L'art de l'aphorisme

Annotation :

"Le Gai Savoir" commence par des poèmes, puis se poursuit en cinq parties, chacune composée d'aphorismes titrés, plus ou moins longs, allant donc de la maxime à la réflexion. L'objet de Nietzsche est ici ce qu'Adorno appellera plus tard la "critique de la culture".

108. Après que Bouddha fut mort, on montra encore son ombre durant des siècles dans une caverne, -une ombre formidable et terrifiante. Dieu est mort : mais l'espèce humaine est ainsi faite qu'il y aura peut-être encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. -Et nous -il nous faudra aussi vaincre son ombre !

130. La décision chrétienne de trouver le monde laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais.

258. Nul vainqueur ne croit au hasard.

269. A quoi crois-tu ? A ceci : que le poids de toutes choses doit être déterminé de nouveau.

Annotation :

Dans la période difficile de l'exil, durant la Seconde guerre mondiale et alors qu'arrivent les premières informations sur les camps d'extermination nazie, Adorno entame une nouvelle "critique de la culture". Il se revendique lui-même de la méthode nietzschéenne, bien qu'ayant des objets d'étude, des pensées et des manières de s'exprimer très différentes du philosophe à la moustache. Les aphorismes sont titrés, et pour la plupart de l'ordre de la réflexion, de deux ou trois pages, parfois plus, dans l'édition Payot. Je mets ici quelques-uns des "Fruits nains" (§29), qu'on trouve dans la première partie, et des "Monogrammes" (§122), dans la troisième, et qui sont eux de véritables maximes.

"De la psychanalyse, rien n'est vrai que ses exagérations."

"Chez beaucoup de gens, c'est déjà une audace insolente de dire je."

"La paille que tu as dans l'oeil est le meilleur des verres grossissants."

"Le tout est le non-vrai."

"Dire 'nous' en pensant 'je' est une des insultes les plus raffinées."

"L'amour est l'aptitude à déceler le semblable dans le dissemblable."

"Ne sont vraies que les pensées qui ne se comprennent pas elles-mêmes."

Annotation :

Les aphorismes se trouvent essentiellement dans la première partie.

« Que peut l’art, puisque le type d’homme qu’il n’a jamais cessé de représenter (l’homme tragique) n’existe plus ? Le héros tragique est un homme qui se crée lui-même et qui échoue. Or, de nos jours, l’homme ne fait que s’adapter. » (1963, p.11)

« La vie de l’individu n’est que le symbole d’une vie comparable à la sienne, prédéterminée, où il n’a plus qu’à occuper la place qui lui a été assignée. Ainsi, personne ne vit sa propre réalité, mais seulement la fonction sans faire l’expérience existentielle de sa vie, c’est-à-dire sans vivre son propre destin, qui pourrait être l’objet d’un travail –sur soi-même » (1963, p.12)

« Comment faire, si [le héros littéraire] n’est rien d’autre que sa situation, une situation dans « le donné » ? – Il reste possible de sauver quelque chose, une petite incongruité, une sorte de comique et de faiblesse ultime qui indiquerait une volonté de vivre et qui inspire toujours la sympathie. » (1966, p.22)

« Comment représenter quelque chose sous l’angle de la totalité, mais sans épouser le point de vue du totalitarisme ? » (1966, p.22).

« Ne communiquer que le communicable, espérer que, par son caractère achevé et peu disert, l’œuvre constituée du seul communicable saura en dire plus sur l’incommunicable que si j’essayais de le saisir directement. » (1968, p.25).

Le monde moderne est « un monde où n’existent ni foi ni négation, et où le fait se manifeste dans sa singularité propre, dans son essence unique, sans aucun système de valeurs contraignant, dans le conflit particulier de la contingence du développement individuel et le conflit général du système des développements » (1968, p.25).

« L’expérience de l’Etat totalitaire est devenue plus importante que tout ; parce que ce vécu a complètement détruit non seulement le mythe mais aussi, à peu de choses près, la notion même de personnalité. » (1968, p.26).

« La structure [romanesque] nivelle chacun des thèmes, elle efface toute profondeur apparente de l’individu, de ‘développements’ et variations des thèmes étant au service exclusif du principe directeur de la composition : l’absence de destin. » (1969, p.27)

Annotation :

Les "Pensées" sont tantôt vues sous le prisme de "L'Apologie de la religion chrétienne", que Pascal eut un moment comme projet, tantôt comme de simples notes éparses, valant pour elles-mêmes. On va donc du simple fragment, à la maxime et à la réflexion.

"Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point."

"Peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas."

"Personne ne parler en notre présence comme il parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie."

"Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler."

"Voulez-vous qu’on croie du bien de vous ? N’en dîtes point !"

"Les hommes, n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser."

"Peu de gens parlent du doute en doutant."

"On aime mieux la chasse que la prise."

"Le vrai se conclut souvent du faux."

"La vraie morale se moque de la morale."

Annotation :

Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés.
19. Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.
29. Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités.
31. Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.
34. Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.
57. Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard.
62. La sincérité est une ouverture de cœur. On la trouve en fort peu de gens, et celle que l’on voit d’ordinaire n’est qu’une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres.
70. Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.
72. Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié.
76. Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
102. L’esprit est toujours la dupe du cœur.
113. Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux.
119. Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.
147. Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est utile à la louange qui les trahit.
187. Le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que les vices.
199. Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.