur pour incarner une révolte morale et de faits, tout à la fois distante mais se concrétisant réellement. Désabusé notre Randal, mais pas fâché contre le monde pour autant.

Annotation :

Mai / Lu.

C'est peut-être un peu dur comme jugement (parce que le livre est très bien, drôle et grinçant), mais dans le post-modernisme américain, Rhinehart est en seconde division ; ce qui par ailleurs s'explique aisément quand il y a en face Foster-Wallace ou Pynchon mais bref.

Un truc intéressant dans le dispositif des dés, qui sont sensé guider par pur hasard les actions des personnages, c'est qu'il n'est jamais vraiment question des choix proposés aux dés : c'est un hasard de surface parce que la manipulation s'opère dans les poids accordés aux propositions soumises au lancé. C'est finalement là qu'apparait la vacuité de la méthode, jamais véritablement hasardeuse, encore prisonnière du Moi.